La maison biscornue d’ Agatha Christie

C’était bien le mobile que nous cherchions.

Le paternel consulta sa montre.

— Je lui ai demandé de venir, dit-il. Il arrivera d’une minute à l’autre.

— Roger ?

— Oui.

La chose me chiffonna un peu. Je songeai à l’araignée de la fable, invitant la mouche à entrer dans son antichambre. Tout était prêt. Le sténographe affûtait ses crayons. Un trembleur vibra et, quelques instants plus tard, Roger pénétrait dans la pièce.

Il se heurta à la chaise et, de nouveau, sa gaucherie me frappa. Je ne pouvais le voir sans songer à un bon gros chien, cordial et maladroit. Impossible, vraiment, que cet homme-là eût transvasé de l’ésérine dans une fiole d’insuline. Il aurait cassé les verres en les manipulant.

Il parlait, très volubile.

— Vous désiriez me voir ? Vous avez trouvé quelque chose ?… Oh ! excusez-moi, Charles, je ne vous avais pas aperçu ! C’est gentil à vous d’être venu. Mais, dites-moi, sir Arthur…

Il avait décidément l’air d’un brave type. Seulement, des quantités d’assassins sont des gens délicieux jusqu’au jour où ils commettent le crime qui stupéfie leurs amis. Je lui souris. Lâchement. Je me faisais l’effet d’être Judas. Après quoi, j’allai m’asseoir dans un coin et j’écoutai.

Très froid, très « service », mon père avait prononcé les phrases rituelles. Roger ayant nettement manifesté qu’il se souciait fort peu des routines policières et ne voyait aucun inconvénient à parler hors de la présence d’un avocat, le « pater » poursuivit :

— Je vous ai prié de venir jusqu’ici, monsieur Leonidès, non pour vous communiquer des informations, mais pour vous inviter à me donner celles que jusqu’à présent vous avez cru devoir garder par devers vous.

Roger semblait abasourdi.

— Mais je vous ai tout dit, absolument tout !

— J’en doute. Vous avez bien eu un entretien avec le défunt dans l’après-midi même où il est mort ?

— C’est exact. J’ai pris le thé avec lui. Je vous l’ai dit.

— Vous me l’avez dit, c’est vrai, mais vous ne nous avez rien dit de la conversation.

— Nous avons… parlé, tout simplement.

— Parlé de quoi ?

— Des petits faits de la journée, de la maison, de Sophia…

— Mais pas de l’Associated Catering.

Je crois que jusqu’alors je m’étais complu à penser que toute cette histoire n’existait que dans l’imagination de Joséphine. Cet espoir, je devais y renoncer : Roger, blême, était l’image même du désarroi. Il se laissa tomber dans un fauteuil et se cacha le visage dans les mains, en murmurant : « Mon Dieu ! » Taverner souriait : le chat guettait la souris.

— Vous admettez, monsieur Leonidès, que vous avez manqué de franchise avec nous ?

— Mais comment savez-vous ? Je pensais que tout le monde l’ignorait et je ne vois pas comment quelqu’un a pu le savoir !

Mon père déclara d’un ton assez solennel que la police connaissait son métier. Il ajouta :

— Je veux croire, monsieur Leonidès, que vous vous rendez compte maintenant que vous auriez intérêt à nous dire la vérité ?

— Évidemment. Je vais vous la dire. Que voulez-vous savoir ?

— Est-il exact que l’Associated Catering se trouve au bord de la faillite ?

— Oui. Le krach ne peut plus être évité. Si seulement mon père avait pu mourir sans savoir ça ! Je me sens si honteux, si déshonoré…

— La déconfiture de l’Associated Catering peut-elle donner lieu à des poursuites ?

Roger redressa le buste.

— Certainement pas ! Nous sombrerons, mais honorablement. Les créanciers recevront vingt shillings pour une livre, si je mets dans la liquidation mes biens personnels, ce que je ferai. Non, ce qui fait ma honte, c’est que je n’ai pas été digne de la confiance dont mon père m’avait honoré. Il m’avait placé à la tête de sa plus belle entreprise, celle qu’il chérissait entre toutes. Il n’est jamais intervenu dans mes opérations, il ne m’a jamais demandé ce que je faisais. Il me faisait confiance, simplement… et je ne le méritais pas !

Mon père répliqua assez sèchement :

— Comment se fait-il, s’il n’y a pas lieu d’envisager des poursuites, que vous ayez songé à fuir à l’étranger, avec votre femme, sans rien dire à personne ?

— Vous savez ça aussi ?

— Mais oui, monsieur Leonidès !

Roger reprit, d’une voix que l’émotion voilait par instants :

— Vous ne comprenez donc pas ? Il m’était impossible d’affronter mon père et de lui dire la vérité. Il aurait cru que je lui demandais de l’argent, que j’attendais de lui qu’il me renflouât ! Il avait pour moi beaucoup… beaucoup d’affection. Il aurait tenu à venir à mon secours… et cela, je ne le voulais pas. Tout aurait recommencé comme auparavant et, une fois encore, j’aurais tout gâché ! Je ne suis pas de taille à mener une affaire comme celle-là ! Je ne suis pas l’homme que mon père était. Je l’ai toujours su. J’ai fait de mon mieux… et j’ai échoué. Les jours que j’ai vécus, vous ne sauriez les imaginer ! J’ai tout fait pour me remettre à flots, dans l’espoir que le pauvre cher homme ne saurait jamais rien : tous mes efforts sont restés vains… et il est venu un moment où j’ai compris que le krach était désormais inévitable. Avec ma femme, qui voyait les choses comme je les voyais moi-même, nous avons longuement examiné la situation pour, finalement, décider de ne rien dire à personne et de nous en aller, cependant que l’orage éclaterait. Je laisserais à mon père une lettre, où je lui expliquerais tout, le suppliant de me pardonner. Il aurait essayé de venir à mon secours – il a toujours été d’une telle bonté pour moi ! – mais il aurait été trop tard… et c’était bien ce que je voulais ! Ne rien lui demander, et surtout ne pas avoir l’air de lui demander quelque chose ! J’aurais recommencé ma vie ailleurs, vivant simplement, humblement. L’existence n’aurait pas été facile et c’était un lourd sacrifice que je demandais à Clemency, mais elle m’avait juré qu’elle l’acceptait de grand cœur. C’est une femme admirable… absolument.

— Je vois. Et pourquoi avez-vous changé d’avis ?

Le ton du « pater » restait glacial.

— Changé d’avis ?

— Oui. Pourquoi, en définitive, êtes-vous allé trouver votre père pour lui demander une aide financière ?

Roger ouvrait de grands yeux.

— Mais je ne lui ai rien demandé de tel !

— Voyons, voyons, monsieur Leonidès !

— Je vous dis la vérité. Je ne suis pas allé le trouver, c’est lui qui m’a fait appeler. Des bruits avaient dû parvenir jusqu’à lui, quelqu’un avait dû le renseigner, bref il était au courant. Il essaya de me faire parler… et, finalement, je m’effondrai. Je lui racontai tout, lui disant que la perte d’argent m’était moins douloureuse que le sentiment de n’avoir pas été digne de lui…

Roger avala sa salive et poursuivit :

— Il ne me fit aucun reproche, le cher homme ! Il ne me dit que des paroles gentilles. Je lui déclarai que je ne souhaitais pas qu’il me vînt en aide, que je préférais m’en tenir à mes résolutions et m’expatrier, comme j’avais décidé de le faire. Il ne voulut rien entendre. Son parti était pris : il remettrait l’Associated Catering sur pied.

Le « pater » répliqua d’une voix tranchante :

— Vous nous demandez de croire que votre père avait l’intention de vous apporter une aide financière ?

— Certainement. Il a d’ailleurs écrit sur-le-champ une lettre à ses banquiers pour leur donner des instructions à cet effet.

Mon père semblait incrédule. Roger rougit.

— Cette lettre, je l’ai toujours. Je devais la mettre à la poste, mais, naturellement, dans le désarroi qui a suivi la mort de mon père, j’ai oublié. Je dois l’avoir dans ma poche…

Il explora son portefeuille et, y découvrant enfin ce qu’il cherchait, tendit au « pater » une enveloppe timbrée adressée – je le lus de loin – à Messrs Greatorex et Hanbury.

— Lisez vous-même, dit-il. Puisque vous ne me croyez pas…

Taverner, qui s’était approché, prit en même temps que mon père connaissance de la lettre, dont le contenu ne devait m’être révélé qu’un peu plus tard. Elle invitait Messrs Greatorex et Hanbury à réaliser certaines valeurs et les priait d’envoyer le lendemain un de leurs collaborateurs auprès de Mr Aristide Leonidès pour recevoir de lui certaines instructions relatives à l’Associated Catering. Roger n’avait pas menti. Son père se disposait à renflouer l’affaire.

— Nous conserverons cette lettre, monsieur Leonidès, dit Taverner. Je vais vous en donner reçu.

Roger se leva.

— Vous n’avez rien d’autre à me demander ? Je vous ai convaincus ?

Taverner lui remit le reçu qu’il venait de rédiger et reprit :

— Cette lettre en poche, vous avez quitté Mr Leonidès. Qu’avez-vous fait ensuite ?

— Je me suis précipité chez moi. Ma femme venait de rentrer. Je l’ai mise au courant des intentions de mon père. Je lui ai dit comme il avait été… admirable ! J’étais fort ému et je savais à peine ce que je faisais.

— Et c’est longtemps après que votre père s’est… senti mal ?

— Une demi-heure, peut-être… ou une heure, je ne saurais préciser. Brenda est arrivée chez nous, tout essoufflée, les yeux hagards. Elle nous dit que mon père était très mal. J’ai couru chez lui, avec elle… Mais je vous ai déjà dit tout cela !

— Au cours de la visite que vous aviez faite auparavant à votre père, étiez-vous entré dans la salle de bains qui communique avec sa chambre ?

— Je ne crois pas… Non, je suis sûr que non. Mais vous ne supposez pas que c’est moi qui…

Le « pater » ne laissa pas le temps à Roger d’exprimer son indignation. Vivement, il se leva, alla à lui et lui prit les deux mains, disant :

— Je vous remercie, monsieur Leonidès. Vous nous avez appris des choses fort intéressantes, que vous avez seulement eu le tort de ne pas nous dire plus tôt.

Roger sorti, je me levai pour aller jeter un coup d’œil sur la lettre, restée sur le bureau de mon père.

— Il se peut que ce soit un faux ! dit Taverner, comme s’il avouait un dernier espoir.

Le paternel admit que c’était possible.

— Mais je ne le crois guère, ajouta-t-il, et je pense que nous devons accepter la situation telle qu’elle est. Le vieux Leonidès se préparait à tirer son fils du pétrin, une chose qui lui était plus facile qu’elle ne le sera à l’intéressé, maintenant que son père est mort. On commence à savoir qu’il n’y a pas de testament, de sorte que l’on ne peut préciser ce que sera la part de Roger. On ne sera fixé que plus tard et, dans l’état actuel des choses, le krach ne peut pas ne pas avoir lieu. Il faut en prendre son parti, Taverner, Leonidès et sa femme n’avaient aucune raison de faire disparaître le bonhomme. Au contraire…

Il s’interrompit, répétant ces deux derniers mots, comme si une idée toute nouvelle venait de se présenter à son esprit. Parlant très lentement, il reprit :

— Si Aristide Leonidès avait vécu encore un peu, ne fût-ce que vingt-quatre heures, Roger aurait été tiré d’affaire. Mais ces vingt-quatre heures il ne les a pas eues. Il est mort dans l’heure, ou à peu près.

— Vous croyez, demanda Taverner, que quelqu’un, dans la maison, souhaitait que Roger fît la culbute ? Quelqu’un qui y aurait trouvé son compte ? Ça me paraît peu vraisemblable.

— Où en sommes-nous avec le testament ? À qui va l’argent du vieux ?

— Vous connaissez les hommes de loi ! répondit Taverner. Impossible de leur extraire un renseignement précis ! Il y a un testament antérieur, qui remonte à l’époque de son mariage avec la seconde Mrs Leonidès. Il lui laisse, à elle, la même somme, miss de Haviland reçoit un peu moins et le reliquat est partagé entre Philip et Roger. Je m’étais dit que, puisque l’autre testament n’était pas signé, l’ancien était valable, mais il paraît que ce n’est pas si simple que ça. Le seul fait qu’un second testament ait été rédigé rendrait le premier caduc, d’autant plus que des témoins attestent qu’il a été signé et qu’il n’y a donc aucun doute sur les intentions du défunt. Mais, finalement, il mourrait intestat que je n’en serais pas surpris. Dans ce cas-là, toute la fortune irait vraisemblablement à la veuve, ou tout au moins l’usufruit.

— Si le testament a disparu, c’est donc Brenda Leonidès, qui plus que quiconque, aurait lieu de s’en féliciter ?

— Sans aucun doute. Pour moi, s’il y a eu un tour de passe-passe, elle est dans le coup ! Mais du diable si je sais comment elle a pu s’y prendre !

Je ne le voyais pas plus que Taverner. Je reconnais que nous nous montrions d’une stupidité incroyable. Seulement, nous ne considérions pas les choses sous l’angle convenable.

12

Après le départ de Taverner, nous restâmes silencieux un instant. Je me décidai enfin à parler.

— Un assassin, papa, à quoi ressemble-t-il ?

Le « pater » leva la tête et me regarda d’un air pensif. Nous nous comprenons si bien qu’il savait parfaitement pourquoi je posais la question. Il y répondit avec le plus grand sérieux.

— Évidemment, dit-il, je me rends compte… Tu ne peux plus regarder les choses en simple spectateur…

J’avais toujours suivi avec intérêt, mais en amateur, les affaires « sensationnelles » dont le C.I.D.[3] s’occupait, mais, ainsi que mon père venait de le faire observer, dans le cas présent, ma position ne pouvait être celle d’un simple curieux.

— Je ne sais, poursuivit-il, si c’est bien à moi qu’il faut demander ça. Les éminents psychiatres qui travaillent avec nous ont sur le sujet des idées très arrêtées. Taverner, lui aussi, pourrait t’en dire long. Mais ce qui t’intéresse, j’imagine, c’est de savoir ce que je pense là-dessus, moi, après avoir fréquenté les criminels pendant des années et des années ?

— Exactement, dis-je.

Traçant de la pointe de l’index un cercle sur son sous-main, le « pater » reprit :

— Des assassins ? J’en ai connu de bien sympathiques…

J’eus un mouvement de surprise, qui le fit sourire. Il poursuivit :

— Mais oui, bien sympathiques !… Des types ordinaires, comme toi et moi, ou comme ce Roger Leonidès qui sort d’ici. Le meurtre, vois-tu, est un crime d’amateur. Je ne parle pas, bien entendu, des gangsters, mais des assassins d’occasion. Ceux-là, on a souvent l’impression que ce sont de très braves gens dont on dirait presque qu’ils n’ont tué que par accident. Ils se trouvaient dans une position difficile, ils désiraient désespérément quelque chose, de l’argent ou une femme, et, pour l’obtenir, ils ont tué. Le frein, qui existe chez la plupart d’entre nous ne fonctionne pas chez eux. L’enfant, de même, passe immédiatement de l’intention à l’action. Furieux contre son petit chat, il lui dit : « Je te tuerai ! », puis il l’assomme à coups de marteau, quitte à pleurer ensuite toutes les larmes de son corps parce qu’il lui est impossible de le ressusciter. La notion du bien et du mal s’acquiert assez rapidement, mais, chez certaines gens, le fait n’empêche rien. À ma connaissance, le meurtrier n’a jamais de remords. Son raisonnement n’est pas le nôtre : il n’a rien fait de mal, il a accompli un geste nécessaire, le seul qui lui permettait de sortir de l’impasse, et c’est la victime qui est responsable de tout.

— Crois-tu, demandai-je, que la haine, la haine seule, puisse être un mobile suffisant ? Est-il possible, par exemple, que le vieux Leonidès ait été tué par quelqu’un qui le haïssait de longtemps ?

— Ça me paraît douteux, répondit le « pater ». La haine, celle à laquelle tu fais allusion, n’est en réalité qu’une antipathie particulièrement accusée. Les meurtriers tuent plus souvent les gens qu’ils aiment que ceux qu’ils détestent, et cela parce que ce sont surtout ceux que nous aimons qui peuvent nous rendre la vie insupportable.

Après un silence, il reprit :

— Tu me diras que tout ça ne nous avance guère, et c’est vrai ! Si je te comprends bien, ce que tu voudrais connaître, c’est le signe qui, dans une maisonnée où tout le monde semble à peu près normal, te permettrait de dire avec certitude : « L’assassin, le voici ! »

— C’est exactement ça !

— Existe-t-il un trait qui se retrouve chez tous les meurtriers, un « dénominateur commun » ? Je me le demande. S’il existe, ce serait, je crois, la vanité.

— La vanité ?

— Oui. Je n’ai jamais rencontré un meurtrier qui ne fût vaniteux. Neuf fois sur dix, il a tué par orgueil. Il a peur d’être pris, mais il ne peut s’empêcher de se vanter de son crime, et cela d’autant plus volontiers que, presque toujours, il est persuadé qu’il est beaucoup trop malin pour se faire pincer. De plus, il faut qu’il parle !

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