La maison biscornue d’ Agatha Christie

— Trop tôt pour avoir une opinion ! Bien trop tôt !

— Allons ! répliquai-je. Je parie que vous connaissez le coupable. Dites-nous qui c’est, mon vieux ! Nous ne sommes pas au tribunal.

— Non, reprit-il d’un air sombre. Nous ne sommes pas au tribunal et il est bien possible que nous n’y allions jamais !

— Vous voulez dire que le vieux Leonidès n’aurait pas été assassiné ?

— Oh ! assassiné, il l’a été ! Mais il a été empoisonné et, les histoires de poison, c’est toujours pareil ! On a un mal de chien à trouver une preuve. Tout semble désigner quelqu’un…

— Nous y sommes ! m’écriai-je. Votre conviction est faite et, le coupable, vous le connaissez !

— Il y a une très forte présomption de culpabilité. Elle saute aux yeux. Seulement, je ne suis sûr de rien… Et je me méfie.

Je me tournai vers le « pater », implorant des yeux son appui.

— Dans les affaires de meurtre, dit-il sans hâte, la solution qui paraît évidente est généralement la bonne. Leonidès, Charles, s’était remarié il y a dix ans.

— À soixante-quinze ans ?

— Oui. Pour épouser une fille de vingt-quatre.

J’émis un petit sifflement.

— Quel genre de femme ?

— Une petite qui travaillait dans un salon de thé. Fort respectable et jolie, dans le genre anémique et languissant.

— Et c’est elle, la très forte présomption ?

— Dame ! dit Taverner. Elle n’a que trente-quatre ans… un âge dangereux. Elle aime son confort… et il y a un homme jeune dans la maison, le précepteur des petits. Il n’a pas fait la guerre. Faiblesse cardiaque ou quelque chose comme ça… Il y a des réformés qui sont des roublards…

Je regardai Taverner. Des affaires comme ça, on en voit.

— Le poison, demandai-je, qu’était-ce ? De l’arsenic ?

— Non. Nous n’avons pas encore le rapport du toxicologue, mais le médecin croit qu’il s’agit d’ésérine.

— Un produit peu courant. Sans doute ne sera-t-il pas difficile de trouver qui l’a acheté ?

— Le problème n’est pas là. Cette ésérine appartenait à Leonidès. Des gouttes pour les yeux…

— Leonidès avait du diabète, dit mon père. On lui faisait régulièrement des piqûres d’insuline. Le produit est vendu dans de petites fioles, fermées par une membrane de caoutchouc. Avec la seringue hypodermique, on prélève le liquide nécessaire pour l’injection…

Je devinais la suite.

— Et ce n’est pas de l’insuline qu’il y avait dans le flacon, mais de l’ésérine ?

— Exactement.

— Et qui lui a fait la piqûre ?

— Sa femme.

Je comprenais maintenant ce que Sophia avait voulu dire quand elle avait parlé du « bon assassin ».

— La famille s’entend-elle bien avec la seconde Mrs Leonidès ? demandai-je.

— Non. Ils se parlent à peine.

Tout semblait de plus en plus clair. Pourtant, l’inspecteur, on le voyait, n’était pas satisfait.

— Qu’est-ce qui vous chiffonne, là-dedans ? dis-je.

— Simplement que je ne comprends pas, si elle est coupable, pourquoi elle n’a pas remplacé la fiole d’ésérine par une autre, contenant vraiment de l’insuline. Ça lui était tellement facile !

— Il y a de l’insuline dans la maison ?

— Autant qu’on veut ! Des fioles pleines… et des vides. Si elle avait fait la substitution, on peut parier à dix contre un que personne ne se serait aperçu de rien. On ne sait pas grand-chose de l’aspect du corps humain après empoisonnement par l’ésérine. Dans le cas présent, le médecin a vérifié le flacon, pour voir si la solution n’était pas trop concentrée, et, naturellement, il a tout de suite constaté qu’il contenait autre chose que de l’insuline.

— Il semble, dis-je pensivement, que Mrs Leonidès a été ou bien sotte… ou bien forte.

— Vous voulez dire…

— Qu’elle a fort bien pu spéculer sur le fait que vous en viendriez à conclure que personne ne saurait avoir été d’une telle stupidité. Y a-t-il d’autres hypothèses ? D’autres coupables possibles ?

Ce fut mon père qui, d’un ton posé, répondit à ma question.

— Pratiquement, dit-il, tous les gens de la maison peuvent avoir fait le coup. Il y avait toujours, à « Three Gables », des réserves d’insuline pour une quinzaine de jours. Il suffisait de préparer une fiole d’ésérine, de la mettre avec les autres et d’attendre. Fatalement, on devait l’utiliser un jour ou l’autre.

— Et tout le monde avait accès à la pharmacie ?

— Les fioles n’étaient pas mises sous clef, mais rangées sur un rayon, dans la salle de bains. Tout le monde circulait dans cette partie de la maison.

— Mais le mobile ?

Le « pater » soupira.

— Leonidès, mon cher Charles, était immensément riche. Il avait donné aux siens beaucoup d’argent, c’est vrai, mais peut-être l’un d’eux en voulait-il plus…

— Probabilité : celle qui est aujourd’hui sa veuve. Son… soupirant est-il riche ?

— Lui ? Il est pauvre comme une souris d’église ! La comparaison me frappa. Elle me rappelait la citation faite par Sophia et, brusquement, les vers de la ronde enfantine me revinrent en mémoire :

Il y avait un petit homme biscornu, qui se promenait

sur une route biscornue.

Il trouva une piécette biscornue, près d’une tuile

biscornue.

Il y avait un chat biscornu, qui attrapa une souris

biscornue.

Et ils vécurent tous les trois dans une petite maison

biscornue.

— Quelle impression vous donne Mrs Leonidès ? demandai-je à Taverner. Que diable pensez-vous d’elle ?

Il prit son temps pour répondre.

— Pas facile à dire !… Pas du tout, même !… Allez déchiffrer une femme comme ça ! Elle est très calme, très tranquille… et on ne sait pas ce qu’elle pense. Tout ce que je sais, c’est qu’elle aime se la couler douce, j’en mettrais ma main au feu !… Elle me fait songer à une grosse chatte paresseuse en train de ronronner… Notez que je n’ai rien contre les chats ! Ils sont très bien, les chats…

— Ce qu’il nous faudrait, c’est une preuve !

C’était bien mon avis. Il nous fallait une preuve. La preuve que Mrs Leonidès avait empoisonné son mari. Cette preuve, Sophia la voulait, je la voulais, l’inspecteur principal Taverner la voulait.

Quand nous l’aurions, tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Seulement, Sophia n’était sûre de rien, je n’étais sûr de rien et il me semblait que l’inspecteur principal Taverner, lui non plus, n’était sûr de rien…

4

Le lendemain, je me rendis à « Three Gables », avec Taverner. Ma position personnelle ne laissait pas que d’être assez curieuse. Elle était, pour le moins qu’on puisse dire, peu orthodoxe. Il est vrai que le « pater » n’avait jamais poussé à l’extrême le respect de l’orthodoxie.

Au commencement de la guerre, ayant travaillé avec les services spéciaux de contre-espionnage de l’Intelligence Service, je pouvais, à la rigueur me prétendre policier.

Seulement, cette fois, il s’agissait de tout autre chose.

— Si nous venons jamais à bout de cette affaire-là, m’avait déclaré mon père, ce sera de l’intérieur. Il faut que nous sachions tout des gens qui habitent cette maison et, les renseignements que nous voulons, si quelqu’un peut les obtenir, c’est toi !

La chose ne me plaisait guère.

— Autrement dit, avais-je répliqué, je ferai l’espion ? J’aime Sophia, elle m’aime – du moins, je veux le croire – et je vais profiter de ça pour me documenter sur les secrets de la famille !

Le « pater » avait haussé les épaules et répliqué avec mauvaise humeur.

— Ne vois donc pas les choses à la façon d’un petit boutiquier ! Tu ne supposes pas, j’imagine, que la dame de tes pensées a tué son grand-père ?

— Bien sûr que non !

— Je suis assez de ton avis là-dessus. Seulement, il y a une chose qui est sûre : c’est que cette jeune personne, tu ne l’épouseras pas aussi longtemps que cette affaire n’aura pas été tirée au clair, j’en ai l’absolue certitude. Or, prends-en bien note, ce crime est de ceux qui pourraient fort bien rester impunis. Il est parfaitement possible, que tout en sachant pertinemment que c’est la veuve qui a fait le coup, avec la complicité de son… soupirant, nous nous trouvions dans l’incapacité de le prouver. Jusqu’à présent, nous ne pouvons retenir contre elle aucune charge. Tu t’en rends compte ?

— Bien sûr, mais…

Le paternel ne m’écoutait pas et suivait son idée.

— Ne crois-tu pas, par conséquent, que ce serait une bonne idée que d’exposer clairement la situation à Sophia ? Simplement, histoire de voir ce qu’elle en pense ?

J’ergotai encore, mais le lendemain, comme je viens de le dire, je m’en allai à Swinly Dean, avec l’inspecteur principal Taverner et le sergent Lamb.

Un peu après le terrain de golf, nous engageâmes notre voiture dans une large allée qui, avant la guerre, avait dû être fermée par une grille imposante, ayant vraisemblablement pris le chemin de la fonte au cours des hostilités. Nous roulâmes un instant entre deux haies de rhododendrons, pour nous arrêter enfin sur le vaste terre-plein qui s’étendait devant la villa.

Que cette maison s’appelât « Three Gables », c’était proprement incroyable. Des pignons, j’en comptai onze, qui composaient un ensemble extraordinaire. Biscornu, Sophia avait dit le mot. Aucun n’eût pu être plus exact. C’était une villa, mais de proportions si exagérées qu’on avait l’impression de la voir sous le grossissement d’une loupe énorme, une villa qui avait l’air d’avoir poussé en vingt-quatre heures, comme un champignon, une invraisemblable construction, tourmentée à l’excès. C’était là, je le compris tout de suite, non pas une villa anglaise, mais l’idée qu’un restaurateur grec – et richissime – pouvait se faire d’une villa anglaise. Un château manqué, dont les plans n’avaient évidemment pas été soumis à la première Mrs Leonidès. J’aurais aimé savoir si, la première fois qu’elle l’avait aperçu, l’ensemble l’avait amusée ou épouvantée.

— Plutôt époustouflant, hein ? me dit l’inspecteur. Il paraît que l’intérieur est agencé comme le plus ultramoderne des palaces, mais, du dehors, c’est une drôle de bicoque ! Vous ne trouvez pas ?

Je n’eus pas le temps de répondre : Sophia, en chemisette verte et jupe de tweed, apparaissait sous le porche de l’entrée principale. M’apercevant, elle s’immobilisa net.

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