La Marquise de Pompadour

Chapitre 16LE TENTATEUR

– Je vous apporte des nouvelles de Jeanne !

Tel fut le premier mot du visiteur.

Et l’effet que ce mot produisit sur le chevalier fut prodigieux.D’Assas qui voulait mourir l’instant d’avant, d’Assas qui s’étaitétendu sur sa triste couchette pour chercher un moyen de se tuer,d’Assas qui était plongé dans ce désespoir d’amour qui est à coupsûr le plus redoutable des désespoirs, d’Assas bondit, les yeuxétincelants, et, de ses mains tremblantes, saisit les mains del’étrange personnage. Il voulut l’interroger, prononcer quelquesmots, et n’y parvint pas.

– Calmez-vous, mon enfant, dit M. Jacques en jetantsur le jeune homme un regard de sombre satisfaction. Les nouvellesque je vous apporte ne sont d’ailleurs pas aussi importantes quevous pouvez vous l’imaginer…

– Ah ! monsieur, murmura le chevalier avec ferveur,qui que vous soyez et quoi que vous ayez à me dire, je vousbénis !… Parlez, parlez, je vous en supplie… qu’avez-vous àm’apprendre ?…

M. Jacques garda un instant le silence, tandis que d’Assasl’examinait avec une angoisse grandissante.

– Vous l’aimez donc bien ? demanda-t-ilbrusquement.

– Je l’adore ! fit le chevalier avec cette charmantenaïveté des vrais amoureux qui éprouvent le besoin de raconter leurpassion à tout l’univers. Je l’adore, monsieur ! Je donneraisma vie pour la revoir, ne fût-ce que quelques instants…

M. Jacques poussa un soupir.

Qui sait si cet effrayant personnage qui disposait d’unepuissance occulte capable d’ébranler le monde n’enviait pas à cemoment ce pauvre prisonnier !

C’est que sa puissance, à lui, était faite de ténèbres !C’est que le cachot rayonnait de la jeunesse et de l’amour de sonprisonnier !

Si ce sentiment pénétra jusqu’à l’âme obscure de M. Jacquescomme un rayon de soleil peut pénétrer au fond d’un souterrainnoir, humide et chargé de miasmes délétères, ce rayon s’effaçaaussitôt, ce sentiment disparut sans retour.

– Ainsi, reprit le visiteur, vous voudriez larevoir ?

– Je vous l’ai dit : que je puisse une fois encoreéblouir mon regard de cette adorable vision… et que je meursensuite !…

– Il ne s’agit pas de mourir ! Vous êtes jeune, vousavez de longues années à vivre, l’amour et peut-être la richesse etla puissance vous attendent. Si la richesse et le pouvoir ne vouscharment pas, l’amour du moins peut faire de votre vie un longdélice. Je vous apporte le moyen de la revoir, non pas pour uneminute ou un instant comme vous le demandez, mais de la revoir tousles jours, de l’aimer… d’en être aimé peut-être ! Non pas pourmourir à ses pieds, mais pour y vivre en l’adorant… en vousenivrant de ses baisers…

D’Assas joignit les mains, et, haletant, murmura :

– Vous me rendez fou, monsieur !… ou plutôt… vous vousjouez de mon désespoir !…

– Jeune homme, fit M. Jacques avec une sorte desévérité, je ne suis pas de ceux qui jouent avec un cœurd’homme…

– Vous savez pourtant que je suis prisonnier ! Voussavez, vous devez savoir qu’on ne sort pas de la Bastille lorsquec’est le caprice du roi qui vous y jette !

M. Jacques, sans répondre, se fouilla et lui tendit unpapier. Le chevalier le lut et bondit.

Ce papier, c’était un ordre de mise en libertéimmédiate !…

D’Assas poussa ce rauque mugissement qui éclate dans la gorge del’homme lorsque la joie est trop puissante pour se faire jour toutà coup. Il tendit vaguement les bras à ce sauveur inconnu quivenait d’entrer dans sa prison, lui apportant le double rayon vitalde l’amour et de la liberté.

Mais alors, il pâlit soudain… il lui sembla que la figure de cesauveur prenait subitement de formidables proportions, que, du hautde cette joie imprévue, il était précipité tout à coup dans unabîme de désespoir plus profond… que la porte entr’ouverte de soncachot se refermait à tout jamais !…

En effet, M. Jacques avait repris le papier, l’avait plié,l’avait froidement remis dans sa poche, et il avait dit :

– Maintenant, mon cher ami, asseyez-vous etcausons !…

Le chevalier, alors, regarda avec attention cet homme qui luiparlait ainsi, avec une ironie menaçante qu’il démêla aisément, sivoilée qu’elle fût sous une froide et glaciale politesse.

M. Jacques paraissait environ cinquante ans. Il était detaille moyenne. Son visage eût semblé insignifiant de modestiebourgeoise à quiconque ne l’eût pas étudié avec la double vue de laphilosophie humaine. Son regard, d’habitude terne et presquetoujours voilé, par les paupières baissées, lançait parfois deséclairs contenus. Ses mains étaient fort belles… on eût dit desmains de prélat. Lorsqu’il était seul et qu’il ne se surveillaitpas, il y avait dans ses attitudes une sorte de majestédédaigneuse, un orgueil tranquille et puissant, un dédain d’hommetrès supérieur au reste de l’humanité. Cet homme-là devait sansdoute se jouer de la gloire des monarques, déchaîner à son gré desguerres sanglantes, et, d’un signe, faire régner la paix sur lemonde.

Tout cela, d’Assas ne le comprit pas, mais il le sentitconfusément.

Il comprit du moins qu’il se trouvait en présence de quelquechose d’effrayant, d’inconnu, qui pouvait être excessif de force etde pouvoir.

Et comme il était brave, il éprouva non pas l’effroi qu’on avaitpeut-être voulu lui inspirer, mais cette sorte de joie sourde quis’empare de l’homme jeune, chevaleresque et hardi, lorsqu’il setrouve devant la bataille.

– Qui êtes-vous, monsieur ? demanda-t-il.

– Je m’appelle M. Jacques, dit lentement levisiteur ; je suis un paisible bourgeois, allié lointain de lafamille Poisson… si lointain d’ailleurs que je crois cette parentéparfaitement ignorée de mes cousins. Quoi qu’il en soit, j’ai puvoir de près Jeanne qui se trouve être ma nièce ; sa beautém’a intéressé ; je crois qu’elle n’est pas heureuse et jecherche le moyen d’assurer son bonheur. Voilà qui je suis, jeunehomme. Ces explications vous suffisent-elles ?

– Non ! répondit d’Assas froidement ; car ellesn’expliquent rien. Et surtout, elles ne me disent pas comment vous,bourgeois modeste, avez pu obtenir du roi ce qu’un ministreobtiendrait difficilement, c’est-à-dire un ordre de mise en libertéimmédiate.

– Nous sommes bien près de nous entendre, mon cher enfant.Car vous êtes doué d’une rare intelligence et l’intelligencefacilite les transactions. Donc vous ne croyez pas à mon inventiondu bourgeois ?

– Non, monsieur, dit d’Assas qui se sentait gagné par unindéfinissable malaise.

– Et vous avez raison. Je vois que je suis obligé de parlernet et franc.

– C’est le meilleur, monsieur.

– Et le plus court, jeune homme. Avez-vous entendu parlerdu cardinal Fleury ?

– L’éducateur du roi ? Certes !

– Eh bien ! je suis son successeur, ou pour mieux direson continuateur.

– C’est donc à un homme d’église que j’ai l’honneur deparler ?

– Oui, monsieur : à un homme d’église ! réponditM. Jacques. Et cette fois, il y eut un tel accent de véritéprofonde dans sa voix, une telle majesté dans son attitude qued’Assas, un instant hésitant, s’inclina profondément.

M. Jacques reprit alors son masque de modestie etpoursuivit :

– Je n’occupe pas le rang élevé et la haute situation queremplissait si noblement Monseigneur Fleury. Je n’en serais pasdigne. Mais ce qui est sûr, c’est que je suis animé de la même foiprofonde que mon illustre prédécesseur : je ne fais d’ailleursque me conformer rigoureusement à la tradition qu’il m’atransmise ; et si j’ai résolu de demeurer toujours dans lacoulisse et de ne jamais me mêler des affaires de l’État, je n’enai pas moins conquis une précieuse influence sur l’esprit du roi ence qui concerne la direction de sa vie privée… Comprenez-moi bien,monsieur. En maintenant le roi de France dans la voie des vertusdomestiques, je crois rendre au royaume un signalé service… Cen’est pas seulement sur les champs de bataille ou dans les conseilsde ministres qu’on peut utilement servir son pays. Mon rôle estmodeste, l’histoire ne l’enregistrera pas, mais, en sauvant LouisXV des tentations de l’amour, n’est-il pas vrai que j’épargne à laFrance bien des misères et peut-être bien descatastrophes ?

– Vous avez raison, monsieur, dit le chevalier avec unrespect qu’il ne songea pas à dissimuler. Vous faites là de bonneet profonde politique. Un roi désordonné, vicieux, c’est le malheurd’un royaume, ce sont les folles dépenses, ce sont les levéesd’impôts, ce sont les émeutes, ce sont les guerres pour conquérirl’or nécessaire à satisfaire les insatiables maîtresses qui…

Le chevalier s’arrêta soudain, livide et frissonnant.

– Oh ! murmura-t-il. Et elle ! elle ! ellequ’il aime !… Oui ! le roi l’aime !…Malheureuse !…

M. Jacques saisit la main de d’Assas et ditsourdement :

– Vous venez de prononcer de terribles paroles, jeunehomme ! C’est de Jeanne-Antoinette Poisson que vous parlez,n’est-ce pas ? De celle que vous aimez !… Eh bien,oui ! le roi l’aime ! Et c’est ce qui m’amène ici !…Écoutez-moi !…

D’Assas passa sur son front ses mains tremblantes. Cet amour duroi, il l’avait presque oublié !… qu’allait-ilapprendre ?

– Le roi, reprit M. Jacques, s’est épris de cettebelle enfant…

– Mais elle est mariée, maintenant ! s’écria d’Assas.Son mari…

– Elle n’aime pas son mari ! Elle ne l’aimerajamais ! Comment cet ange de beauté pourrait-il aimer cemonstre de hideur qu’est M. Henri Le Normantd’Étioles ?…

– Oui ! oui ! murmura ardemment le chevalier,vous avez raison… elle ne peut aimer cet homme… mais alors !ajouta-t-il avec une plainte déchirante… elle aime leroi !…

– Pas encore ! dit M. Jacques.

D’Assas était pantelant. Il ne pouvait plus douter maintenant dela loyauté absolue de l’homme qui lui parlait. L’accumulation desdétails exacts correspondant à tout ce qu’il savait eût suffi pourlui enlever ses derniers doutes.

Mais comme il souffrait, le pauvre enfant ! Sous la main defer de cet homme, sous cette parole habile à le faire passerbrusquement par tous les degrés de l’espérance et du désespoir, soncœur se tordait en d’affreuses angoisses.

M. Jacques ne le perdait pas de vue un instant.

– Mme d’Étioles, reprit-il, n’aime pasencore le roi. Mais elle ne tardera pas à l’aimer…

– Oh ! rugit d’Assas.

– Est-ce improbable ? Je la connais. Je l’ai étudiée.C’est un cœur d’or. Elle ignore tout de la vie. Elle exècre sonmari. Le roi est encore jeune, encore beau, et surtout auréolé deson élégance, de son prestige royal. Comment voulez-vous que cettepauvre enfant ne succombe pas bientôt ?…

– Oui ! oh ! oui !… Ah ! que jesouffre !…

– Il ne faut pas que cela soit ! Pour le repos de laFrance et surtout pour le repos de cette pauvre reine qui a déjàtant souffert, à laquelle je suis, moi, profondément dévoué, il nefaut pas que Louis commette cette nouvelle faute ! Il ne fautpas que la misérable duchesse de Châteauroux, qui a tant faitpleurer la reine, qui a mis le royaume à deux doigts de sa perte,soit remplacée par une nouvelle maîtresse d’autant plus redoutablequ’elle serait plus jeune et plus belle !…

D’Assas étouffa un sanglot que M. Jacques recueillit avecune joie soigneusement dissimulée sous un masque de pitiéprofonde.

– Vous me plaignez ? fit le chevalier.

– De tout mon cœur. Qui ne vous plaindrait ? Si jeuneet si sincère dans votre amour !

– Mais, reprit tout à coup d’Assas, qui vous a donnél’idée…

– De venir vous trouver ? interrompit M. Jacques.C’est elle-même ! C’est Jeanne !

– Elle ! s’exclama le chevalier dans un cri de joiedélirante.

– Vous comprenez bien que mon premier soin a été de lafaire surveiller, de savoir ce qu’elle dit, ce qu’elle pense. Or,depuis quelques jours, et surtout la veille de son mariage, ellen’a parlé que d’un chevalier d’Assas qu’elle cherchait àrevoir.

Le jeune homme palpitait et murmurait extasié :

– Elle a parlé de moi ! Elle s’est souvenue demoi…

– Je me suis informé. J’ai appris que ce chevalier d’Assasétait à la Bastille pour une faute inconnue. J’ai habilementinterrogé le roi. Il m’a dit qu’il ne tenait nullement à garder enprison ce d’Assas auquel il avait voulu simplement donner uneleçon. J’ai fait agir tous mes amis, et notamment le comte du Barryque vous avez blessé, paraît-il, mais qui ne vous en a pas gardérancune. Bref, j’ai obtenu votre élargissement et mevoici !…

– Vous voici ! répéta machinalement le chevalier.Mais… que… voulez-vous donc de moi ?

– Quoi ! Vous ne le comprenez pas ?

– Excusez-moi… j’ai la tête perdue… parlez clairement, jevous en supplie.

– C’est bien simple, dit M. Jacques. Je croisfortement que Jeanne aimera le roi à bref délai. Mais je crois nonmoins fortement que prudente, intelligente comme elle est, elle nese lancera dans cette aventure que par désœuvrement de cœur. Si cecœur est pris, Jeanne est trop fière pour sacrifier un amourvéritable à la vanité d’être la maîtresse du roi… Voulez-vous êtrecet amour ? Voulez-vous devenir l’infranchissable obstacle quise dressera entre Jeanne et Louis XV ?

– C’est sur moi que vous avez compté pour ce rôle !s’écria d’Assas en frémissant.

– J’avoue que la chose est dangereuse, dit doucementM. Jacques. Pour être aimé à jamais… pour sauver du déshonneuret du désespoir celle que vous adorez… il faudra lutter contre lapuissance royale… risquer d’être brisé… pulvérisé !… Jecomprends votre hésitation ! Si amoureux que vous soyez… vousêtes jeune et vous tenez à la vie… Dans la première effervescencede votre amour, vous vous dites prêt à mourir pour revoir uninstant la femme aimée… puis vous songez aux dangers que vous allezcourir… C’est tout naturel, je ne vous en blâme pas… et vousréfléchissez qu’après tout, la vie vaut bien le sacrifice d’unepassionnette de jeunesse… je le comprends… Mais je vois à regretque Dieu m’abandonne… que j’avais en vain compté sur votrevaillance… Allons, c’en est fait ! La pauvre reine pleureraencore, Louis XV ne trouvera aucun hardi chevalier sur sa route… etJeanne sera déshonorée !… Adieu, monsieur !…

– Arrêtez, par le Ciel…

D’Assas s’élança entre la porte et M. Jacques.

Il avait écouté avec une indicible terreur les dernières parolesde cet homme. Il se représenta Jeanne dans les bras de Louis XV…Tout ! oui, tout plutôt que de voir s’accomplir la sinistreprophétie !

– Que faut-il faire ? demanda-t-il haletant, brisé,vaincu.

– Rien, dit M. Jacques. Rien que ce que je vous aidit : sauver Jeanne ! parce que sauver Jeanne, ce serasauver la reine d’une nouvelle douleur, le roi d’une passiondangereuse, et le royaume de nouvelles tristesses !…

– Ah ! s’écria d’Assas en se courbant, vous êtesvraiment un homme de Dieu ! Pardonnez-moi, j’ai soupçonné…j’ai redouté un instant quelque marché…

– Devant lequel se fût révoltée votre conscience ! Jevous comprends, mon enfant, dit M. Jacques avec mélancolie.Mais, vous le voyez, pas de marché. La clarté, la limpidité. Ils’agit d’un poste d’honneur…

– Oui, oui ! Dussé-je y mourir !…

– Eh bien, mon enfant, attendez-moi. Je vais faire remplirles formalités nécessaires. Dans une demi-heure, vous serezlibre.

– Libre ! libre !… la liberté ! murmurad’Assas extasié.

– Et l’amour, dit M. Jacques qui sortit aussitôt,laissant le chevalier en proie à mille sentiments contradictoires,à mille conjectures qui se heurtaient dans sa tête.

 

M. Jacques se rendit aussitôt dans l’appartement dugouverneur de la Bastille, toujours accompagné du porte-clefs… Cegouverneur s’appelait Louis, marquis de Machault.

C’était celui-là même qui devait être garde des sceaux un peuplus tard.

C’était un homme retors, adroit courtisan, diplomate redouté,pour le moment en disgrâce dans ce poste de gouverneur d’une prisond’État où il s’ennuyait à mourir, et que lui avait voulu la malicede Mme de Châteauroux, alors toute-puissante.L’année précédente, le marquis de Machault, retour d’une ambassadeà Berlin, s’était permis de dire que le grand Frédéric appelaitCotillon III la maîtresse de Louis XV.Mme de Châteauroux se plaignit au roi.

– Que voulez-vous que j’en fasse ? demanda LouisXV.

– Envoyez-le à la Bastille, Sire !…

– Diable, ma chère ! Si je mets mes gentilshommes enprison pour si peu…

– Mais, Sire, fit la duchesse en se mordant les lèvres, carelle voyait déjà son pouvoir lui échapper, qui vous parled’emprisonner M. de Machault ? Nommez-le gouverneurde votre Bastille, il n’aura rien à dire et sera tout de mêmeembastillé !

Le roi se mit à rire, et signa séance tenante la nomination deM. de Machault qui la reçut en pestant fort, mais qu’enhabile courtisan, il dut accepter avec grands remerciements. Il sevengea en passant son temps de captivité, comme il disait, àtourner des quatrains contreMme de Châteauroux.

La puissante maîtresse du roi avait fini par perdre toutcrédit ; comme nous l’avons dit, elle avait été, à la lettre,chassée honteusement depuis deux mois. Mais Machault, oublié,continuait à gouverner la Bastille et commençait à se demander avecinquiétude s’il était destiné à mourir dans ses murs comme unprisonnier.

Lorsque M. Jacques se présenta devant lui, le gouverneur,qui n’avait cessé de l’examiner pendant la précédente entrevue avecdu Barry, le reçut avec une froideur glaciale.

– Eh bien, monsieur… Jacques, je crois ?

– Oui, monsieur le gouverneur… M. Jacques !

– Eh bien, vous avez vu votre homme ? Vous êtescontent ? Adieu, donc ! Vous pouvez vous retirer.

– Pardon, monsieur le gouverneur, c’est que… fit humblementM. Jacques.

– Qu’y a-t-il encore ? Je vous préviens que je suispressé.

– Soit. Veuillez donc, s’il vous plaît, me remettreM. le chevalier d’Assas que j’emmène.

Le gouverneur bondit, non pas tant de la surprise que luicausait cette nouvelle, que du ton d’autorité qu’avait pris soudainM. Jacques.

– Ah ! çà !… vous devenez fou !… Je vousassure que nous avons des cabanons ici, qui…

– Lisez ! fit impérieusement M. Jacques.

Le marquis de Machault saisit le papier que lui tendaitM. Jacques, et le parcourut d’un coup d’œil.

– C’est un ordre d’élargissement tout à fait en règle,dit-il au bout d’un instant. Diable, mon cher monsieur… Jacques,vous êtes puissant… Car voilà un papier que peu de personnespourraient arracher à Sa Majesté… On sait assez que le roi détestela manie qu’ont certaines gens de vouloir sortir de la Bastille…témoin moi qui y suis encore… Peste ! mes compliments… Aufait ! qui sait si, grâce à vous, je ne pourrais pas, moiaussi, gagner ma liberté ?… Monsieur Jacques, je ne vouslaisserai pas sortir, à moins que vous ne me promettiez votreprotection !

M. Jacques s’inclina sans répondre.

Quant au gouverneur, il parlait, comme on dit, pour parler, etexaminait l’étrange visiteur avec plus d’attention que jamais.

– J’y suis ! fit-il tout à coup, d’une voixchangée.

– Où êtes-vous ? demanda ironiquementM. Jacques.

– Je me demandais où je vous avais vu, et je viens detrouver !

– Ah ! ah ! dit M. Jacques en dissimulant untressaillement.

– Oui… c’est bien cela ! Je vous ai vu à Berlin…pendant mon ambassade auprès de l’illustre Frédéric, roi dePrusse !

M. Jacques ne fit pas un geste. Mais tout doucement, d’unmouvement imperceptible, il tourna en dehors le chaton d’une énormebague qu’il portait à l’index de la main droite.

– Savez-vous que vous êtes diantrement changé !continuait M. de Machault. Je vous trouve ici en pauvrepetit bourgeois très humble… Vous étiez là-bas un grand seigneurayant rang à la cour et salué très bas par les plus puissants… Ahçà ! monsieur Jacques, c’est bien vous, n’est-ce pas, que j’aivu à Berlin ?…

– C’est possible, dit M. Jacques d’une voix blanche,j’ai beaucoup voyagé. Mais il ne s’agit pas de moi, monsieur legouverneur. Il s’agit de ce pauvre prisonnier. L’ordre est enrègle, vous l’avez dit vous-même.

– Parfaitement en règle, trop en règle !

– Alors, je puis emmener le chevalier d’Assas ?

– C’est grave. Vous comprenez, moi je ne demande pas mieux.Mais il se passe parfois des choses si bizarres ! Supposez uninstant, – tout arrive ! – que la signature du roi et celle deM. Berryer soient fausses…

– Il y a les cachets, dit M. Jacques sans nullementparaître offensé.

– Oui, je sais bien, il y a les cachets ! Mais si on apu imiter la royale signature, on a pu tout aussi bien pénétrerdans les bureaux… c’est si facile !… On prend un cachet, ontimbre… et le tour est joué !…

– Tout cela est en effet possible, dit M. Jacques sansun frémissement. Et alors, que comptez-vous faire ?

– Deux choses, mon cher monsieur Jacques ! fitM. de Machault qui, en même temps, appuya sur un boutoncorrespondant à un timbre extérieur.

Presque aussitôt, M. Jacques entendit des pas nombreux desoldats qui s’arrêtaient dans l’antichambre. Mais il demeuraimpassible. À peine si une légère pâleur apparut sur son visage quele gouverneur ne quittait pas des yeux.

– Voyons les deux choses, dit paisiblement le mystérieuxpersonnage.

– D’abord, il faut que je m’assure que cet ordre de mise enliberté n’est pas faux !

– Combien de temps vous faut-il pour cela ?…

– Trois jours.

– C’est trop, monsieur le gouverneur. Il me faut monprisonnier séance tenante.

Le marquis de Machault demeura stupéfait. Il croyait avoirécrasé son homme sous cette formidable accusation de faux, à peinevoilée par de prétendues nécessités de service.

– Il paie d’audace ! pensa-t-il.Assommons-le !…

Et il reprit :

– Quant à la deuxième chose…

– Ah ! oui… voyons la deuxième chose…

– C’est de vous faire jeter, vous, honnête et dignebourgeois, dans mon cachot le plus secret, le plus infranchissable…jusqu’à ce que…

– Jusqu’à quand ? voyons ! fit M. Jacquesavec un calme terrible.

– Jusqu’à ce que je sache comment un papier de cetteimportance, concernant un prisonnier d’État, peut se trouver dansles mains d’un espion de la Prusse !

En même temps, le gouverneur se dirigea vivement vers la portepour faire entrer les soldats qu’il avait appelés. Mais, plusprompt que la foudre, M. Jacques s’était jeté entre legouverneur et cette porte !

D’une voix basse, ardente, emplie d’une sorte de majestépuissante, il gronda :

– À genoux ! Et demande pardon !…

Et, d’un geste d’une indicible dignité, il tendit sa main, àl’index de laquelle étincelait le large chaton d’une baguemonstrueuse.

Le marquis fixa sur les signes mystérieux tracés sur ce chatondes regards hébétés. Puis, ce regard, avec une terreur insensée,remonta jusqu’au visage flamboyant de l’homme… et alors, il futpris d’un tremblement convulsif, et s’abattit sur les genoux enbalbutiant :

– Le général !… Le chef suprême de la Compagnie deJésus !…

 

– Ô Père ! Ô mon Père ! pardon, pardon !murmura le marquis de Machault.

– Silence ! dit le Père, et relevez-vous !

Le gouverneur obéit en toute hâte.

– Voyez, dit le général des Jésuites, voyez, mon enfant, oùm’a conduit votre obstination… vous m’avez forcé de me révéler àvous…

– Ah ! Monseigneur, qui aurait pu supposer…prévoir…

– Songez qu’une indiscrétion de votre part pourrait avoirde funestes conséquences. Le roi de France déteste notre saintordre, vous le savez ! S’il me savait en France… àParis ! qui sait s’il ne me ferait pas jeter dans quelqueprison d’État… dont vous ne seriez pas le gouverneur, mon cherfils !

– Ah ! maudit soupçon que j’ai eu ! Jamais je neme pardonnerai !…

En même temps, Machault considérait l’illustre visiteur avec unesorte d’effroi mêlé de respect et de vénération.

– Oui, dit le Père, mais moi, je vous pardonne… Aucontraire, votre promptitude, votre sagacité me révèlent en vousdes qualités que j’ignorais et que j’utiliserai… Voyons, mon fils,quel rang occupez-vous dans la partie laïque de l’ordre ?…

– Le septième, Monseigneur. Votre haute bienveillance abien voulu me faire passer du huitième au septième, voici troisans.

– Bien, à partir d’aujourd’hui, vous passez au cinquièmerang, franchissant ainsi le sixième. Vous vous ferez initier à voscharges, devoirs et droits nouveaux par M. de Bernis…

– Quoi ! ce petit poète !…

– Troisième rang, mon fils !…

Le marquis de Machault s’inclina profondément.

– C’est un homme profond et qui vous étonnera quelque jour.C’est en tout cas votre supérieur. Je lui donnerai mesinstructions, et vous serez initié à votre nouvelle dignité.

– Comment vous remercier, Monseigneur !…

– En servant notre ordre, en tenant scrupuleusement leserment que vous avez fait en y entrant de vous dévouer à lui corpset âme et d’obéir sans discussion, perinde ac cadaver…comme un cadavre sans volonté !

– Je suis prêt à vivre et à mourir ad majorem Deigloriam !

– C’est bien, mon fils… je vous connais, je vous suis desyeux…

– Je suis confus de vos hautes bontés, Monseigneur…

– N’en parlons plus. Vous recevrez des instructions surquelque besogne qui doit s’accomplir à Paris. Quant au présent,j’ai un ordre rigoureux à vous donner.

– Je suis prêt, Monseigneur.

– Très bien. Voici l’ordre : oubliez à l’instant mêmequel personnage se trouve en votre présence, et oubliez-le de tellesorte que jamais personne, pas même vous, ne se doute à qui vousavez parlé…

À peine le général eût-il donné cet ordre que le gouverneur dela Bastille reprit en une seconde son air de lassitude ennuyée, dehautaine protection et d’impertinence vis-à-vis du petit bourgeoisqu’était M. Jacques.

M. Jacques avait tourné en dedans le chaton de sabague ; la redoutable vision du chef suprême des Jésuitesdisparut, et il n’y eut plus là que l’humble M. Jacques.

Le marquis de Machault alla alors ouvrir lui-même laporte : l’antichambre était pleine de soldats que commandaitun officier.

– Faites enregistrer cet ordre de mise en liberté, dit-ild’une voix nonchalante à une sorte de commis. Il concerne monsieur…voyons… M. le chevalier d’Assas… Veuillez, ajouta-t-il ens’adressant à l’officier, veuillez m’amener le n° 214 :le roi fait grâce !

Dix minutes plus tard, le chevalier d’Assas paraissait devant legouverneur et, toutes formalités étant remplies, sortait de laBastille.

Le pont-levis une fois franchi, le chevalier, tout pâle de cetteliberté imprévue, respira à grands traits en murmurant :

– Mordieu, que c’est bon ! que Paris est beau !qu’il fait bon vivre !…

Et se tournant vers M. Jacques qui le regardait ensouriant :

– Que puis-je faire pour vous remercier ?

– Être heureux ! répondit M. Jacques.

Aussitôt, il s’éloigna, laissant le chevalier ivre de bonheur etde liberté, un peu étourdi de l’étrangeté de ce personnage.Lorsqu’il revint au sens de la situation, d’Assas voulut rejoindreM. Jacques ; mais déjà celui ci avait disparu au détourde l’une des étroites ruelles qui avoisinaient la Bastille etformaient autour du sombre monument un réseau à maillesserrées…

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