La Marquise de Pompadour

Chapitre 9LE RÊVE DE JEANNE

Tandis que le comte du Barry se rendait au Louvre, Jeanne,dévorée d’impatience, attendait dans l’angoisse le résultat de lalettre que Noé Poisson avait portée au chevalier d’Assas.

La nuit était venue, et, avec l’obscurité, le découragementdescendait dans l’âme de la jeune fille.

Poisson ne revenait pas !… Le chevalier, le sauveurattendu, n’apparaissait pas !

Dans les ténèbres du vaste et somptueux salon qu’elle appelaitson atelier, enfouie au fond d’une sorte de large divan, la têtecachée dans ses bras, Jeanne songeait…

À l’aube de la vie, elle se trouvait sous la menace d’un de cesorages qui ravagent une âme avec plus de violence qu’une tempête nele fait d’une forêt.

Elle aimait !…

Qui ?… Le roi de France.

Et cet amour, c’était l’absorption de son esprit et de son cœurdans une pensée unique, dans un sentiment dominateur.

L’heure est venue de jeter un rayon de lumière dans cettepensée, et d’éclairer en même temps ce sentiment. Faute de cetteprécaution qu’on voudra bien nous passer, notre récit risquerait deprésenter des obscurités, – et nous tenons à être d’autant plusclair que plus nombreuses et plus diverses ont été lesappréciations de l’histoire, du roman et du théâtre, sur cetteétrange héroïne.

Jeanne-Antoinette n’était pas ce qu’on appelle un caractèrecontemplatif. C’était un esprit éminemment actif. Or, l’activité del’esprit, c’est de la curiosité sans cesse en éveil. C’est avec uneprodigieuse facilité qu’elle s’assimilait les sensations les plussubtiles. Il y avait en elle une sorte de besoin de bataille quis’était longtemps traduit par un véritable emportement à toutapprendre : musique, peinture, gravure, littérature, rien nelui était indifférent ou étranger.

Mais il y avait aussi et surtout une inquiétude perpétuelle dansce cœur, un insatiable désir de connaître le sentiment le plusdélicat, le plus raffiné, le plus élevé.

S’il nous est permis d’employer cette métaphore, nous dirons queJeanne, alchimiste du cœur, avait souhaité, rêvé, cherché la pierrephilosophale de l’amour.

Elle avait vu de près les hommes les plus spirituels et les plusbeaux, les plus nobles et les plus riches, sans être touchée.Richesse, beauté, noblesse, elle voulait l’absolu de toutcela, et tous les jeunes hommes qu’elle avait étudiés présentaientune imperfection, une tare vite découverte par cet espritanalytique et perçant.

– Eh quoi ! se disait-elle alors, serais-je doncsimplement une orgueilleuse petite personne, infatuée de mesmérites vrais ou faux, et ce cœur qui tant aspire à parlerdemeurera-t-il muet ?… Mon cœur est-il vraiment desséché avantd’avoir fleuri ?… Ou bien le soleil qui doit l’animer n’est-ilpas de ce monde ?…

Voilà ce que pensait cette fille extraordinaire, lorsqu’un soircelle qu’elle considérait comme sa mère,Mme Héloïse Poisson, lui dit en la regardantfixement :

– Viens, mon enfant, allons prier… nous aussi !

– Prier ! s’exclama Jeanne étonnée.

– Oui, prier, comme prie Paris tout entier, comme prie leroyaume, du nord au midi…

– Prier !… Pourquoi ? Pour qui ?

– Pour le roi !…

Jeanne n’était ni croyante ni incroyante : elle n’avaitjamais arrêté sa pensée sur les questions d’au-delà. Quant au roi,il lui était indifférent. Jeanne ne connaissait qu’un dieu et unroi : son caprice. Pourtant, elle suivit Héloïse Poissonjusqu’à la plus proche église.

Le spectacle que présentait Paris tenait du rêve et duprodige : il est demeuré unique dans les fastes de la France.Les rues étaient noires d’une foule énorme, incalculable ; etl’aspect de cette foule était saisissant et ne ressemblait à aucunautre aspect de foule. Des fleuves d’hommes coulaient lentement etsilencieusement vers des océans de peuple qui se formaient autourde chaque église. Un vaste murmure indistinct : on parlaitbas, comme si Paris eût été la chambre d’un agonisant. Ici, là, unpeu partout, de ce silence montait soudain un sanglot ; et,alors, comme à un signal funèbre, les lamentations éclataient, puistout retombait au silence. Les portes de toutes les églises étaientouvertes, et les foules qui n’avaient pu entrer s’agenouillaientdans la rue, sous une petite pluie fine.

Quelle catastrophe avait donc frappé ce peuple ? Quelleaffreuse calamité le précipitait à cette crise de douleur, delarmes et de prières, qui demeure un des phénomènes les plusétonnants de l’histoire ? Quoi ! Chacune de ces famillesavait-elle été visitée par la mort ? Quelle peste, quellehécatombe ? Quoi, enfin ?

Le roi était malade !…

Qui pourra jamais mesurer les espérances que le peuple avait dûplacer en Louis XV ! Ces espérances devaient être infiniescomme ses misères, puisque sa douleur si vraie, si auguste et sitouchante, éclata avec une telle force !

La déception devait être terrible. Elle porte un nom detonnerre, et s’appelle : Quatre-vingt-treize !

Mais à l’époque dont nous parlons, Paris en était encore àl’espérance.

Et cette espérance souverainement naïve, cette espérance quiarrache au poète des larmes de compassion, qui stupéfie l’historienet déroute le philosophe, cette espérance d’une nation qui sortaità peine des tyrannies du grand règne et des orgies de la Régence,se traduisait par une douleur imposante à la seule annonce queLouis était malade.

Impressionnable au suprême degré, Jeanne souffrit de toute cettesouffrance éparse, elle pleura de voir tant de larmes, et le deuilde Paris endeuilla son âme.

Pendant les quelques jours que durèrent les prières, elles’exalta peu à peu. Il sembla que toute la douleur de la villeimmense fût venue se cristalliser en elle. Son esprit, son cœur,toute sa pensée se donnèrent à ce roi qu’elle n’avait jamais vu, etlorsque la nouvelle se répandit que Louis XV était sauvé, Jeannepâlit d’une joie puissante et s’évanouit dans les bras d’HéloïsePoisson qui eut alors un singulier sourire.

Dès ce jour, la vie de Jeanne fut fixée.

Ce roi que tout un peuple avait pleuré, ce roi dont laconvalescence arrachait à Paris des cris d’allégresse, ce roi qu’unchansonnier avait surnommé le Bien-Aimé, surnom aussitôt adopté parle peuple qui dansait dans les rues, ce roi, n’était-ce pas lehéros digne d’amour, le prince Charmant attendu, celui que son cœurespérait, puisque ce cœur n’avait encore voulu battre pour aucunhomme si beau, si riche, si noble fût-il ?…

Elle fut éblouie de ce rêve :

Aimer le roi de France !…

Être aimée du Bien-Aimé !…

Et lorsqu’il fit sa rentrée dans Paris, au milieu d’unemultitude délirante, lorsqu’elle l’entrevit au fond de son carrossedoré, un peu pâle et souriant, dans le tumulte des cloches et ducanon dans la gloire des épées nues qui l’enveloppaient de leurséclairs, elle demeura toute saisie, toute raidie, les mainsjointes, extasiée…

Voilà ce qu’était cet amour qui avait pris ses racines dans lesprofondes rêveries d’une imagination ardente et qui avait fleurisous la rosée des larmes de tout un peuple.

Amour presque mystique à son début. Amour qui montait vers unsymbole plutôt que vers un homme. Amour qui s’adressa à tout cequ’il y avait de gloire supposée, de générosité espérée, degrandeur attendue dans cet être lointain, très au-dessus du monde,mystérieux presque et à demi fabuleux qu’on appelait : leroi !

Insistons-y : ce ne fut pas Louis que Jeanne aimad’abord.

Ce fut le roi !

Et il est presque impossible à ceux qui, l’histoire en main,n’ont pas reconstitué une époque, d’imaginer ce que ce mot évoquaitalors de puissance, de noblesse et de gloire.

Aujourd’hui, un roi n’est qu’un magistrat qu’on discute. Jusqu’àLouis XIII, le roi ne fut guère que le premier gentilhomme duroyaume. Louis XIV instaura en France l’idée hyperbolique de roi,c’est-à-dire de l’homme qui est plus qu’un homme, de l’êtrephénoménal que nul ne songe à discuter et sur lequel on ose à peinelever les yeux ; ce fut de cette idée à demi religieuse queLouis XV hérita.

Son aïeul ne lui laissa pas seulement un royaume ; il luilégua l’idée de royauté.

Et c’est cela qu’aimait Jeanne ! Cette délicieuse petitefille, cette exquise statuette de Saxe, cette mignonne créaturequ’on pouvait croire absorbée par le souci des frous-frous,dentelles, soies précieuses, bibelots mignards, eh bien, elles’était dit qu’elle ne pouvait aimer qu’un homme aumonde :

Celui qui représentait la divinité sur terre, presque divinlui-même et objet de l’adoration d’un peuple immense !

Voilà quel était son rêve !…

Un état d’âme, dans un roman, c’est un personnage ; notredevoir de romancier nous obligeait à peindre en quelques traitsrapides cet état d’âme.

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