La maison biscornue d’ Agatha Christie

— Comment oserait-on imaginer cela ? Mais ce n’est pas vrai ! Nous n’avons jamais eu ensemble une conversation qui pût laisser penser des choses pareilles ! J’ai été gentille avec lui parce qu’il me faisait de la peine, nous sommes de bons amis, mais c’est tout ! Vous me croyez, n’est-ce pas ?

Effectivement, je la croyais. C’est-à-dire que je croyais que Laurence et elle n’étaient bien, comme elle l’affirmait, que des amis, mais je croyais aussi que, sans peut-être s’en douter, elle était éprise de Brown.

C’est cette idée en tête que je descendis au rez-de-chaussée à la recherche de Sophia. J’allai me rendre au salon quand je l’aperçus qui passait la tête par une porte entrebâillée, un peu plus loin dans le couloir.

— Allô ! me dit-elle. Je suis en train d’aider Nannie à préparer le déjeuner.

Je me disposais à la rejoindre à la cuisine, mais elle me devança et, me prenant par le bras, m’entraîna au salon, où il n’y avait personne.

— Alors, me dit-elle, vous avez vu Brenda ? Que pensez-vous d’elle ?

— Très sincèrement, répondis-je, je la plains.

Sophia me regarda avec mépris.

— Je vois ! Elle vous a empaumé !

Piqué, je répliquai :

— Disons, si vous voulez, que je comprends son point de vue, lequel semble vous échapper.

— Que voulez-vous dire ?

— Répondez-moi franchement, Sophia ! Avez-vous l’impression que, depuis qu’elle est ici, quelqu’un de la famille se soit montré gentil, ou même simplement correct avec elle ?

— Nous n’avons sûrement pas été gentils avec elle, mais pourquoi l’aurions-nous été ?

— Quand ce n’eût été que par charité chrétienne !

— Si j’en juge par votre ton, Charles, Brenda vous a magnifiquement joué la comédie !

— Vraiment, Sophia, vous semblez… Je ne sais pas ce qu’il vous arrive, mais…

— Il m’arrive que je suis sincère et que je dis ce que je pense. Vous me dites que vous comprenez le point de vue de Brenda. Je vais vous expliquer le mien. Je n’aime pas les jeunes personnes qui inventent des histoires pour apitoyer les vieillards richissimes qu’elles veulent épouser. J’ai parfaitement le droit de détester ces aventurières et je ne vois pas pourquoi je ferais semblant de les aimer. Et la jeune personne en question ne vous inspirerait aucune sympathie si, au lieu de vous raconter son roman, elle vous l’avait donné à lire et si vous l’aviez lu de sang-froid !

— Vous croyez donc qu’elle mentait ?

— Au sujet de l’enfant ? Je n’en sais rien, mais je le pense.

— Et vous ne lui pardonnez pas d’avoir… possédé votre grand-père ?

Sophia se mit à rire.

— Dites-vous bien qu’elle ne l’a pas possédé ! Grand-père n’a jamais été possédé par personne. Il voulait Brenda, il l’a eue. Il savait très exactement ce qu’il faisait et tout a marché selon ses plans. De son point de vue à lui, son mariage a été un succès complet, comme toutes ses autres opérations.

— Vous considérez également comme un de ses succès le fait qu’il ait engagé Laurence Brown comme précepteur des enfants ?

Le ton ironique de la question fit froncer les sourcils à Sophia.

— Savez-vous que ça se pourrait bien ? Il voulait que Brenda fût heureuse et qu’elle ne s’ennuyât point. Il peut s’être dit que les robes et les bijoux ne suffisaient pas et qu’il lui fallait aussi mettre dans la vie de sa femme un peu de romanesque sans danger. Il se peut qu’il ait jugé qu’un timide dans le genre de Laurence Brown était exactement l’homme dont il avait besoin. Une belle amitié amoureuse, avec un peu de mélancolie à la clef, c’était tout à fait ce qu’il fallait pour empêcher Brenda d’avoir à l’extérieur une authentique aventure. Grand-père était très capable de combiner une affaire comme ça. C’était un vieux malin, vous savez !

— Je veux bien le croire.

— Naturellement, il ne pouvait pas prévoir que tout ça finirait par un crime…

S’échauffant brusquement, Sophia poursuivit :

— Et à vrai dire, c’est ce qui fait qu’au fond, et bien que ça m’ennuie, je ne crois pas vraiment que ce soit elle qui l’ait tué. Si elle avait tiré des plans pour l’assassiner, seule ou de complicité avec Laurence, grand-père l’aurait su. J’imagine que ça vous paraît bien invraisemblable…

— Je dois l’avouer.

— Mais c’est parce que vous ne connaissiez pas grand-père. Il n’aurait jamais consenti à être pour quelque chose dans son propre assassinat ! Concluez !… L’ennui, c’est que nous en sommes donc toujours au même point !

— Elle a peur, dis-je. Terriblement peur !

— Que voulez-vous, l’inspecteur Taverner et ses joyeux compères sont plutôt inquiétants ! Quant à Laurence, il est liquéfié, probablement ?

— Le fait est qu’il n’est pas brillant. Je me demande comment une femme peut s’amouracher d’un type comme ça !

— Vraiment ? Pourtant, il a beaucoup de sex-appeal.

Je restais sceptique.

— Une mauviette comme lui ?

Sophia rit franchement.

— Pourquoi les hommes se figurent-ils qu’il faut être construit comme un déménageur pour séduire une femme ? Du sex-appeal, Laurence en a bel et bien. Mais je ne m’étonne pas que vous ne vous en soyez pas aperçu…

Me regardant bien dans les yeux, elle ajouta :

— Brenda vous a conquis !

— Ne dites pas de bêtises, Sophia ! Elle n’est même pas jolie et je vous certifie…

— Qu’elle n’a pas essayé de vous séduire ? Je le veux bien. Mais elle s’est arrangée pour que vous la plaigniez. Qu’elle ne soit pas vraiment belle, c’est entendu ! Qu’elle ne soit pas non plus très intelligente, c’est mon avis. Seulement, elle a un don : celui de brouiller les gens. Vous le constaterez vous-même, elle commence avec nous deux !

Je protestai, atterré. Sophia se levait.

— Ne parlons plus de ça, Charles ! Il faut que j’aille m’occuper du déjeuner.

— Vous ne voulez pas que je vous aide ?

— Restez ici ! Nannie serait folle si elle voyait un monsieur débarquer dans sa cuisine !

Elle allait sortir. Je la rappelai :

— Sophia !

Elle se retourna.

— Oui ?

— À propos de domestiques, comment se fait-il qu’il n’y ait pas ici une jeune personne en tablier blanc et bonnet pour ouvrir la porte aux visiteurs ?

— Grand-père avait une cuisinière, une femme de chambre, une bonne et un valet. Il adorait se faire servir et payait bien. Clemency et Roger n’ont qu’une femme de ménage, qui vient quelques heures par jour. Clemency a horreur des domestiques… et, si Roger ne déjeunait pas chaque jour dans la Cité, il mourrait de faim, un repas consistant, pour Clemency, en quelques feuilles de laitue, quelques tomates et des carottes crues. Nous, nous avons des bonnes de temps à autre, mais le jour finit toujours par arriver où maman pique une colère et les flanque à la porte. Alors, on prend des remplaçantes, qui viennent pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures. Nous sommes actuellement dans une de ces périodes-là. Nannie, elle, représente l’élément stable et, en temps de crise, c’est elle qui assure tout le service. Maintenant, vous savez tout !

Elle sortit là-dessus. Je me laissai tomber dans un vaste fauteuil et m’abandonnai à mes réflexions.

Je connaissais maintenant le point de vue de Brenda et celui de Sophia, qui se trouvait être celui de toute la famille, Les Leonidès, je le comprenais fort bien, ne pardonnaient point à une étrangère de s’être introduite parmi eux, par des moyens qu’ils tenaient pour odieux. Leur position était assez légitime.

Seulement, l’affaire présentait un côté humain, dont ils se refusaient à tenir compte. Ayant toujours été riches et bien pourvus, ils ne s’expliquaient pas les ambitions de ceux qui n’ont jamais rien possédé. Brenda avait voulu conquérir tout ce dont elle avait toujours été privée : l’argent, les jolies choses, la sécurité, un foyer. Tout cela, elle l’avait eu. En revanche, elle prétendait avoir fait le bonheur de son vieil époux. Quand elle m’avait conté son histoire, je lui avais accordé toute ma sympathie. Devais-je, maintenant, la lui retirer ?

Le problème était complexe. Il y avait deux façons de considérer la situation. Quelle était la bonne ?

J’avais très peu dormi la nuit précédente, ayant dû me lever très tôt pour accompagner Taverner. L’atmosphère du salon était surchauffée et lourde de parfums, mon siège confortable et admirablement rembourré. Je fermai les paupières…

Quelques minutes plus tard, je dormais.

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