La Marquise de Pompadour

Chapitre 10TRISTE RÉVEIL

La nuit était profonde dans le somptueux salon, véritable muséeoù s’entassaient les œuvres d’art et que Jeanne appelait sonatelier. Enfouie au fond du divan soyeux, c’est ce rêve prestigieuxqu’évoquait la jeune fille.

– Oh ! murmura-t-elle, avoir conçu de tellesmagnificences pour mon cœur, et tomber aux bras d’un Le Normantd’Étioles ! Appartenir à ce gnome malfaisant ! Lier mavie à celle de cette hideur morale et physique ! Je suisperdue ! Nul ne viendra à mon secours ! Ce chevalierd’Assas ! Il a dû recevoir ma lettre… il ne vient pas… il neviendra pas… je suis perdue !…

Quelque chose comme un sanglot souleva son sein.

Tout à coup elle s’aperçut qu’elle était dans l’obscurité noire,et, frissonnante, elle alluma des flambeaux, comme si elle eûtespéré, du même coup, chasser les ténèbres appesanties sur sonâme.

Elle était triste à la mort.

Machinalement, elle se mit à son clavecin ; ses doigts finscomme ceux d’une statue d’albâtre coururent légèrement sur lestouches d’ivoire ; et, comme elle cherchait un air à chanter,dans le suprême désarroi de son esprit, ce fut la ronde qui seprésenta d’elle-même, la ronde qu’elle avait composée pour sespetites amies de l’Ermitage, la ronde que, si follement, siéperdument, elle avait chantée lorsque le roi lui étaitapparu !

Mais combien triste ! Combien navrée fusa de ses lèvres lajolie mélodie si gaie ! Les paroles, elle les dénatura, lamusique sautillante devint une plainte d’une infinie tristesse…

Nous n’irons plus au bois… les lauriers… sontflétris…

La dernière note tomba dans le silence, pareille à un soupir… àune larme de musique.

Le dernier mot se perdit dans un râle étouffé. Elle mit ses deuxmains sur ses yeux, et, les coudes sur les touches du clavecin,répéta :

– Flétris à jamais !… comme est flétri mon cœur !Oh ! perdue, perdue !…

À ce moment précis, Jeanne tressaillit violemment. Elle laissatomber ses mains de ses yeux et, le cœur bondissant, écouta… onvenait d’ouvrir la grande porte de l’hôtel… en bas, il y avait desallées et venues…

– Oh ! si c’était lui !… lui que j’ai appelé àmon secours… le chevalier d’Assas !

Et son angoisse était telle qu’elle demeurait clouée à saplace.

Un murmure indistinct lui parvenait… elle reconnaissait la voixde Noé, puis celle de Mme Poisson… puis la porte, ànouveau, s’ouvrait et se refermait…

Alors, prise d’un espoir insensé, elle courut à la porte del’atelier, passa sur le palier, se pencha… et soudain, elle vitMme Poisson qui sortait du petit salon durez-de-chaussée, un flambeau à la main, et qui montaitl’escalier…

Que se passait-il ?

Pourquoi Héloïse Poisson avait-elle jeté un si étrange regarddans le petit salon avant de se mettre à monter ?

Légère comme un sylphe, Jeanne bondit, rentra dans l’atelier,éteignit les flambeaux et se blottit derrière un paravent –précieux bibelot venu à grands frais du fond de la Chine.

Héloïse ouvrit la porte et appela :

– Jeanne, mon enfant, es-tu là ?…

La matrone attendit un instant, puis se retira engrommelant :

– Dans sa chambre sans doute ! Au fait, il vaut mieuxla laisser dormir… il est inutile qu’elle sache quel hôte nousabritons ce soir… un hôte qu’on trouvera peut-être mort demainmatin… mais est-ce ma faute ?…

Jeanne demeura immobile pendant quelques minutes.

Puis, quand le silence fut redevenu profond dans l’hôtel, quandelle n’entendit plus aucun bruit, elle se glissa à travers lesmeubles de l’atelier, descendit et s’arrêta devant la porte dupetit salon.

Elle éprouvait une insurmontable angoisse.

Pourquoi ? Elle n’eût su le dire !

Il n’y a rien de mystérieux et de redoutable comme une portefermée derrière laquelle on suppose qu’il se passe ou qu’il s’estpassé un événement considérable, peut-être terrible.

Tout à coup elle se décida et ouvrit.

Elle vit un jeune homme couché sur le canapé, et frissonnalonguement :

– Le chevalier d’Assas !…

Son premier mouvement fut tout de joie instinctive : ilavait donc reçu la lettre ! Il accourait donc à sonsecours !… Mais quoi ! Immobile ? Comme mort ?Sans souffle ? La figure violacée ?… Oh ! mais ilallait mourir !… Seigneur ! Mort, peut-être !

Elle bondit vers lui… Non… il vivait ! Un léger râles’échappait de ses lèvres tuméfiées, les veines des tempesbattaient et gonflaient… Les yeux étaient ouverts, et un rayon deces yeux atones, vitreux, oui, un rayon d’amour monta vers elle etla fit palpiter…

Elle comprit que ce beau chevalier se sentait mourir ! Ellecomprit que sous ce front hardi, intelligent, harmonieux, à laminute tragique de la mort, il y avait pour elle une pensée d’amourpur et d’infini dévouement…

Elle saisit sa main, se pencha :

– Chevalier… m’entendez-vous ?… chevalierd’Assas ?… Oh !… il demeure inerte… il se meurt !…Pourquoi l’a-t-on laissé seul ici, sans secours ?…

Pourquoi la Poisson s’est-elle éloignée ?…Horreur !…

Elle a donc voulu le laisser mourir ?

Toute droite, les yeux agrandis par l’épouvante de ce qu’ellecroyait deviner, elle demeura un instant comme pétrifiée…

Puis elle eut ce mouvement de tête qui est un défi à ladestinée, un appel de bataille !…

En quelques secondes, elle eut arraché le col qui enserrait lecou du chevalier, lacéré la dentelle de son jabot, ouvert l’habit,mis à nu la gorge et la poitrine…

Un profond soupir gonfla cette poitrine et une larme perla auxpaupières de ces yeux étrangement fixes d’où montait, comme du fondd’une tombe, un rayon d’amour…

Jeanne portait toujours sur elle un flacon de sels, puissantrévulsif qu’elle fit respirer au jeune homme. Puis, plaçant leflacon de manière qu’il continuât à en ressentir les effluves, ellecourut chercher de l’eau, rafraîchit le front et les tempes duchevalier…

Pendant une demi-heure, penchée sur cet agonisant, elle luttacontre la mort. Vaillante, obstinée, silencieuse, variant de minuteen minute les soins tout instinctifs qu’elle imaginait, elleprocéda d’intuition avec toute la souple habileté qu’eût déployéeun grand médecin.

Cette vierge ne songea pas un instant à s’offenser de cettepoitrine d’homme qu’elle avait mise à nu. Elle n’était plus unefemme, une jeune fille : elle était l’ange sauveur qui arracheun être à la mort. Pendant ces terribles minutes, elle oublia sonpropre malheur.

Bientôt, cependant, la respiration du chevalier d’Assas devintmoins haletante. Sa figure prit une teinte plus pâle ; laredoutable couleur violacée disparut ; et il parut évident quetout danger de suffocation était écarté.

Une heure se passa encore, pendant laquelle les yeux gardèrentcette effrayante immobilité, cet aspect vitreux qui est le signe del’anéantissement de l’intelligence.

Puis, peu à peu, la pensée rayonna dans ce regard :

Une pensée de reconnaissance et d’amour !…

Jeanne sourit.

– Vous voilà sauvé, dit-elle. Vous m’entendez, n’est-cepas ? Vous me comprenez ?…

Les yeux du chevalier, lentement, doucement, se tournèrent versla main de la jeune fille.

Elle comprit !

Elle posa ses doigts fins sur les lèvres brûlantes, et, dans uneffort de l’amour, ces lèvres parvinrent à déposer un baiser sur lamain qu’on leur offrait…

Alors l’âme du chevalier se noya dans une sorte d’extase ;sa pensée put mesurer l’énorme fatigue qui enlisait soncerveau ; il comprit qu’il allait s’endormir… sans pouvoirprononcer un mot de remerciement, sans pouvoir exprimer, fût-ce parun souffle, les sentiments qui débordaient de son cœur.

Alors, aussi, par un rapide et violent retour sur elle-même,Jeanne songea que le lendemain, dans quelques heures, elle seraitentraînée à l’église et qu’elle appartiendrait à jamais aumalfaisant gnome qu’elle haïssait, dont le seul aspect lui causaitune insurmontable horreur !…

Et celui qui pouvait la sauver était là, sous ses yeux…impuissant !…

Oh ! il fallait à tout prix réveiller cettetorpeur !…

D’Assas fermait les yeux : la réaction naturelle seproduisait ; le sommeil s’emparait de lui, invincible,inévitable… non pas ce sommeil qui suit les veilles prolongées etcontre lequel on peut encore lutter, mais une sorte d’écrasement dela pensée meurtrie…

– Chevalier, murmura Jeanne, écoutez-moi… par pitié…

D’Assas avait vaguement entendu sans doute. Cet appel à sa pitiégalvanisa une seconde son esprit. Il entr’ouvrit les yeux.

Tragique seconde où se décida la destinée de celle qui devaits’appeler la Marquise de Pompadour ! Si le chevalier d’Assasavait pu écouter ! S’il avait pu se lever ! Nul doutequ’il n’eût dans la nuit même provoqué Le Normant d’Étioles !Nul doute qu’il ne l’eût tué ou obligé à renoncer au mariage !Et alors qui sait ce qui fût arrivé ! Qui sait si Jeanne,touchée par cet amour si jeune, si pur, si fougueux, n’eût pas unisa vie à celle du chevalier d’Assas !… Alors, il n’y eût paseu de marquise de Pompadour ! Alors bien des choses eussentété changées dans le règne de Louis XV !…

Ce n’était donc pas seulement le drame de deux cœurs qui sejouait là, dans ce petit salon trop pimpant, aménagé par le fauxgoût d’Héloïse Poisson !

C’était une page de l’histoire de la France – et de l’humanité –que le Destin tournait là !…

Haletante, la gorge serrée par l’angoisse, Jeanne se pencha,saisit les deux mains du chevalier d’Assas.

– Vous avez reçu ma lettre, n’est-ce pas ?… Et vousêtes accouru ?… Oh ! merci !… vous m’entendez,n’est-ce pas ?… Par grâce ! Par pitié ! Faites-moiun signe qui me dise que vous me comprenez !…

Un violent effort crispa le charmant visage du chevalier.

Ses paupières se soulevèrent lourdement.

Puis tout, en lui, s’affaissa de nouveau.

– Oh ! râla Jeanne, vous ne m’entendez doncpas !… Chevalier !… Ma lettre ! Rappelez-vous ce quevous dit ma lettre !… Je suis perdue si vous ne mesecourez !… Je vais vous dire… on veut me marier… je hais cethomme… ce mariage me tue… Oh ! il ne m’entend pas !…Chevalier !… si je n’épouse pas cet homme, mon père va à laBastille… à l’échafaud peut-être !… entendez-vous ! monpère !… Et je ne veux pas l’épouser, moi ! Il me faithorreur !… Si je l’épouse, je meurs ! Et il faut que jel’épouse ! Ma mort ou celle de mon père ! Il faut que jechoisisse !… Oh ! vous me laisserez donc mourir !…Dire que j’ai placé en vous toute ma confiance ! Je vousattendais comme un Dieu !… Chevalier !Chevalier !…

Maintenant, elle était tombée à genoux.

Elle priait, suppliait, sanglotait devant ce canapé où gisait lejeune homme insensible, le pauvre chevalier qui eût donné sa viepour une de ces larmes, et qu’un phénomène de réaction physiquecondamnait à la terrible immobilité, la vie suspendue, la penséearrêtée, tous les sens enlisés dans un invincible sommeil qui lesauvait, – et perdait Jeanne !

Le drame était poignant.

Ce fut l’horrible lutte d’un esprit excessif en toutes sesexpansions contre une fatale et implacable rigueur de la nature… Etce fut la nature, indifférente, hélas ! aux peines de noscœurs, qui remporta !

La victoire fut au sommeil !… Le chevalier ne s’éveillapoint !…

À bout de forces, Jeanne s’évanouit, la tête presque sur lapoitrine du chevalier.

Et pour qui n’eût pas connu l’affreuse tragédie qui se déroulaen cette nuit, pour un peintre de grâces et de gentillesses, pourun Boucher, pour un Greuse, pour un Watteau, c’eût été un adorablespectacle que celui de ce jeune homme si beau, au front si pur etsi noble, qui dormait paisiblement, avec, sur son sein, la têteexquise de cette jeune fille…

Deux amoureux, sans doute !…

Ou plutôt deux jeunes époux, réfugiés dans le coquet salon toutplein de mignardises, semblables eux-mêmes à deux fragiles etgracieuses conceptions de porcelainiers de l’époque… et quis’étaient endormis là, dans un baiser, n’ayant plus la force deregagner la chambre nuptiale !…

Pauvres petits !…

L’histoire s’est montrée cruelle pour l’une… Il est vrai que ledévouement héroïque du chevalier d’Assas, par contre, s’est imposéà son admiration.

Nous qui ne voulons pas prendre parti, nous que les faits deguerre n’émeuvent pas, mais qui ne voulons pas entrer dans laquerelle historique au sujet de celle qu’on a appelée « laPompadour », nous nous contentons de les montrer tous deux, demettre à nu leur cœur et de dire à ceux qui veulent bien noussuivre dans ce récit :

– Voyez… et ayez pitié !…

 

Lorsque Jeanne revint de son évanouissement, elle jeta un regardsur la pendule de Saxe qui se dressait au-dessus des rosaces et desfestons du marbre de la cheminée : il était plus de quatreheures du matin !

Jeanne, d’abord étonnée de se retrouver là sur ce tapis, près dece canapé, passa ses mains sur son front.

Mais son esprit subtil et combatif, promptement, chassa lesdernières nuées qui l’obscurcissaient.

Jeanne se souvint !… Hélas !…

– Quatre heures ! murmura-t-elle. Voici venu le jourde douleur et d’horreur ! Ô mon beau rêve, adieu ! Adieu,chères pensées de prestige et de gloire ! Adieu, amoursurhumain que j’avais caressé ! Je ne serai queMme d’Étioles… Ô infamie !…

Elle se releva, laissa tomber ses yeux d’angoisse et d’épouvantesur le chevalier d’Assas – immobile statue pétrifiée !…Ah ! le policier avait raison de s’en vanter ! On nerevenait de ses coups de massue qu’au bout de bien longtemps… quandon en revenait !…

Un instant, elle eut la pensée d’essayer encore de galvaniser lastatue…

Puis, de nouveau, son regard s’étant reporté sur la pendule,elle balbutia, éperdue :

– Trop tard ! Trop tard ! L’heure implacableapproche !… Pauvre chevalier d’Assas ! Il était pourtantaccouru à mon appel ! Quelle inexorable fatalité s’est miseentre lui et mon bonheur ?… Qui sait !… Maintenant, ilest trop tard, je suis condamnée… Adieu, chevalierd’Assas !…

Elle se pencha, et, du bout des lèvres, dans un souffle, déposaun baiser léger sur le front de marbre du jeune homme. Dans sonsommeil, le chevalier eut un violent tressaillement. Les lèvress’agitèrent comme pour formuler de confuses pensées nées dans sonrêve. Son front se contracta. Et deux larmes brillantes perlant àses paupières glissèrent sur ses joues…

– Trop tard ! Trop tard ! répéta Jeanne.

Doucement, le regard attaché sur le chevalier, elle se recula,gracieuse et légère apparition, atteignit la porte, s’effaça,disparut, s’évanouit comme l’ombre d’un joli songed’amour !…

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