La maison biscornue d’ Agatha Christie

Magda, par contre, se répandit en un torrent de paroles dès que Gaitskill eut terminé.

— Ma chère Sophia !… Est-ce que tout cela n’est pas extraordinairement romanesque ?… Qui aurait cru que le cher vieil homme aurait si peu confiance en nous et qu’il nous décevrait tant ? Et qui aurait imaginé ça ? Il n’avait pas l’air d’aimer Sophia plus qu’il n’aimait n’importe lequel d’entre nous !… En tout cas, c’est un magnifique coup de théâtre !

D’un bond, elle s’était levée. Elle traversa le salon en quelques pas légers de danseuse et vint s’incliner devant sa fille en une profonde révérence de cour.

— Madame Sophia, votre vieille mère, très désargentée, espère que vous ne l’oublierez pas dans vos aumônes !

Puis, se redressant et tendant la main comme une pauvresse, elle ajouta, avec un terrible accent cockney :

— Un p’tit sou, ma bonne dame ! Maman voudrait aller au cinéma.

Philip, sans faire un mouvement, ouvrit la bouche pour dire d’un ton sec :

— Je t’en prie, Magda, l’heure n’est pas aux clowneries !

Magda, brusquement, se tourna vers Roger.

— Mon Dieu ! Et Roger ?… Le pauvre Roger ! Le cher homme voulait le renflouer et la mort ne lui a pas laissé le temps de le faire ! Qu’est-ce que Roger va devenir, puisque le testament ne lui accorde rien ?

Allant vers Sophia, elle ajouta, impérative :

— Sophia, il faut que tu fasses quelque chose pour Roger !

Clemency avança d’un pas.

— Il n’en est pas question. Roger ne demande rien. Rien du tout !

Roger s’était levé, lui aussi, pour aller à Sophia, à qui il avait gentiment pris les deux mains.

— C’est exact, ma chérie ! Je ne veux pas un sou. Dès que cette histoire aura été tirée au clair ou qu’elle sera classée, ce qui me paraît beaucoup plus probable, Clemency et moi, nous nous en irons vers les Antilles et la vie toute simple que nous souhaitons, elle et moi. Si jamais il arrivait que je ne puisse faire autrement, je ne manquerai pas de faire appel au chef de famille, mais, tant que je n’en serai pas là, je ne demande rien !

Il avait achevé avec un bon sourire.

Une voix inattendue s’éleva : celle d’Edith de Haviland.

— Tout cela est fort bien, Roger, mais il vous faudrait pourtant songer aux apparences ! Supposons que banqueroutier, vous vous en alliez à l’autre bout du monde, sans que Sophia ait rien fait pour vous venir en aide. Croyez-vous que l’événement ne suscitera pas bien des commentaires désagréables pour Sophia ?

— En quoi l’opinion des gens nous intéresse-t-elle ?

Clemency posait la question d’une lèvre dédaigneuse.

— Nous savons qu’elle vous indiffère, Clemency ! répliqua Edith de Haviland avec vivacité. Mais Sophia, elle, vit dans le monde des vivants. Elle est intelligente, elle a du cœur, je suis sûre que le vieil Aristide a eu parfaitement raison de la choisir pour jouer désormais le rôle de chef de la famille, mais je suis aussi convaincue qu’il serait grand dommage qu’elle ne se montrât point très large en la circonstance et qu’elle laissât Roger sombrer, sans avoir rien tenté pour le sauver !

Roger alla à sa tante, lui jeta les bras autour du cou et l’étreignit.

— Tante Edith, vous êtes un amour… et un rude combattant, mais vous ne comprenez pas ! Clemency et moi, nous savons très bien ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas !

Clemency, debout, les pommettes très roses, regardait les autres d’un air de défi.

— Aucun de vous ne comprend Roger, lança-t-elle. Vous ne l’avez jamais compris et j’imagine que vous ne le comprendrez jamais !… Viens, Roger ! Allons-nous-en !

Ils sortirent. Mr Gaitskill rangeait ses papiers. Son attitude laissait clairement entendre que ce genre de scènes n’avait pas son approbation.

Je regardai Sophia, debout, près de la cheminée, très droite, le menton haut, les traits calmes. Elle était, depuis un instant, l’héritière d’une immense fortune, mais ce n’était pas à cela surtout que je pensais. Je songeais à la solitude où elle se trouvait maintenant. Entre sa famille et elle, une barrière s’élevait soudain. Elle était séparée des autres et quelque chose, dans son attitude, me disait que le fait ne lui échappait pas et qu’elle l’acceptait, avec toutes ses conséquences. Le vieux Leonidès lui avait placé un fardeau sur les épaules, sûr qu’elles seraient assez solides pour le porter. Sophia ne se dérobait pas. Mais, à ce moment-là, elle m’inspirait un peu de pitié.

Elle n’avait encore rien dit – on ne lui en avait guère laissé l’occasion – mais l’instant ne tarderait pas où il lui faudrait parler. Déjà, sous l’affection des siens, je devinais une hostilité latente, pressentie une première fois tout à l’heure, lors de l’aimable, mais malicieuse, petite comédie jouée par Magda.

Après s’être raclé le gosier, Mr Gaitskill prononça quelques phrases, dont il avait évidemment pesé les termes.

— Vous me permettrez, ma chère Sophia, de vous présenter toutes mes félicitations. Vous êtes maintenant une femme riche, extrêmement riche. Je vous conseillerai de ne prendre… aucune décision précipitée. Je puis vous avancer tout l’argent liquide dont vous pouvez avoir besoin dans l’immédiat, pour les dépenses courantes. Si vous désirez discuter avec moi des arrangements à prendre pour l’avenir, je me ferai une joie de mettre mes lumières à votre service. Prenez votre temps, réfléchissez et, le moment venu, téléphonez-moi à mon cabinet de Lincoln’s Inn.

— Pour Roger…

Edith de Haviland n’eut pas le temps de poursuivre. Gaitskill répondait à ce que l’obstinée vieille demoiselle allait dire.

— Roger doit se défendre tout seul. Il est assez grand pour ça, puisqu’il a, si je ne m’abuse, cinquante-quatre ans. Aristide Leonidès l’a parfaitement jugé : Roger n’a jamais été un homme d’affaires… et il n’y a pas de raison que ça change !

Le regard tourné vers Sophia, il ajouta :

— Si vous renflouez l’Associated Catering, n’allez pas vous imaginer que Roger fera d’elle une affaire prospère !

— Je n’ai nullement l’intention de renflouer l’Associated Catering.

Sophia parlait pour la première fois. D’une voix brève et un peu sèche. Elle ajouta :

— Ce serait une pure stupidité.

Gaitskill la considéra un instant, par-dessous ses sourcils, sourit pour lui-même, puis, après avoir adressé à tout le monde un « au revoir » collectif, se retira.

Il y eut un moment de silence. Brusquement Philip se leva.

— Il faut que je retourne à ma bibliothèque. Je n’ai que trop perdu de temps.

— Père…

Il y avait, dans la voix de Sophia, comme une prière. Philip, se retournant, lança à sa fille un regard chargé d’hostilité.

— Tu m’excuseras de ne point te présenter mes félicitations, mais je m’en sens incapable. Je n’aurais pas cru que mon père m’aurait infligé une telle humiliation, méconnaissant par là la dévotion… je ne vois pas d’autre mot… que je lui ai portée, d’un bout à l’autre de mon existence.

Pour la première fois, son calme l’abandonnait.

— Comment a-t-il pu me faire cela ?… Il n’a jamais été juste avec moi. Jamais ! il…

Edith de Haviland lui coupa la parole.

— Non, Philip, il ne faut pas croire ça ! Aristide n’a voulu humilier personne. Mais les vieilles gens se tournent volontiers vers la jeunesse… et il avait, lui, un sens très aigu des affaires. C’est souvent qu’il m’a dit qu’avant de mourir un homme avait le devoir…

Philip, à son tour, interrompit sa tante.

— Il ne s’est jamais soucié de moi !… Il n’y en avait que pour Roger ! Roger par-ci, Roger par-là !

Une expression que je ne lui avais jamais vue déformant ses traits, il ajouta sarcastique :

— Ce qui me console, c’est qu’il s’est tout de même rendu compte que Roger n’était pas un phénix ! Roger se trouve logé à la même enseigne que moi !

— Et moi, alors, qu’est-ce que je dirais ?

C’était Eustace qui intervenait. Jusqu’alors, j’avais à peine remarqué sa présence. Je le regardai. L’émotion le faisait trembler et son visage était cramoisi. Il avait, me semblait-il, des larmes dans les yeux.

— C’est honteux ! poursuivit-il d’une voix qui me perçait le tympan. Comment grand-père a-t-il pu me faire ça ? Comment a-t-il osé ? J’étais son unique petit-fils et, à cause de Sophia, il fait comme si je n’existais pas ! C’est injuste et je le déteste ! Oui, je le déteste ! Et, je peux vivre cent ans, je ne lui pardonnerai jamais ! Ce vieux tyran ! Sa mort, je l’ai bien souhaitée ! Ce que j’ai pu désirer le voir hors de cette maison et être enfin mon propre maître ! Et, maintenant, non seulement c’est Sophia qui va me faire tourner à sa fantaisie, mais en plus j’ai l’air d’un imbécile ! Je voudrais être mort…

Sa voix se brisait. Il quitta la pièce, fermant la porte sur lui avec fracas. Edith de Haviland fit claquer sa langue et dit :

— Cet enfant ne sait pas se dominer.

— Je comprends fort bien ce qu’il ressent ! déclara Magda.

— Je n’en doute pas ! répliqua Edith d’un ton acide.

— Le pauvre chéri ! Il faut que j’aille le consoler…

— Voyons, Magda…

Edith sortit sur les talons de Magda. Sophia restait debout devant Philip. Il s’était repris et avait recouvré tout son calme. Son regard demeurait de glace.

— Tu as bien joué ta partie, Sophia !

Ayant dit, il se retira.

Sophia se tourna vers moi et je la pris dans mes bras.

— Il n’aurait pas vous dû dire ça, chérie ! C’est tellement méchant !

Elle eut un sourire un peu triste.

— Il faut se mettre à leur place !

— Je sais. Mais votre vieux brigand de grand-père aurait dû prévoir tout ça…

— Il l’a prévu, Charles. Mais il s’est dit aussi que je tiendrais le coup… et je le tiendrai. Ce qui m’ennuie, c’est le mécontentement d’Eustace !

— Il passera.

— Je me le demande. Il est de ceux qui remâchent leurs griefs. Et je suis navrée que mon père se croie humilié !

— Votre mère, elle, est parfaite !

— Malgré ça, elle n’est qu’à moitié contente. Dame, ça l’embête un peu, parce que c’est tout de même peu ordinaire de se dire que c’est à sa fille qu’il lui faudra demander de l’argent pour monter des pièces ! Elle ne tardera guère, je le parierais, à me parler de celle d’Edith Thompson.

— Et que lui répondrez-vous ? Si ça doit lui faire tant plaisir…

Sophia rejeta la tête en arrière pour me regarder dans les yeux.

— Je lui répondrai non ! La pièce ne vaut pas un clou et le rôle n’est pas pour maman. Ce serait jeter l’argent par les fenêtres !

Je souris. Ce fut plus fort que moi. Elle fronça le sourcil.

— Ça vous paraît drôle ?

— Non, Sophia. Seulement, je commence à comprendre pourquoi c’est à vous que le grand-père a laissé sa fortune.

21

À ce moment-là, je n’avais qu’un regret : l’absence de Joséphine, qui aurait vécu là des minutes qui l’eussent enchantée.

Son rétablissement était rapide et nous attendions son retour d’un jour à l’autre. Ce qui ne l’empêcha pas de manquer encore un événement d’importance.

J’étais dans le jardin, un matin, avec Sophia et Brenda, lorsque s’arrêta devant la porte d’entrée une voiture d’où descendirent l’inspecteur Taverner et le sergent Lamb. Ils gravirent le perron et pénétrèrent dans la maison.

Brenda, immobile, semblait ne pouvoir détacher ses yeux de l’auto.

— Encore eux ! dit-elle. Je croyais qu’ils avaient renoncé, que tout était fini…

Je remarquai qu’elle frissonnait.

Elle était venue nous rejoindre une dizaine de minutes plus tôt. Frileusement enveloppée dans son manteau de chinchilla, elle nous avait dit : « Si je ne vais pas un peu au grand air et ne prends pas quelque exercice, je finirai par devenir folle ! Or, s’il m’arrive de franchir la grille, un reporter surgit qui me tombe dessus et me harcèle de questions. Ça ne finira donc jamais ? » Sophia lui avait répondu qu’elle était convaincue que les journalistes ne tarderaient pas à se lasser. Sur quoi, brusquement, sans transition, Brenda lui dit :

— Dites-moi, Sophia ! Vous avez renvoyé Laurence. Pourquoi ?

— Uniquement, répondit Sophia, parce que, Joséphine devant aller en Suisse, nous prendrons de nouveaux arrangements pour Eustace.

— Laurence est consterné. Il a le sentiment que vous n’avez pas confiance en lui…

La conversation en était là à l’arrivée de la voiture de Taverner.

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