La Marquise de Pompadour

Chapitre 11SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS

Le chevalier d’Assas sortit de sa longue torpeur comme la demiede neuf heures sonnait à la pendule. Bien que sa tête fût lourdeencore et ses idées confuses, il n’éprouva aucun étonnement à seretrouver sur ce canapé. Il avait gardé un souvenir assez exact dece qui lui était arrivé ; vaguement, il se rappelait avoir vuà un moment une forme féminine se pencher sur lui, et s’il n’avaitaucune mémoire des paroles qu’elle avait prononcées, du moins ilpouvait s’affirmer que cette femme, cette jeune folle… c’étaitcelle qu’il était venu chercher rue des Bons-Enfants !

Il souleva la tête qui retomba pesamment.

Au bout de quelques tentatives, il put s’asseoir et regarderautour de lui.

Le sens des choses lui revenait rapidement.

La vie affluait en cette généreuse nature.

Bientôt il put se lever, se tenir debout… Et alors ilsourit.

– Ainsi, murmura-t-il, j’ai été transporté chezelle !… Je suis chez elle !…

Il n’eût pas donné sa place pour le trône de France !

– Bénie soit, continua-t-il, cette main brutale qui m’aasséné ce rude coup ! Morbleu, quel coup ! J’en suisencore tout étourdi ! Mais qui m’a frappé ?… Bah !quelque voleur !… Ami voleur, je te remercie ! Grâce àtoi, je suis dans cette maison dont je n’eusse jamais osé franchirle seuil !…

Machinalement, il se tâta, se fouilla, et il tressaillit enconstatant que ni sa bourse ni sa montre n’avaient disparu !Ce n’était donc pas un voleur qui l’avait attaqué ?…

Ses souvenirs se firent plus précis. Il pâlit. Le roi ! Ilse rappelait qu’au moment où il avait reçu le coup qui l’avaitétendu raide sur la chaussée, il venait d’apercevoir Louis XVembusqué sous le portail de l’hôtel d’Argenson et regardant cesmêmes fenêtres qu’il était, lui, venu contempler !

– C’est un homme du roi qui m’a donné ce coup ?… Quefaisait là le roi !…

Mais il secoua la tête. Le roi… Eh bien, le roi sortait de chezson ministre, pardieu ! qu’y avait-il là d’étonnant ? Etqu’allait-il donc imaginer !…

Il se mit à rire avec cette adorable et sublime confiance qu’onn’a qu’à vingt ans.

Et puis sa tête était faible encore.

D’instinct, il repoussait les complications.

– Que diable vas-tu chercher là ! Plains-toidonc ! Tu es chez elle ! Tu as été soigné par elle !Car c’est bien elle qui m’est apparue… elle s’est penchée sur moi…elle m’a parlé… pour me plaindre sans doute !… Il me sembleencore sentir sur mon front brûlant la délicieuse sensation de samain… Oh ! moi… je me souviens !… Cette main, cette chèremain si fine, si jolie, ne me l’a-t-elle pas donné à baiser !…Anges du ciel ! Est-ce qu’elle m’aimerait !…

Il fut si étourdi de cette pensée qu’il dut s’appuyer à lacheminée vers laquelle il s’était dirigé.

Dans cette position, il s’aperçut dans la glace, tout pâle deson bonheur…

– Elle m’aime ! murmura-t-il. Il est impossible qu’ilen soit autrement ! Elle m’aime ! Elle va venir !Sûrement, elle va entrer ici… Que lui dirai-je ?… Voyons, jelui dirai… Non ! je ne lui dirai rien, simplement, je memettrai à genoux devant elle.

En parlant ainsi, il réparait le désordre de sa toilette,rajustait sa dentelle, boutonnait son habit.

Dix heures sonnèrent. Il s’assit.

– Le joli salon ! fit-il en souriant ; comme toutest gracieux ici ! Quel joli cadre pour tant de beauté !…Ah ça… mais elle est donc riche ?…

Un nuage passa sur son front.

Il était pauvre, lui !…

Mais, comme nous l’avons dit, le chevalier d’Assas était décidépour le moment à repousser toute complication. Si elle était riche,d’ailleurs, n’avait-il pas sa bonne épée ? Est-ce qu’on ne sebattait pas à la frontière ? Est-ce que la gloire ne vaut pasl’argent ?…

Cependant, le temps passait. Le chevalier tenait ses yeux fixéssur la porte. Et cette porte ne s’ouvrait pas ! Bien mieux, unsilence étrange pesait sur toute la maison, comme si elle eût étéabandonnée. Il n’entendait pas ces craquements de parquet, cesbruits sourds de portes qui s’ouvrent, ces murmures lointains quiconstituent la vie d’une maison. Tout était mort !…

À la longue, ce silence devint angoissant.

Que se passait-il ?…

D’Assas voulut le savoir à tout prix. S’étant levé, il constataque sa tête était maintenant dégagée, sauf une lourdeur quipersistait à la tempe. Il se sentit fort, solide, prêt à toutentreprendre, s’il y avait quelque chose à entreprendre !…

Il se dirigea en hésitant vers la porte, l’ouvrit, et vitqu’elle donnait sur un somptueux vestibule où commençait l’escalierqui montait à l’étage supérieur.

À sa grande surprise, et presque à sa terreur, il vit que lagrande porte de la rue était ouverte. Il vit les passants aller etvenir dans la clarté gaie de la rue. Le tapis du vestibule étaitparsemé de fleurs, comme s’il y eût eu une fête… Devant le grandportail, un tapis était placé.

Une poignante angoisse étreignit le cœur du chevalier.

Il s’avança dans le vestibule et se hasarda à appeler.

Aussitôt un valet en grande tenue apparut. Cet homme se tenaitsur le pas de la porte, dans la rue. En apercevant le chevalier, ils’écria, avec cette familiarité des laquais de grandemaison :

– Ah ! Ah ! vous voilà sur pied, monofficier ! Eh bien, tant mieux ! car madame…

– Madame ? interrompit le chevalier.

– Eh ! oui, Mme Poisson !

– La mère de…

– De Mlle Jeanne… parfaitement, mongentilhomme !

– Jeanne ! songea d’Assas. Elle s’appelleJeanne !… Dites-moi, mon ami, ajouta-t-il tout haut, ces damessont sans doute sorties ?… Je voudrais pourtant leur offrirmes remerciements…

– Tout le monde est à l’église, fit le laquais en secouantla tête.

– À l’église ? murmura le chevalier enfrissonnant.

– Oui, tout le monde… depuis monsieur et madame jusqu’audernier valet, depuis Mme du Hausset jusqu’à ladernière fille de chambre… je suis resté seul pour garder l’hôtel…C’est moi le concierge ! termina le laquais en seredressant.

– Quelle église ? balbutia le chevalier en essuyant lasueur froide qui coulait sur son front.

– Saint-Germain, donc !… l’église de la paroisse,Saint-Germain-l’Auxerrois !…

Le chevalier fit un geste de remerciement et sortit, la têtebourdonnante, courant presque.

– Au diable le jeune fou ! pensa le laquais. J’allaislui expliquer le mariage de mademoiselle, ce qui l’eût intéressé àcoup sûr, et ce qui m’eût fait, à moi, passer cinq minutes…

– Pourquoi est-elle à l’église ? se demandaitd’Assas.

Cette question, il eût été bien simple de la poser au digneconcierge. Mais ce mot d’église avait bouleversé le chevalier, etla question s’était étranglée dans sa gorge. Il pressentait unmalheur, et jusqu’à la dernière seconde, il voulait garderl’espérance.

À l’église !… ce n’était ni dimanche ni jour de fête…

On va à l’église pour un enterrement… mais non ! il y avaitdes fleurs plein le vestibule, et le concierge avait un air defête…

On va aussi à l’église pour un mariage !…

Le chevalier s’arrêta court et devint très pâle. Des gens quipassaient près de lui l’entendirent qui disait presque à hautevoix :

– Eh bien, oui, un mariage ! Et puis après ?Pardieu, elle assiste au mariage d’une de ses amies, voilàtout ! Que diable vais-je chercher ? Quelle vraisemblancedans tout ce que j’ai vu et entendu y a-t-il que ce soit sonmariage à elle !… Allons donc !…

Il se remit à courir ; et comme il débouchait non loin del’église, les cloches se mirent à sonner joyeusement ; legrand portail s’ouvrit tout large, laissant passer au dehors desbouffées de la marche triomphale que les orgues attaquaient…

Devant ce portail ouvert, d’Assas demeura pétrifié.

Dans la vague obscurité de l’église, il vit une foule élégante,merveilleux costumes de cette époque qui fut le triomphe du« joli » sur le « beau », gracieux ensemble debroderies, de velours et de satins, couleurs claires, robes àfalbalas, jabots de dentelles précieuses, épées de parade àpoignées incrustées de diamants, tout un décor théâtral sur le fondlumineux des cierges de l’autel et des tapisseries dont l’églises’était parée…

Alors, au son des cloches sonnées à toute volée, au rythmemajestueux scandé par les orgues, un cortège s’organisait, précédépar un suisse gigantesque, passant dans la haie des invités quecourbait, comme un souffle d’harmonie, le même salut aux épousésqui s’avançaient !…

Le chevalier regardait cela, un vague sourire aux lèvres.

Dans cette foule, il cherchait Jeanne, et ses yeux allaient trèsloin, jusqu’à l’hôtel illuminé.

Soudain, le suisse parut dans la pleine lumière du jour.

Et il s’effaça…

Les épousés furent visibles…

Une légère secousse agita d’Assas. Il s’appuya à un arbre.Quelque chose comme une plainte monta à ses lèvres. Livide, hagard,il tenait ses yeux angoissés sur la belle épousée qui, lente ettremblante, toute pâle dans la magnificence des dentelles,s’avançait vers les voitures, donnant la main à l’époux !

– Jeanne ! râla d’Assas. Jeanne !… Elle !…Je ne rêve pas ! L’atroce réalité est bien là sous mesyeux !… L’aventure est effroyable !… mais que vais-jedevenir, moi !… Mais je l’aime ! je l’aime !oh ! insensé ! insensé !…

Devant la foule rassemblée, il se raidit un instant, chercha àadmettre « l’aventure »…

Et son regard, par un violent effort, se détourna de Jeanne,chercha l’époux !…

– Le Normant d’Étioles !

Et il le vit, si laid, si affreux avec son sourire sarcastique,ses yeux mauvais, son front têtu, sa taille déjetée ; il levit si insolent dans son triomphe, dans la splendeur de son costumesemé de perles et de pierreries, – toute une fortune sur unhabit ! – il le vit dans une telle hideur mise en valeur parla fragile et si délicate beauté de l’épousée, qu’une colère, unerévolte furieuse se déchaînèrent en lui !

Quoi ! c’était là le mari de Jeanne… Quoi ! cet êtredont il avait eu pitié !… Quoi ! cette idéale créatures’unissait à ce monstre ! Ah ! sans aucun doute l’immenserichesse du monstre avait conquis cette fille ! Unefille ! oui ! Une fille ! Pas de cœur, pas d’âmedans cette poupée ! Elle ne se donnait pas ! Elle sevendait !… Et lui ! lui le pauvre chevalier sansfortune ! lui qui n’avait que son épée et la poésie de sesrêves à offrir !… Il avait osé espérer !… Il avait faitce doux songe !… Ah ! la chute était terrible !… Ilavait cru aimer un ange : il s’était heurté à unefille !… Oh ! mais il allait lui dire, lui crier à laface de tous…

Il fit rapidement trois pas en avant.

Ces trois pas le portèrent en présence des épousés.

Sa gorge se serra ; ses paupières se gonflèrent comme sides larmes allaient en jaillir, mais en réalité ses yeuxdemeurèrent secs et hagards. Il chercha le regard de Jeanne. Ilchercha la parole qui devait traduire son désespoir et sarévolte…

Et dans cette seconde à peine saisissable, il vit que le regardde Jeanne se levait… se perdait… là-bas quelque part ! Jeannene le voyait pas ! Jeanne regardait quelqu’un, au loin,derrière lui !…

D’instinct, tout d’une pièce, il se retourna.

Et il vit !…

Sur le large balcon du Louvre, entre deux colonnes, c’était unedizaine de gentilshommes de la cour… et, en avant de cesgentilshommes, quelqu’un qui se penchait, un peu pâle, et regardaitJeanne !… Et ce quelqu’un, c’était Louis XV !…

– Le roi ! balbutia d’Assas éperdu de ce qu’ilentrevoyait. Le roi qui, cette nuit, était sous sesfenêtres !…

Avec cette rapidité et cette sûreté de mouvement que les hommesde décision ont dans les moments de crise, il s’effaça, attacha sesyeux sur Jeanne…

L’épousée avait vu le roi !

Ses yeux demeuraient rivés sur le balcon du Louvre !

Lentement elle porta jusqu’à ses lèvres le bouquet blanc qu’elletenait à la main.

Peut-être la pauvre enfant oubliait-elle en cette suprême minutela définitive cérémonie qui venait de s’accomplir, et où elle setrouvait, et que des centaines de regards étaient fixés surelle !…

Tout à coup, elle regarda autour d’elle…

Alors, elle se rappela sans doute !

Ses yeux, vers le balcon, jetèrent un adieu désespéré, et, avecune plainte d’enfant qui meurt, elle chancela, se laissa tomber enarrière, évanouie.

– Malheur ! malheur sur moi ! râla le chevalierd’Assas. Elle aime le roi !…

Il demeura un instant ébloui par la terrible lumière quienvahissait son esprit, écrasé par la catastrophe qui s’abattaitsur son amour.

Dans cet instant, au moment même où Jeanne tombait, il vit unhomme faire un pas et la recevoir dans ses bras. Le visage de cethomme était bouleversé par la douleur et peut-être par la colère.Il saisit, il enleva la jeune femme, la déposa dans une voiture oùl’époux, Le Normant d’Étioles, s’élança en même temps.

Cet homme qui venait de prendre Jeanne dans ses bras, cet hommedont la noble figure penchée sur l’épousée présentait tous lessignes d’une inquiétude affreuse, c’était Armand de Tournehem… lepère de Jeanne !…

– Oh ! gronda-t-il, est-ce que je me seraistrompé ?… Est-ce que j’aurais fait le malheur de monenfant ?…

Et, comme le chevalier, il murmura à son tour :

– Oh ! alors, malheur ! malheur surmoi !…

Seul le mari souriait de son affreux et immuable sourire.

Tout cela, le chevalier d’Assas le vit dans un coup d’œil ;cela dura quelques secondes à peine, puis il vit la voiture desépoux s’élancer, puis les invités à leur tour disparurent, puis lafoule qui s’était amassée se dissipa… puis, enfin, la porte deSaint-Germain-l’Auxerrois se referma…

D’Assas était demeuré à la même place, les mains jointes.

Un profond soupir gonfla sa poitrine.

Il jeta un morne regard sur le balcon du Louvre et vit que leroi avait disparu…

Alors, il murmura :

– C’est fini !… Tout est fini pour moi !…

Il fit quelques pas en chancelant. Ses dents claquaient. Ilrépétait, sans savoir :

– Elle aime le roi… c’est fini… tout est fini !

Le chevalier ne vit pas deux gentilshommes qui avaient sembléfaire partie du cortège nuptial, mais qui ne s’étaient pas éloignésen même temps que les voitures. À demi cachés dans l’angle de laruelle des Prêtres, ils n’avaient pas perdu des yeux d’Assas etavaient suivi chacun de ses mouvements.

De ces deux gentilshommes l’un s’appelait Berryer et étaitlieutenant de police. L’autre, c’était le comte duBarry !…

Le lieutenant de police, au moment où la foule se dissipa, fitun signe.

Le chevalier d’Assas, tout à coup, se vit entouré par cinq ousix individus à mine patibulaire.

L’un d’eux ôta son chapeau, exhiba un papier et dit :

– Pardon, mon officier. Vous êtes bien monsieur lechevalier d’Assas, cornette au régiment d’Auvergne, en congé àParis ?…

– Je suis bien celui que vous dites ! répondit lechevalier d’une voix morne.

Alors l’homme remit son chapeau et dit :

– Au nom du roi, je vous arrête !…

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