La Marquise de Pompadour

Chapitre 32LA NOUVELLE FEMME DE CHAMBRE

Le soir de ce jour, dans ce pavillon d’en face qui inspirait auchevalier de si terribles réflexions, dans ce charmant petit salonoù nous avons déjà introduit nos lecteurs, trois personnagesétaient réunis.

C’étaient M. Jacques, Juliette et le comte du Barry.

Juliette, debout, évoluait devant M. Jacques, assis, qui laregardait gravement.

Il était quatre heures.

Mais déjà les lampes étaient allumées, soit que la nuitcommençât à tomber, soit que les rideaux épais eussent étésoigneusement tirés.

– Eh bien ! dit M. Jacques. Ce costume de nuitvous sied à ravir. Il est d’ailleurs identiquement copié sur celuique porte votre rivale. Maintenant, mon enfant, je voudrais bienvous voir dans l’autre costume… Il vaut mieux ne rien laisser auhasard… et souvent un détail, insignifiant en apparence, a renverséde grands desseins…

Juliette, comme l’avait dit M. Jacques, portait un costumede nuit, c’est-à-dire un peignoir de soie d’une richesse et d’ungoût merveilleux.

Sur les derniers mots de M. Jacques, elle fit un signed’assentiment et se retira dans sa chambre.

Elle reparut dix minutes plus tard, vêtue en soubrette,exactement le même costume que Suzon…

M. Jacques l’examina soigneusement, en vérifiant l’identitédes détails sur un papier qu’il tenait à la main…

– Très bien, dit-il enfin. Voulez-vous, mon enfant, merépéter ce que vous avez à dire ?

Juliette prononça quelques mots rapides qui résumaient sansdoute la leçon qu’on lui avait apprise.

M. Jacques compulsa ses notes et demanda :

– Comment s’appelle la cuisinière ?…

– Dame Catherine, quarante ans, vaniteuse ; il y a unepièce de soie pour elle…

– Les deux filles de service ?…

– Pierrette et Nicole, vingt ans, toutes deux intelligenteset intéressées, ont été choisies par Suzon ; cinq mille livresà chacune…

– Et vous êtes, vous ?…

– La sœur aînée de Suzon…

M. Jacques parut très satisfait de cette sorte derépétition générale.

Il se leva, prit dans ses mains les deux mains de Juliette, etd’une voix qui semblait fort émue :

– Mon enfant, lui dit il, songez que de votre habileté… devotre hardiesse, surtout, dépendent de graves intérêts… mon enfant,j’ai confiance en vous…

Il y eut alors un long silence.

Vers cinq heures et demie, la nuit était tout à fait venue.

M. Jacques, qui se promenait de long en large, s’arrêtatout à coup, et dit :

– Allons… il est temps !…

Ils sortirent tous les trois, M. Jacques impassible, duBarry sombre, et Juliette violemment émue.

Devant la maison, une voiture attendait. C’était une de cessolides berlines de voyage qui couraient les routes de porte enporte. Elle était attelée de deux vigoureux chevaux sur l’undesquels un postillon, déjà en selle, était prêt à fouetter sesbêtes.

Juliette monta dans la voiture. Du Barry se plaça près d’elle.M. Jacques s’approcha du postillon.

– Les soixante mille livres ? demanda-t-il.

– Dans le coffre, Monseigneur, répondit le postillon.

– Vous avez toutes vos instructions ?…

– Oui, Monseigneur : une jeune fille doit monter danscette voiture et je dois la conduire hors Paris. Mais je n’ai pasencore l’endroit…

– Villers-Cotterêts, dit M. Jacques.

– Villers-Cotterêts, bien…

– Si la jeune fille vous demande de la conduire jusqu’à unvillage voisin qui s’appelle Morienval, vous la conduirez. Mais encours de route elle ne doit communiquer avec personne… À votreretour, vous me rendrez compte des incidents, s’il y en a eu…

Cela dit, M. Jacques monta dans la voiture qui s’ébranlaaussitôt et qui, dix minutes plus tard, s’arrêta à deux cents pasde la petite maison du roi.

Tous les trois descendirent, Juliette enveloppée d’un grandmanteau noir qui cachait entièrement son costume de soubrette.

Ils firent le tour de la maison.

Devant la porte bâtarde du jardin, un homme attendait. Ils’avança vivement à la rencontre de M. Jacques…

C’était Bernis.

Au loin, six heures sonnèrent…

– Êtes-vous prêt ? demanda M. Jacques.

– Oui, Monseigneur, répondit Bernis en dissimulant sonémotion.

M. Jacques se tourna alors vers du Barry et lui remit unpapier plié en quatre.

– Ce billet dans la chambre du roi, dit-il. Il faut queLebel fasse en sorte que le roi ne sorte pas avant minuit. Il fauttout prévoir. Le chevalier sera ici à dix heures. Rappelez-vousvotre besogne à ce moment-là. Deux heures ne sont pas de trop pourles incidents imprévus…

– Minuit, bien !… Et moi, ici à dix heures, dit lecomte qui, ayant pris le billet, s’éloigna aussitôt dans ladirection du château.

– Le signal, Bernis, dit alors M. Jacques.

En même temps, il jeta un dernier regard autour de lui.Juliette, un petit portemanteau à la main, s’était approchée de lapetite porte en même temps que Bernis.

M. Jacques se posta sous les quinconces.

Bernis frappa trois petits coups à la porte du jardin.

Elle s’ouvrit aussitôt, et Suzon parut, un peu pâle ettremblante.

À cette minute, elle eut une hésitation suprême et fit unmouvement comme pour se rejeter en arrière.

Mais déjà Bernis l’avait saisie par le bras et attirée audehors.

Au même instant, Juliette se glissa, rapide comme une ombre,dans le jardin, et la porte se referma.

– Ah ! François ! murmura Suzon en s’appuyant aubras de Bernis, je n’oublierai jamais les émotions que je viensd’avoir. Vous me jurez bien, au moins, qu’on n’en veut ni au roi nià Mme d’Étioles ?

– Je te jure sur ma part de paradis qu’il n’arrivera aucunmal ni à l’un ni à l’autre… Allons, viens… la voiture est là qui vat’emmener à Villers-Cotterêts. L’argent est dans le coffre… Lepostillon est à tes ordres… Te voilà riche… ne m’oublie pas danston bonheur, ma petite Suzon… Quant à moi, je garderai toute la viele charmant souvenir des quatre journées d’amour que je tedois…

Suzon, trop émue pour répondre, se contenta de presser contreelle le bras de son cavalier.

Ils atteignirent ainsi la voiture. Bernis, jouant jusqu’au boutson rôle d’amoureux, serra Suzon dans ses bras, puis la poussa dansla berline dont il ferma la portière à clef. Au même moment lepostillon enleva ses deux chevaux, et quelques minutes plus tard,le grondement des roues s’éteignit dans le lointain…

Bernis revint alors à M. Jacques, et,s’inclinant :

– C’est fait, Monseigneur… Je n’ai plus qu’à attendre dixheures… devant la grande porte… celle-ci étant réservée auchevalier d’Assas…

– Bien, mon enfant, dit M. Jacques. Dès mon retour àParis, venez me trouver rue du Foin. Et nous compterons. Vous avezces jours-ci opéré avec une souplesse, une habileté, une rapiditéqui vous donnent des droits.

Bernis se courba davantage. Quand il se redressa, il vit lasévère silhouette de M. Jacques qui s’enfonçait dans lesténèbres.

Juliette avait vivement traversé le jardin et était entrée dansle petit salon du rez-de-chaussée qu’éclairait une lampe. Il yavait trois jours qu’elle étudiait un plan de la maison fait parBernis d’après les indications de Suzon ; tout avait étémarqué sur ce plan, jusqu’à l’emplacement des moindres meubles.

Juliette connaissait donc la maison presque aussi bien que sielle l’eût habitée.

Elle se débarrassa du manteau qui la couvrait et le jeta au fondd’une armoire. Quant au petit portemanteau qu’elle tenait à lamain, elle le plaça sous un canapé… Alors Juliette regarda autourd’elle.

Elle était émue au point qu’elle tremblait. De ses deux mains,elle comprima les palpitations de son cœur, et en quelques minutes,elle parvint à dompter cette émotion, ou tout au moins à ladissimuler complètement.

Alors elle se dirigea sans hésiter vers l’antichambre qu’elletraversa, gagna l’office et apparut tout à coup à la cuisinière, ladigne Catherine.

– Voyons, Catherine, fit Juliette, voici que sept heuresapprochent et le souper de madame n’est pas prêt… Vous savezqu’elle n’aime pas attendre…

La cuisinière s’était retournée, stupéfaite, ébahie…

– Qu’avez-vous à me regarder ainsi ? Êtes-vousfolle ? reprit Juliette. Quand ma sœur va rentrer…

– Votre sœur ! balbutia la cuisinière suffoquée.

– Suzon ! Mais vous tombez des nues ?…

– Ah ! Mlle Suzon est votresœur ?…

– Oh ! a-t-elle la tête dure ! Suzon me l’avaitbien dit en venant me demander de la remplacer ici pour deuxjours !… Allons, allons, dame Catherine, à l’ouvrage !…Et songez que si je suis contente de vous pendant ces deux jours,j’ai une belle pièce de soie à votre service…

Ces paroles amenèrent un large sourire sur les lèvres de dameCatherine qui, revenant peu à peu de sa stupéfaction,murmura :

– Comme ça, vous remplacezMlle Suzon ?… Si le maître lesavait !…

– Ah ça !… interrompit Juliette en grondant, etNicole ? Et Pierrette ?… Où sont-elles, cesparesseuses !…

Elle sortit de la cuisine et gagna la chambre où couchaient lesfilles de service.

Pierrette témoigna la même stupéfaction que Catherine. MaisNicole ne parut pas autrement étonnée, et, sur un signe que lui fitJuliette, suivit la nouvelle femme de chambre dans le petitsalon.

– Suzon t’a prévenue ? fit-elle alors.

– Oui, madame…

– Il y a cinq mille livres pour Pierrette et autant pourtoi, si vous êtes intelligentes et dévouées.

– Que faut il faire ? demanda Nicole dans unempressement qui prouvait qu’elle ne demandait pas mieux que degagner la somme.

– Tout simplement ouvrir à celui qui viendra heurter à laporte un peu après minuit. D’ici là, que l’on frappe, que l’onheurte, que l’on crie, que l’on menace, ne pas ouvrir.

– Ouvrir à minuit, bien ! dit Nicole. Etaprès ?…

– Après ? Éteindre toute lumière dans l’escalier, etconduire celui qui viendra jusqu’à la chambre de madame…

– C’est facile, dit Nicole. Mais si je suis chassée parmadame ?

– Ne t’en inquiète pas : madame ne te chassera pas, aucontraire ! Mais enfin, si cela arrivait, tu entrerais auservice de Mme de Rohan, et le jour où tusortirais d’ici, tu recevrais cinq mille autres livres, ce qui teferait dix mille. Acceptes-tu ? Hâte-toi…

– J’accepte, dit Nicole résolument.

– Bien, ma fille. Va-t’en donc à l’office et empêche toutbavardage inutile. Tu peux dire que tu m’as souvent vue avec Suzon,ma sœur… Voici madame qui appelle…

Juliette s’élança dans l’escalier et pénétra aussitôt dans legrand salon où Jeanne, à demi étendue sur un canapé, rêvait, unlivre à la main. Jeanne considéra attentivement Juliette quisupporta l’examen sans brocher.

– Vous êtes la nouvelle femme de chambre ?demanda-t-elle.

– Oui, madame. Et j’espère que vous n’aurez pas lieu deregretter ma sœur.

– Ah ! Suzon est votre sœur ?

– Oui, madame ; cela se voit d’ailleurs ; nousavons même taille, au point que j’ai pu mettre sa robe, commemadame peut voir… car Suzon m’avait prévenue que madame étaitdifficile pour le costume de ses filles de chambre…

– Suzon m’a dit qu’elle serait absente trois ou quatrejours, reprit Jeanne.

– Oui, madame, c’est pour une affaire que nous avons dansnotre pays, près de Chartres. Et comme elle est plus au fait quemoi…

– C’est bien ce que Suzon m’a dit, murmura Jeanne. Etpourtant… où ai-je vu cette figure… ces yeux ?… J’élucideraicela demain matin… Comment vous appelez-vous ? reprit-elle àhaute voix.

– Julie, madame.

– Eh bien ! pour ne pas changer les habitudes de lamaison, je vous appellerai comme votre sœur : Suzon.

– Si cela convient à madame…

– Oui. Donc, Suzon, ma fille, je me sens fatiguée. Je nesouperai pas. Dans une demi-heure, tu me monteras une tasse delait, et puis, tu viendras me coucher…

Jeanne, dès cette époque, souffrait en effet de ce mal d’estomacdont elle devait être torturée toute la vie.

Devant l’ordre qu’elle venait de recevoir, Juliette demeuraatterrée.

Si Mme d’Étioles se couchait tout de suite, leplan si méticuleusement élaboré s’écroulait…

Jeanne remarqua la pâleur soudaine qui avait envahi le visage dela nouvelle femme de chambre.

– Eh bien ! dit-elle, qu’as-tu donc, Suzon ?…

– Rien, madame, rien… fit Juliette qui se hâta dedisparaître.

– Voilà qui est assez étrange, pensa Jeanne. Il me semble…que je pressens… je ne sais quelle trahison !… Et Louis qui nevient pas !… Louis que j’attends en vain !… mortellesjournées d’alarmes !… Que fait-il ?… Pense-t-il àmoi ?…

Jeanne oubliait que le roi avait juré de n’entrer dans cettemaison qu’appelé par elle !

Elle se trouvait dans un singulier état d’esprit.

Le billet qu’avait reçu le roi et qui, comme on l’a vu, luiavait été envoyé par M. Jacques, ce billet, en somme, nementait pas… Jeanne s’ennuyait !…

À se voir si bien obéie, elle éprouvait un dépit quil’énervait ; et si Louis XV avait compté sur cet état denervosité où l’attente jetait Jeanne, il avait à coup sûr agi enhabile homme.

Mais le roi n’en avait pas pensé si long : tout simplement,il n’osait pas !

Et alors que Jeanne se plaisait à lui prêter les plus brillantesqualités de hardiesse, le roi n’était au fond qu’un bon bourgeoisassez timide en amour, aimant de préférence les intrigues faciles,et redoutant pour sa paresse la nécessité d’un effort.

Jeanne, de cette tournure d’esprit, n’avait aucune idée.

– Je l’ai peut être trop durement traité !songeait-elle cent fois par jour en pleurant. Lui qui m’aimetant !… J’ai été cruelle, injuste… Ô mon roi, mon beau roi,pardonne-moi… pardonne à ton amante !

Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’elle reçut tout à coupde Suzon la demande de s’absenter.

Jeanne consentit facilement. Peut-être était-elle enchantée devoir un nouveau visage.

Suzon lui déplaisait ; elle la trouvait sournoise ;elle lui avait surpris des sourires qui l’avaient fait rougir…

Jeanne était donc favorablement disposée pour la nouvelle venue,quelle qu’elle fût.

Mais maintenant qu’elle avait vu Juliette, une vague inquiétudes’infiltrait peu à peu dans son esprit…

L’émotion manifestée par la nouvelle femme de chambre avaitredoublé cette inquiétude.

Pourquoi cette émotion, cette pâleur ?

Et surtout, comment se faisait-il que cette femme ressemblâtd’une façon si frappante à une personne déjà vuesûrement ?…

Où avait-elle vu cette personne qu’évoquait le visage deJuliette ?…

Elle ne savait. Et le souvenir de la fête de l’Hôtel de Ville nese présenta pas à son imagination.

Jeanne finit par écarter ses pensées qu’elle jugeait importunes,et, de toutes ses forces, appela l’image du roi.

La pendule, en sonnant huit heures, l’arracha brusquement à sesrêveries.

À ce moment, Juliette entra… Elle semblait plus émue que tout àl’heure encore… plus qu’émue : bouleversée.

Elle déposa sur un guéridon la tasse de lait que Jeanne but d’untrait en l’examinant du coin de l’œil…

– Voyons, fit alors Jeanne en se levant, viens medéshabiller, Julie…

Juliette suivit Jeanne dans la chambre à coucher.

– Madame, fit-elle tout à coup d’une voix tremblante, vousvoulez donc déjà vous mettre au lit ?

– Mais oui, ma fille, fit Jeanne étonnée de la question etsurtout du ton de terreur avec lequel elle était faite.

– Madame, reprit Juliette… si j’osais…

– Quoi donc ?… Mais sais-tu que tu me fais peur !Parle, voyons… Que veux-tu oser ?…

– Vous donner un conseil, madame !…

– Eh bien, donne-le, ton conseil ! Que deprécautions ! Quelle fille extraordinaire !…

– Madame, si vous m’en croyez, vous ne vous coucherez pas,fit Juliette comme si elle venait de prendre une résolutionsoudaine.

– Deviens-tu folle ? fit Jeanne qui sentait soninquiétude grandir de minute en minute. Pourquoi ne mecoucherais-je pas, si j’ai sommeil ?

– Et même, continua Juliette sans répondre, si j’étais à laplace de madame, non seulement je ne me coucherais pas… maisencore… je m’habillerais comme pour sortir !…

Jeanne sentit son inquiétude se transformer en terreur.

Elle fixa un profond regard sur Juliette qui baissa la tête.

– Voyons, dit-elle, tu me caches quelque chose…

– Madame…

– Je ne sais quelles idées me pénètrent… mais il me sembleque tu es ici… tiens… pour me trahir !… Ton trouble, tesétranges conseils…

Juliette poussa un cri, cacha son visage dans ses deux mains ettomba à genoux.

– Ah ! s’écria Jeanne au comble de l’épouvante, je neme trompais donc pas !…

– Madame, sanglota Juliette, vous voyez bien que je ne voustrahis pas !… puisque je cherche à vous sauver !…

– Me sauver !… Suis-je donc menacée ?…

– Madame, fit Juliette en se relevant et en jetant unregard désespéré sur la pendule, par grâce, par pitié, laissez-moivous habiller… Vous m’interrogerez après… je vous diraitout !…

Jeanne, stupéfaite et terrifiée, vit alors Juliette seprécipiter vers le cabinet de toilette et en revenir avec uncostume de ville et un manteau.

Fébrilement, avec des maladresses de hâte mais non de science,la femme de chambre se mit à habiller Jeanne qui se laissa faire ensilence.

– Neuf heures ! dit alors Juliette. Heureusement, nousavons encore une heure devant nous…

Jeanne, à ce moment, était complètement habillée, prête àsortir.

– Parle, maintenant, dit-elle avec une angoisse qu’elle neparvint pas à dompter complètement.

– Pas ici, madame, pas ici !… En bas, je vous ensupplie…

– Mais pourquoi…

– Pour que vous soyez sûre de pouvoir vous sauver !…Venez, venez, madame !… De grâce, ayez confiance en moi,puisque pour vous, je trahis ceux qui m’ont envoyée…

Jeanne, croyant rêver, se laissa entraîner par Juliette quipénétra dans le petit salon du rez-de-chaussée.

Tremblante et sûre désormais que quelque guet-apens avait étéorganisé contre elle, Jeanne se laissa tomber dans un fauteuil.

Juliette, malgré le froid du dehors, ouvrit laporte-fenêtre.

– Que madame m’attende un instant, dit-elle en s’élançantdans le jardin.

Quelques minutes plus tard, elle reparut en disant :

– Maintenant, je respire !… J’ai été tirer les verrousde la petite porte ; j’ai mis la clef dans la serrure, etmadame pourra fuir quand il lui plaira… dès maintenant, si elleveut…

– Je ne m’en irai pas sans savoir de quoi il s’agit, ditJeanne avec une fermeté qui fit frissonner Juliette.

Celle-ci jeta un coup d’œil furtif à la pendule.

Son rôle, à ce moment, devenait excessivement difficile etpérilleux :

Il s’agissait de décider Jeanne à fuir, mais il fallait en mêmetemps que la fuite n’eût pas lieu avant dix heures…

Il fallait gagner du temps, et pourtant il ne fallait pasdépasser l’heure.

Juliette, en un instant, eut calculé son affaire et établi sesbatteries…

– Madame, fit-elle tout à coup, je vous ai trompée :je ne suis pas la sœur de Suzon…

– Mais Suzon elle-même a dit…

– Suzon a menti comme moi, elle est complice comme moi,elle a été payée comme moi !… Ah ! les gens qui vous enveulent ont bien tout calculé, allez !…

– Qui sont ces gens qui m’en veulent ? demanda Jeanneen s’efforçant de garder tout son calme.

– Des ennemis du roi ! répondit Juliette.

Cette fois Jeanne ne put retenir un cri d’angoisse.

Qu’elle fût menacée elle-même, elle ne s’en inquiétait que justeassez pour se mettre en état de défense.

Elle était naturellement brave.

Son caractère entreprenant et romanesque ne répugnait pas auxaventures, même dangereuses.

Mais le roi ! le Bien-Aimé !…

Elle frémit de terreur à la pensée qu’il était menacé et quepeut-être elle ne pouvait rien pour le sauver.

– Explique-toi ! dit-elle d’une voix altérée. Ouplutôt, réponds clairement à toutes les questions que je vais teposer. Et ne mens pas, surtout ! Sinon, dussé-je te tuer demes mains…

– Madame, je ne mentirai pas, je le jure ! s’écriaJuliette. D’ailleurs, pourquoi mentirais-je ?… Si j’avaisvoulu vous perdre, je n’avais qu’à jouer mon rôle jusqu’au bout etlaisser faire !…

– C’est juste ! dit Jeanne.

Juliette eut un sourire de joie qu’elle dissimula en baissant latête.

– Tu seras dignement récompensée, reprit Jeanne. Maisvoyons. Tout d’abord, qui sont les gens dont tu parles ?

– Je ne les connais pas. Ce sont des gentilshommes. Voilàtout ce que je puis dire.

– Des félons !… Pourquoi est-ce toi et non Suzonqu’ils ont chargée de me perdre ?

– Parce que Suzon a eu peur. Elle a accepté de s’en aller,de laisser la place libre, mais elle n’a pu se décider au rôlequ’il fallait jouer, parce qu’elle a eu peur, je vous lerépète…

– Peur de quoi ?

– Que le coup ne réussisse pas. Et alors, non seulementvotre colère, mais encore la vengeance du roi étaient à redouter.Bref, moyennant une grosse somme d’argent, elle a simplementconsenti à s’en aller, sous prétexte d’un congé qu’elle vousdemanderait, et à laisser agir une autre plus hardie qu’elle…

– Et cette autre, c’est toi ?

– Oui, madame ! fit Juliette pourpre de confusion.

– Eh bien, que devais-tu faire ?…

– Je devais pousser madame à se coucher de bonne heure,afin que vers dix heures, elle fût endormie…

– Et alors ?…

– À dix heures, les gens en question doivent venir frapperà la porte… et je dois leur ouvrir.

– Ensuite ?…

– Je ne sais plus rien de précis, madame. Seulement j’aicru comprendre à force d’écouter…

– Voyons… qu’as-tu compris ?… Hâte-toi !… Carvoici dix heures qui approchent !…

– Eh bien ! voici : on devait s’emparer demadame.

On devait, par menaces et au besoin par violences, la forcerd’écrire à Sa Majesté… Jeanne frissonna.

– Alors, le roi, sur la lettre de madame, serait accouruici… et… je ne sais plus !…

– Oh ! mais je devine, moi ! murmura Jeanneatterrée. C’est un guet-apens contre Louis !… Oh !…comment le prévenir !…

À ce moment, on frappa à la porte extérieure de la maison, assezdiscrètement, en somme.

– Les voici ! fit Jeanne. Vite, préviens qu’on n’ouvrepas !

– C’est fait, madame ! Décidée à vous sauver, j’aipris mes précautions en conséquence. J’ai fermé à l’intérieur àdouble tour… et voici la clef !…

En même temps, Juliette jeta sur la table la clef qu’elle venaitde tirer de sa poche.

– Que faire ? murmura Jeanne ; quefaire ?…

– Fuir, madame ! Fuir sans perdre un instant…Entendez-vous ?… On frappe plus fort… Ils s’étonnent que jen’ouvre pas !… Mon Dieu !… Peut-être vont-ils essayer depasser par le jardin… Fuyez, madame, fuyez… Dans un instant, ilsera trop tard !…

– Eh bien, oui, fuir !… et prévenir le roi !…

– Venez ! venez !…

Juliette, comme dans un moment d’égarement, saisit Jeanne par lebras, au moment où on frappait encore au dehors, et l’entraîna dansle jardin.

Devant la petite porte, elle s’arrêta toute tremblante…

– Attendez, madame… je vais m’assurer que vous n’avez rienà craindre de ce côté-ci.

– Tu seras royalement récompensée, dit Jeanne.

Juliette avait entr’ouvert la petite porte et jeté un rapideregard sous les quinconces.

– Personne, murmura-t-elle. Fuyez, madame…

Jeanne franchit la porte.

– Et toi ? fit-elle alors tout à coup. Viens avecmoi !…

– Fuyez ! fuyez donc ! dit Juliette pour touteréponse.

Et aussitôt, rentrant dans le jardin, elle repoussa la petiteporte, la ferma à double tour et mit les verrous…

Alors, haletante d’une émotion qui cette fois n’était passimulée, elle attendit un instant, jusqu’à ce qu’elle eut entendusur le gravier les pas de Jeanne qui s’éloignait, légère etrapide…

Puis, elle rentra dans la maison et appela Nicole.

– Dans cinq minutes, toutes lumières éteintes…

– J’entends…

– Et à minuit… lorsqu’on frappera…

– J’ouvre…

– Et tu conduis par la main jusque dans la chambre demadame celui qui se présentera !…

Sur ces mots, Juliette monta lestement dans la chambre etcommença à revêtir un costume de nuit entièrement semblable à ceuxque portait madame d’Étioles…

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