La maison biscornue d’ Agatha Christie

10

Je me réveillai si doucement que je ne me rendis pas compte tout de suite que je m’étais assoupi. Dans une demi-conscience, je discernai vaguement, un peu au-dessus de moi, une tache blanche qui semblait flotter dans l’espace. Il me fallut quelques secondes pour recouvrer toutes mes facultés et comprendre que cette tache blanche était bel et bien un visage, tout rond, celui d’une petite fille maigrichonne, dont je remarquai surtout qu’elle avait de beaux cheveux châtains, coiffés en arrière, et des yeux très noirs et globuleux, qui semblaient vouloir sortir de l’orbite. L’enfant me regardait fixement.

— Bonjour ! dit-elle.

Clignant des yeux, je marmonnai un « bonjour » à peine articulé. Elle reprit :

— Je m’appelle Joséphine.

Je l’avais deviné. Joséphine, la sœur de Sophia, était une enfant qui, autant que j’en pouvais juger, devait avoir onze ou douze ans. D’une laideur extraordinaire, elle ressemblait de façon étonnante à son grand-père. Il me paraissait également très possible qu’elle eût hérité son intelligence.

— Vous êtes, me dit-elle, l’amoureux de Sophia.

Je me gardai de protester.

— Mais c’est avec l’inspecteur Taverner que vous êtes arrivé ici. Pourquoi ?

— C’est un de mes amis.

— Vraiment ?… Eh bien ! il ne me plaît pas et je ne lui dirai rien.

— Qu’est-ce que vous auriez à lui dire ?

— Des choses ! Parce que j’en sais des tas ! Savoir tout, moi, j’aime ça !

Elle s’assit sur le bras du fauteuil. Elle continuait à me dévisager et l’insistance de son regard commençait à me gêner.

— Grand-père a été assassiné. Vous le saviez ?

— Oui.

— On l’a empoisonné avec de l’ésérine.

Elle avait prononcé le mot en détachant les syllabes avec soin. Elle ajouta :

— C’est intéressant, hein ?

— C’est mon avis.

— Eustace et moi, ça nous passionne ! Nous aimons les histoires de police et j’ai toujours eu envie de devenir détective. Maintenant, je le suis. Je cherche des indices…

L’enfant, décidément, n’avait rien de sympathique.

Elle poursuivit :

— L’homme qui est venu avec l’inspecteur Taverner, j’imagine que c’est un policier, lui aussi ? Dans les romans, on prétend qu’on peut toujours reconnaître les policiers en civil à leurs gros souliers. Mais celui-là a de belles chaussures en daim.

— Tout change, Joséphine !

Elle prit un air grave.

— Du changement, c’est ici qu’il va y en avoir ! Il est probable que nous irons vivre à Londres. Il y a longtemps que maman en a envie et ça lui fera bien plaisir. Papa, je crois que ça lui sera égal, à condition qu’il puisse emporter ses livres. Avant, on n’aurait pas pu aller s’installer à Londres. Papa avait perdu trop d’argent avec Jézabel.

— Jézabel ?

— Oui. Vous ne l’avez pas vue ?

— C’est une pièce ?… Non, je ne l’ai pas vue. Je n’étais pas en Angleterre…

— On ne l’a pas jouée longtemps. On peut même dire que ça a été un four. À mon avis, maman n’est pas faite pour le rôle de Jézabel. Qu’en pensez-vous ?

Je pensai à Magda. Je l’avais vue en négligé et en tailleur. Pas plus dans l’un que dans l’autre, elle ne m’avait fait songer à Jézabel. Mais il pouvait y avoir d’autres Magda que je ne connaissais pas. Prudent, je répondis que je n’avais pas d’opinion là-dessus. Elle reprit :

— Grand-père avait toujours dit que la pièce ne ferait pas un sou et que, pour lui, il ne mettrait jamais d’argent dans un drame religieux, personne n’ayant plus envie de voir ces machines-là. Seulement, maman était très emballée. Moi, la pièce ne me plaisait pas beaucoup. Elle ne ressemblait pas du tout au récit de la Bible. Jézabel n’était plus une méchante femme, mais quelqu’un de très bien, une grande patriote, de sorte que l’histoire ne présentait plus aucun intérêt. La fin, pourtant, n’était pas mal : on jetait Jézabel par la fenêtre. L’ennui, c’est qu’il n’y avait pas de chiens pour la dévorer ! C’était dommage, vous ne trouvez pas ? Maman prétend qu’on ne pouvait pas faire venir des chiens sur la scène, mais je ne vois vraiment pas pourquoi. Il n’y avait qu’à prendre des chiens savants.

Changeant de ton pour citer la Bible, elle ajouta :

— « Et ils la dévorèrent entièrement, ne laissant que la paume des mains. » Je me demande bien pourquoi ils n’ont pas mangé aussi la paume des mains !

— J’avoue que je ne saurais vous le dire.

— C’étaient des chiens qui avaient des drôles de goûts, probablement. Les nôtres ne sont pas comme ça. Ils mangent n’importe quoi !

Un instant, elle réfléchit sur ce mystère biblique. Je relançai la conversation.

— Je regrette que la pièce ait été un four.

— Maman a été terriblement déçue. La presse a été épouvantable. Quand maman lisait les critiques, elle fondait en larmes ou se mettait en colère. Un jour, elle a jeté le plateau de son petit déjeuner à la figure de Gladys et Gladys lui a donné ses huit jours. J’ai trouvé ça rigolo.

— Je vois, Joséphine, que vous aimez les situations dramatiques ?

— Vous savez qu’on a fait l’autopsie de grand-père, pour trouver de quoi il est mort ?

— Je sais. Sa disparition vous a fait du chagrin ?

— Pas tellement. Je ne l’aimais pas beaucoup. C’est, lui qui m’a empêchée de suivre des cours pour devenir ballerine.

— Vous vouliez danser ?

— Oui. Maman était d’accord. Papa aussi. Mais grand-père a dit que je ne ferais rien de bon…

Elle haussa les épaules, puis, changeant de sujet, me demanda comment je trouvais la maison.

— Elle vous plaît ?

— Je n’en suis pas tellement sûr, dis-je.

— Il est probable qu’elle sera vendue, à moins que Brenda ne continue à l’habiter. Il est bien possible aussi que l’oncle Roger et la tante Clemency ne s’en aillent plus, maintenant.

— Ils devaient s’en aller ?

— Oui. Ils partaient mardi. Ils allaient quelque part sur le continent. Ils devaient voyager en avion. La tante Clemency avait même acheté une de ces jolies petites valises spéciales qui pèsent trois fois rien…

— Je n’avais pas entendu parler de ce voyage.

— Personne n’était au courant. C’était un secret qui ne devait être révélé qu’après leur départ. Ils devaient laisser un mot pour prévenir grand-père.

— Mais pourquoi s’en allaient-ils ? Vous le savez ?

Elle me regarda d’un air malicieux.

— J’ai idée que je le sais. Je n’en suis pas sûre, évidemment, mais l’oncle Roger aurait commis des détournements que ça ne m’étonnerait pas.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

Elle se rapprocha de moi et baissa la voix.

— Le jour de la mort de grand-père, l’oncle Roger est resté enfermé avec lui dans sa chambre pendant un temps interminable. Ils ont causé, causé, causé… L’oncle Roger s’accusait de n’être qu’un pauvre type, disant qu’il n’avait rien fait de propre et qu’il était indigne de la confiance de grand-père.

Je regardai Joséphine avec un peu d’inquiétude.

— On ne vous a jamais dit, Joséphine, qu’il était très vilain d’écouter aux portes ?

Elle sourit.

— Bien sûr que si ! Seulement, si vous voulez apprendre des choses, il faut écouter aux portes. Demandez à l’inspecteur Taverner ! Vous croyez qu’il se gêne ?

Je n’eus pas le temps de répondre. Elle poursuivait :

— D’ailleurs, s’il n’écoute pas aux portes, lui, l’autre, celui aux souliers de daim, ne s’en prive pas ! Et, tous les deux, ils fouinent partout ! Ils ouvrent les secrétaires des gens, ils lisent les lettres, ils découvrent les secrets de tout le monde. Seulement, ils ne sont pas malins et, surtout, ils ne savent pas où chercher !… Eustace et moi, nous savons des tas de choses. J’en sais plus que lui, mais je ne les lui dirai pas. Il prétend que les femmes ne peuvent pas être de grands détectives. Moi, je suis sûre du contraire. Tout ce que je sais, je l’écrirai dans un cahier et, quand la police se reconnaîtra battue, je me présenterai avec mes notes et je dirai : « Moi, le coupable, je sais qui c’est ! »

— Vous lisez beaucoup de romans policiers, Joséphine ?

— Des masses !

— Et j’imagine que vous croyez savoir qui a tué votre grand-père ?

— J’ai une idée là-dessus, mais il me manque encore des preuves.

Après un court silence, elle reprit :

— L’inspecteur Taverner croit bien que c’est Brenda qui l’a empoisonné, n’est-ce pas ? Peut-être avec Laurence, étant donné qu’ils sont amoureux l’un de l’autre…

— Vous ne devriez pas dire des choses comme ça, Joséphine !

— Pourquoi ? Ce n’est pas vrai ?

— Vous ne pouvez pas le savoir.

— Allons donc ! Ils s’écrivent des lettres… Des lettres d’amour !

— Comment le savez-vous ?

— Je le sais, parce que je les ai lues. Des lettres très sentimentales. D’ailleurs, avec Laurence, ça se comprend : il est terriblement sentimental. Tellement qu’il a eu peur d’aller à la guerre. Ici, quand les V-2 passaient au-dessus de la maison, il devenait vert, vraiment vert… Ça nous faisait bien rire, Eustace et moi !

Ce que j’aurais dit ensuite, je ne le sais pas trop. Le bruit d’une voiture qui s’arrêtait dans l’allée mit fin à notre conversation. Joséphine avait couru à la fenêtre.

— Qui est-ce ? demandai-je.

— Mr Gaitskill, l’avoué de grand-père. Je suppose qu’il vient pour le testament.

Très surexcitée, Joséphine quitta le salon, vraisemblablement pour poursuivre son enquête.

Magda Leonidès, presque aussitôt, arrivait dans la pièce. À ma grande surprise, elle vint directement à moi et prit mes mains dans les siennes.

— Dieu merci ! s’écria-t-elle, vous êtes encore là ! On a tant besoin d’un homme, dans cette maison !

Elle me lâcha les mains, s’assit, considéra un moment son image dans une glace, puis resta là, pensive, ses doigts jouant sur la table avec un petit coffret en émail de Battersea, dont elle ouvrait et refermait le couvercle. Son attitude, très étudiée, ne manquait pas de grâce.

Sophia passa la tête dans la porte entrebâillée et, dans un murmure, annonça l’imminente arrivée de Gaitskill.

— Je sais, dit Magda.

Peu après, Sophia entrait, accompagnée d’un petit homme d’un certain âge déjà. Magda se leva pour aller à sa rencontre.

— Bonjour, madame ! lui dit-il. Je monte au premier étage. Je crois qu’il y a un malentendu au sujet du testament. D’après la lettre qu’il m’a écrite, votre mari semble penser que ce document est entre mes mains. J’ai l’impression, moi, d’après ce que m’a dit Mr Leonidès lui-même, qu’il est dans son coffre. Vous ne savez pas ce qu’il en est ?

Magda ouvrait de grands yeux étonnés.

— Moi ? Certainement pas. N’allez pas me dire que cette vilaine femme l’a détruit !

L’avoué agita, à hauteur de son visage, un index grondeur.

— Voyons, madame, voyons ! Pourquoi lancer au hasard des accusations ? Il s’agit seulement de savoir où votre beau-père conservait son testament.

— Mais il vous l’a envoyé, après l’avoir signé ! J’en suis sûre. Il nous l’a dit.

Gaitskill ne prit même pas la peine de démentir.

— La police, dit-il, a examiné les papiers personnels de Mr Leonidès. Je vais dire un mot à l’inspecteur…

Il sortit sans rien ajouter.

— Elle l’a détruit ! s’écria Magda. Pour moi, ça ne fait pas le moindre doute !

Sophia protesta.

— Mais non, maman ! Elle n’aurait pas fait une telle bêtise !

— Une bêtise ? Tu ne te rends donc pas compte que, s’il n’y a pas de testament, elle hérite tout !

— Attention ! Voici Gaitskill !

L’avoué revenait, escorté de l’inspecteur Taverner. Philip entra derrière eux.

— D’après ce que m’a déclaré Mr Leonidès, disait Gaitskill, il avait déposé son testament à la banque.

Taverner secoua la tête.

— J’ai téléphoné à la banque. Elle a en dépôt des valeurs que M. Leonidès lui avait confiées, mais elle ne détient aucun de ses papiers personnels.

Philip intervint.

— Peut-être Roger ou la tante Edith… Veux-tu les prier de venir, Sophia ?

Roger, consulté, n’apporta au débat aucun élément nouveau. Il était sûr que son père, le lendemain même du jour où il l’avait signé, avait par la poste expédié son testament à Gaitskill.

— Si ma mémoire ne me trompe pas, dit l’avoué, c’est le 24 novembre de l’année dernière que j’ai fait tenir à M. Leonidès un projet, rédigé sur ses instructions. Il l’approuva, m’en fit retour et, un peu plus tard, je lui remis un testament qu’il n’avait plus qu’à signer. Au bout d’une huitaine de jours je me risquai à lui rappeler que je n’avais pas reçu son testament, me hasardant même à lui demander s’il projetait d’apporter au document certaines modifications. Il me répondit que tout était très bien comme ça et que son testament, dûment signé, était maintenant à sa banque.

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