La Marquise de Pompadour

Chapitre 18L’HÔTEL D’ÉTIOLES

Lorsque le chevalier d’Assas, ayant franchi la porte de laBastille, eut respiré cinq ou six grands coups d’air libre ;lorsqu’il se fut assuré que son libérateur avait disparu, ledébarrassant de sa présence et de l’étrange malaise qu’il luioccasionnait, – malaise que le jeune homme se reprochait comme unenoire ingratitude, – lorsque, enfin, il fut bien convaincu qu’ilétait libre, ou du moins ce qui s’appelait libre à cette époque où,sur dix passants, il y avait un agent secret chargé de surveillerles neuf autres, le chevalier prit en toute hâte le chemin de larue Saint-Honoré.

Il marchait gaillardement, le nez au vent, la main sur lapoignée de l’épée qu’on lui avait rendue au corps de garde de lasombre forteresse.

Il n’eût pas fait bon le regarder de travers en ce moment.

En effet, le chevalier sentait son cœur bondir à la pensée de ceque lui avait révélé le digne M. Jacques : cette sorte deconspiration qui devait jeter Jeanne dans les bras du roi deFrance !…

Lui, un simple cornette, un pauvre officier subalterne, ilallait se trouver en lutte avec la personne royale ! avecLouis XV !…

Pareil à ces chevaliers errants des époques héroïques, il sedisait que, pour sauver la dame de ses pensées, il était prêt àdonner sa vie !…

La lutte serait effrayante ! Mais son courage se haussait àcette entreprise titanesque où il s’agissait de sauver une douce etbelle créature des embûches qui l’entouraient sans doute, de lasauver d’elle-même ; au besoin ! Et lui, contre cedévouement qui le mènerait peut-être à l’échafaud, ne demanderaitrien.

Non ! Rien !… En somme, le chevalier raisonnait commeun don Quichotte, mais comme un don Quichotte plein de jeunesse,don Quichotte, moins le ridicule, plus la beauté !

Le bon apôtre ne s’avouait pas que, sous tout ce beaudévouement, il y avait bel et bien un amour sans guérison possible,une passion ardente qui l’entraînait malgré lui. Et il avait raisonde ne pas se faire cet aveu, car l’amour pur est au fond la formela plus idéale du dévouement.

Crâne, et le tricorne sur l’oreille, la pâleur de la prison déjàdisparue sous ces roses que la marche au grand air et la joiemettent sur un jeune visage, le chevalier d’Assas atteignit doncrapidement l’auberge des Trois-Dauphinsau moment où maîtreClaude, le digne hôtelier, s’apprêtait à faire porter sonportemanteau à la halle aux hardes pour se dédommager de la dépensedemeurée impayée.

Maître Claude ne put dissimuler une grimace en apercevant lechevalier.

La belle Claudine, sa femme, devint au contraire rayonnante dèsque le jeune homme eut mis le pied dans la grande sallecommune.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle gentiment, c’estbien vous que je vois, monsieur le chevalier ! Quellesinquiétudes nous avons eues !…

– Surtout pour mon argent, grommela Claude.

– Merci, ma bonne madame Claude, fit le chevalier. J’ai dûentreprendre tout à coup un voyage imprévu, et, vous le voyez, mevoici… mourant de faim et de fatigue, je vous l’avoue !

– Pierre ! Jeannette ! cria la belle Claudine,vite, un couvert pour monsieur le chevalier qui a faim ! vitequ’on bassine le lit du 14 !… Si monsieur le chevalier ledésire, on va lui monter son dîner dans sa chambre…

– Non, non, mille mercis, ma chère dame… Je dînerai ici,près de ces magnifiques fourneaux si agréables à voir… et àflairer, ajouta le chevalier en riant. Quant à bassiner mon lit,pas davantage ; il me suffira de prendre une heure de reposdans un bon fauteuil.

– À la bonne heure ! s’écria maître Claude qui, flattédes éloges accordés à ses fourneaux, se rua aussitôt en cuisine etse mit à préparer un déjeuner succulent, digne d’un clientsérieux.

Le chevalier s’assit à une table que déjà une servante couvraitde son couvert d’argent et sur laquelle Mme Claude– la belle Claudine – déposait un flacon de beaujolais.

– C’est curieux, se disait le chevalier lorsqu’il attaquala tranche de pâté que l’hôtesse venait de déposer dans sonassiette ornée du chiffre de la maison : trois dauphins or surazur, c’est curieux, ce matin, je voulais absolument mourir et jen’eusse pas racheté ma peau six liards. Par la tête ! par leventre ! par le diable cornu ! qu’on est bête quand onest triste ! C’était la prison, sans doute ! c’était cetair méphitique et fade qui me portait au cerveau ; c’étaitcette obscurité qui me mettait du noir dans l’âme… Et maintenant,morbleu ! j’ai envie de rire, de chanter ! J’ai envied’embrasser l’hôtesse !…

– Prendrez-vous bien une aile de ce perdreau ? soupirala belle Claudine. On vient de le rôtir à votre intention, toutbardé de lardillons et enveloppé de feuilles de vigne…

– Une aile, madame Claude ? Les deux ailes,voulez-vous dire ! Et les deux cuisses ! Et la carcasse,et les pattes, et la tête ! À moi le perdreau ! Vous êtescharmante, madame Claude, et votre perdreau est divin…

La belle Claudine, pourpre de plaisir, découpa le volatile quirépandait en effet un merveilleux fumet, et qui reposaitdouillettement sur un canapé de choux tendres à souhait.Canapé fut dit par l’hôtesse. Et c’était déjà le termeofficiel en gastronomie.

– Je suis bien… bien heureuse, murmura Claudine.

– De quoi donc, ma belle hôtesse ? fit le chevalierétonné.

– De… de vous revoir… c’est-à-dire de vous voir si bonappétit. C’est un honneur pour ma maison.

– Ah ! c’est que je reviens d’un pays où l’on jeûneavec furie, avec extravagance ; voilà huit jours que j’enragede faim et de soif.

– Pauvre garçon ! soupira Claudine qui, voyant leflacon de Beaujolais entièrement vide, s’empressa de courir enchercher un deuxième.

– Moi aussi, j’ai soif ! dit à ce moment une voix.

– Et moi aussi, j’enrage ! ajouta une deuxièmevoix.

Ces deux exclamations furent ponctuées par deux coups de poingassénés sur une table voisine, par deux consommateurs qui venaientd’entrer et de prendre place l’un vis-à-vis de l’autre.

– Une bouteille de vin d’Anjou ! tonna le premier.

– Pardon ! rugit le deuxième, une bouteille dechampagne !

– Monsieur Prosper Jolyot de Crébillon, vousm’insultez !…

– Monsieur Noé Poisson, vous m’excédez !…

– Allez-vous encore me faire la guerre ?

– Allez-vous encore me soutenir que le champagne n’est pasle nectar des dieux, que Jupiter et Apollo ne l’ont pas exprès créépour les poètes, c’est-à-dire pour moi !

– Votre M. Jupiter est un faquin, dit NoéPoisson ; et votre M. Apollo un cuistre, incapable dedistinguer l’âge et le cru d’un flacon.

– Poisson, dit le poète en larmoyant, je t’assure que tu mefais de la peine…

– Et toi, Crébillon, tiens, tu me fais pleurer… tel unveau !

Les deux ivrognes, en effet, qui étaient entrés pour près etfurieux, sans doute à la suite de cette intéressante discussioncommencée dans la rue, se mouchèrent bruyamment et essuyèrent leursyeux. Mais à ce moment, le garçon d’auberge plaçait devant eux unebouteille de saumur et un flacon de champagne tout débouchés. Mais,comme il n’était pas au courant de l’éternel sujet de dispute quidivisait ces deux parfaits amis, si étroitement liés d’ailleurs, ilplaça le champagne devant Noé Poisson qui ne pouvait pas le sentir,disait-il, et offrit le vin d’Anjou à Crébillon qui le détestait,prétendait-il.

Ils trinquèrent après avoir consciencieusement essuyé leurslarmes.

– Poisson, mon cher Noé, dit Crébillon en avalant d’untrait son verre de vin d’Anjou, je te jure que tu as tort de ne pasgoûter à ce champagne ! C’est sec, pétillant, la mousse vouschatouille, cela vous a un fumet de pierre à feu…

– Crébillon, reprit Noé de son côté, Dieu me damne si ceverre de saumur n’est pas la véritable liqueur digne d’un grandpoète comme toi ! Bois du saumur, mon ami ! bois…

En même temps, il absorbait une forte rasade de champagne.

– Exquis ! fit-il en remplissant à nouveau sonverre.

– Délicieux ! ponctua Crébillon en caressant le goulotdu flacon d’Anjou.

Cependant, le chevalier d’Assas qui, comme tous les amoureux,éprouvait le besoin de se raconter à lui-même son amour, lechevalier continuait le monologue que nous avons esquissé plushaut.

– Oui, continuait-il, je voulais mourir ! Est-cebête ? Or ça, pourquoi donc suis-je si gai, maintenant ?Est-ce parce que je suis libre ? Hum ! Il y a un peu devrai là-dedans, mais enfin, parce que je puis aller et venir à maguise, ce n’est pas une raison suffisante pour trouver que Paris aembelli depuis une dizaine de jours que je le quittai !…Voyons, est-ce parce que ce vénérable inconnu… non, non… ce n’estpas cela ! Et puis, est-il si vénérable que cela, monsauveur ? Il a une tête qui ne me revient qu’à demi !…Alors ?… Ma foi, j’y renonce, je suis gai parce que je suisheureux, et heureux parce que je suis gai, voilà tout !

La vérité que le chevalier ne voulait pas avouer et que nousavons, nous, le droit de dégager, la voici : dans laconversation qu’il avait eue avec M. Jacques, d’Assas avaitété vivement frappé par deux choses : la première, c’est quele roi Louis XV aimait bien Jeanne, c’est vrai, mais que Jeanne nel’aimait pas encore, puisque le digne précepteur du roi tentait desauver Louis de cet amour. La deuxième, c’est que Jeanne étaitmariée, c’était encore vrai, c’était là une catastropheirréparable… pour le moment, mais Jeanne n’aimait pas sonmari !

Non seulement elle ne l’aimait pas, mais encore elle en avaithorreur !

La situation paraissait donc très nette et très franche au jeunehomme, qui se disait avec juste raison qu’en de semblablesconditions il avait le droit d’espérer.

Enfin, s’il faut tout dire, le chevalier « seforçait » un peu à l’espoir et à la joie.

Il avait tant souffert en ces quelques jours !…

Quel bouleversement dans sa vie !…

Il était venu à Paris pour obtenir la protection du duc deNivernais et surtout du maréchal de Mirepoix sur lequel il comptaitpour passer du régiment d’Auvergne aux chevau-légers du roi. Et,certes, il ne pensait guère à l’amour lorsqu’il s’était mis enselle pour entreprendre ce long voyage, avec un congé régulier etdeux mois de solde dans la poche !

Il ne rêvait alors que batailles, avancement et gloire, tout cequi peut hanter la tête d’un jeune officier de fortune, qui ne peutguère compter que sur sa vaillance et sa bonne mine pour faire sonchemin.

Et il avait suffi de la rencontre, dans une clairière empourpréepar l’automne, d’une petite fille qui l’avait regardé de ses yeuxdoux, railleurs et profonds, pour donner à sa vie une orientationtoute nouvelle !

Voilà à quoi songeait le chevalier d’Assas en remontant dans sachambre, le fameux 14 d’où on avait une si belle vue sur lesjardins du couvent des Jacobins.

Comme il l’avait annoncé, le chevalier prit aussitôt sesdispositions pour dormir une heure ou deux dans un fauteuil.Habitué aux nuits de corps de garde, aux alertes et à la dure, ilne doutait pas que ce court sommeil ne réparât en partie ses forcesépuisées par la mortelle angoisse de la prison.

Il venait donc de s’installer de son mieux dans le fauteuilsusdit et déjà il fermait les yeux, lorsqu’on frappa légèrement àla porte.

– Entrez, dit le chevalier qui, soit insouciance ouhabitude, ne s’enfermait jamais à clef…

L’hôtesse, la belle Claudine, parut aussitôt, tenant une lettreà la main. Mais cette lettre n’était au fond qu’un prétexte pourelle ; ce qu’elle voulait, surtout, c’était revoir le jolichevalier, s’assurer qu’il ne manquait de rien, soupirer, leregarder de ses yeux langoureux, enfin se livrer à tout ce manège àdemi amoureux qui donnait satisfaction à son âme sentimentale ettrès bourgeoise.

– Voici une lettre pour vous, monsieur le chevalier,dit-elle.

– Pour moi ! s’écria d’Assas très étonné ; car, àpart du Barry et d’Étioles, il ne connaissait personne à Paris quisût déjà son adresse.

– Oui, reprit Claudine, elle vous a été apportée le jourmême de votre départ, juste au moment où vous sortiez, pour ne plusrevenir qu’aujourd’hui… J’ai même couru après vous dans la rue…mais vous étiez loin déjà… vous couriez si vite… à quelquerendez-vous… d’amour, sans doute…

En même temps, elle tendait la lettre au chevalier qui l’ouvritmachinalement.

Mais à peine y eut-il jeté un coup d’œil qu’il se dressa toutdebout, devint très pâle et courut à la fenêtre pour la relire avecplus d’attention.

– Et vous dites que ce billet m’est parvenu au moment mêmeoù je sortais ?

– Oui, monsieur ! Ah ! mon Dieu ! serait-cequelque malheur !…

– Et vous dites que vous avez couru après moi ?…

– En vous appelant ! Mais vous ne m’entendiez pas sansdoute !…

– Fatalité ! murmura le chevalier.

Il demeura un moment accablé. Cette lettre, c’était celle queJeanne avait fait porter par Noé Poisson, et où elle appelait lechevalier à son secours !…

Dix jours s’étaient écoulés depuis !…

Le chevalier chancelant alla retomber dans son fauteuil. Labelle Claudine l’examinait avec un intérêt facile à comprendre et,oubliant ce commencement d’amour qui germait dans son cœur,cherchait, dans un sentiment presque maternel, comment ellepourrait se rendre utile.

– Chère madame Claude, fit tout à coup le chevalier, qui aapporté cette lettre ?

– Ma foi, monsieur, répondit Claudine, en ceci du moins,vous jouez de bonheur. L’homme qui vous apportait ce billet, et quevous avez du reste heurté en sortant, a voulu goûter à notre vin etle trouva fort bon, en sorte que, depuis, il revient tous les joursavec un de ses amis, et qu’ils vident à eux deux force flacons, ensorte que, enfin, cet homme est en ce moment en bas, en train deboire…

– J’y cours, dit le chevalier. Ou plutôt non… priez-le demonter… et puis, chère madame Claude, je compterai sur vous pour nepas être dérangé dans l’entretien que je veux avoir avec cet homme…vous êtes si aimable et si intelligente que je ne doute pas…

Claudine, charmée, s’élança sans attendre la fin de la phraseet, quelques minutes plus tard, elle introduisait non pas un homme,mais deux…

C’était Noé Poisson et son inséparable ami le poèteCrébillon.

Le chevalier fit un signe que comprit l’hôtesse, car elle sepencha sur la rampe et cria :

– Deux flacons d’anjou et deux bouteilles de champagne pourle n° 14.

– Oh ! oh ! fit Noé Poisson en faisant claquer salangue et en arrondissant les yeux.

– Quatre flacons de champagne eussent mieux valu, murmuraCrébillon.

À cet instant, une servante déposait sur la table les bouteilleset les verres. Puis le chevalier, Noé Poisson et Crébillon setrouvèrent seuls.

– Messieurs, dit d’Assas d’une voix altérée, lequel de vousdeux m’a apporté une lettre, il y a une dizaine dejours ?…

– C’est moi ! fit Noé. Je vous remets à présent. C’estvous qui m’avez fait asseoir sur le derrière en passant.

– Je vous prie de m’en excuser, monsieur, j’étais fortpressé ; en mémoire de cet événement, je suppose que vousvoudrez bien boire avec moi à la santé du roi ?… ainsi quemonsieur votre ami ?…

– De grand cœur ! firent les deux ivrognes quis’assirent sans façon.

– Seulement, continua le chevalier, quand nous auronstrinqué, je prierai monsieur votre ami de nous laisser seuls… carje voudrais vous entretenir particulièrement…

– Impossible, monsieur ! dit Noé d’un airmajestueux.

– Tout à fait impossible ! ajouta Crébillon en avalantun verre de vin.

– Oreste et Pylade, Castor et Pollux, deux doigts de lamême main, deux cœurs qui battent à l’unisson, mêmes pensées, mêmesgoûts…

– Soit donc ! fit d’Assas avec une certaineinquiétude. Et en lui-même il ajouta :

– Que pourrai-je tirer de ces fieffés suppôts deBacchus ?Rien ou pas grand chose…

– Ah ça ! mais, s’écria tout à coup Crébillon, c’estbien vous, mon beau jeune homme, que nous avons trouvé évanoui etfort mal en point, dans la rue des Bons-Enfants, en face de l’hôteloù nous vous transportâmes…

– Ah ah ! c’est donc vous qui m’avez ramassé etporté ? Touchez là ! Vous êtes tous deux des amis duchevalier d’Assas !

Les deux inséparables s’inclinèrent non sans quelquedignité.

– Mais, dites-moi, reprit vivement le chevalier, avez-vouspu voir celui qui, lâchement et par derrière, m’avait porté ceterrible coup ?

– Nous n’avons rien vu… que vous, très pâle, comme je vousdisais… la rue était déserte.

– Quoi qu’il en soit, merci de tout mon cœur. Vous m’avezrendu là un service que je n’oublierai pas. Comptez sur magratitude.

– Il est tout plein gentil ! murmura Crébillon àl’oreille de Poisson.

– Et il nous fait boire du fameux ! ajouta Noé sur lemême ton.

D’Assas garda une minute le silence, puis, d’une voix quitremblait légèrement, il dit :

– Messieurs, le service que vous m’avez rendu tous les deuxfait que je parlerai à cœur ouvert, comme à des amis… Monsieur,ajouta-t-il en s’adressant spécialement à Noé, à votre air, à votrecostume, je vois bien que vous ne pouvez être un simple serviteurde la personne qui a écrit la lettre… qui vous a envoyé… Cettepersonne, monsieur, la connaissez-vous ?… entendons-nous, laconnaissez-vous assez pour…

– Je crois bien ! interrompit Noé avec un rire épais.C’est ma fille !

– Votre fille ! s’écria le chevalier stupéfait,abasourdi.

– Oui, monsieur, dit majestueusement l’ivrogne ; c’estmoi, Noé Poisson, le mari d’Héloïse Poisson, père deJeanne-Antoinette Poisson, aujourd’hui madame Le Normantd’Étioles…

– Votre fille ! balbutia d’Assas.

– Je vois ce qui vous étonne. Vous vous demandez comment ilse fait qu’un homme aussi fort, aussi solide, aussi puissant quemoi peut être le père d’une pareille mauviette ? Car ma filleest une faiblarde, monsieur ! Pas pour deux liards demuscles ! Incapable de vider seulement la moitié d’un verredans tout un repas ! Des vapeurs avec cela ! Des larmes,des vertiges, des évanouissements pour un rien !…

D’Assas considérait Poisson avec une stupeur voisine del’effroi.

… Cet homme ! le père de Jeanne !… Ce n’était paspossible ! Comment cet ivrogne se trouvait-il assez riche pourposséder un hôtel magnifique, plein de bibelots coûteux ?Comment cet être dégradé avait-il pu songer à donner à Jeannel’éducation de princesse qu’elle avait reçue ?

Il y avait là un mystère. Mais il comprit que ce n’était pas NoéPoisson ni Crébillon qui l’aideraient à l’approfondir.

– Permettez-moi de vous féliciter, dit-il ;mademoiselle Jeanne…

– Pardon : Mme d’Étioles !…

– C’est vrai… Mme d’Étioles est unevéritable reine par la beauté, l’esprit, l’éducation…

– Je m’en flatte, dit Noé.

– C’est moi qui lui ai enseigné la poésie ! ajoutaCrébillon. En ce sens, elle est un peu ma fille à moi aussi !Et vous savez, talis pater, talis filia : c’est vousdire qu’elle tourne le vers à ravir.

– Et musicienne, monsieur !

– Et peintre ! graveur ! Elle dessine, elle jouedu clavecin, c’est une artiste !

– Une fée ! dit Poisson.

– Une muse ! conclut Crébillon.

Le chevalier demeurait comme atterré. Les deux amis trinquèrent,vidèrent leurs verres, et ils préparaient une nouvelle avalanched’éloges, lorsque d’Assas reprit :

– Monsieur, je vous en supplie, rappelez bien vossouvenirs. Puisque vous êtes le père de… madame d’Étioles, vousdevez tenir à ce qu’elle soit heureuse…

– Je vous garantis qu’elle l’est !

– Soit ! Mais le jour où elle vous a chargé de portercette lettre, ne s’était-il rien passé d’anormal… d’étrange… dedangereux pour elle ?

– Rien de rien !

– Elle ne vous a point paru triste, inquiète,agitée ?…

– Elle ?… Jamais je ne l’ai vue si gaie. La preuve,c’est qu’elle m’a donné douze louis rien que pour me dépêcher, nepas m’arrêter en route. Et je vous assure que j’ai bien gagné mesdouze louis. À ta santé, Crébillon ! À la vôtre, monsieur lechevalier d’Assas !

– Rien ! Rien ! murmura avec angoisse lechevalier. Je ne tirerai rien de ces ivrognes !

Tout à coup, il se frappa le front. Un éclair illumina sonregard.

Il saisit la main de Noé Poisson et dit :

– Monsieur, voulez-vous rendre à votre fille un grandservice ?

– Parbleu !…

– Et moi donc ! fit Crébillon.

– Eh bien, en ce cas, conduisez-moi près d’elle.Introduisez-moi dans l’hôtel qu’elle habite. Faites que je puissel’entretenir une minute sans témoins… Ah ! monsieur, je vousjure que le souci de son bonheur me guide seul… et que nullepensée, dans votre susceptibilité paternelle…

– Mais tout cela est facile ! interrompit Noé Poissonavec un calme qui désarçonna d’Assas.

– Ainsi, continua le chevalier, vous acceptez ?…

– À l’instant même !…

– Messieurs, veuillez m’attendre dans la salle commune. Letemps de m’habiller, et je vous rejoins !…

« Quel père étrange, songea le chevalier quand il fut seulet tout en s’apprêtant fébrilement. Tout est donc mystère chezcette fille extraordinaire !… »

D’Assas employait et pouvait employer sans scrupule le mot« fille », qui n’avait pas à cette époque le sensoblitéré qu’il a fini par prendre de nos jours. De même, quand ungalant homme disait alors « ma maîtresse » en parlantd’une femme, cela signifiait simplement qu’elle était la dame deses pensées, qu’il était aux petits soins pour elle, sans que celapût éveiller l’idée de la faute.

Le chevalier retrouva dans la salle commune Crébillon et NoéPoisson qui achevaient une dernière bouteille. Tous trois se mirenten route et gagnèrent le quai des Augustins où se trouvait l’hôteld’Étioles.

Ils furent introduits dans un petit salon qui était unemerveille de grâce et de richesse.

Poisson demanda sa femme.

Madame était sortie… Héloïse était en consultation chezMme Lebon, la tireuse de cartes.

– Tant mieux ! grommela Noé qui, aussitôt, se fitconduire auprès de Mme d’Étioles, laissant làCrébillon, qui s’endormit sur un fauteuil, et le chevalier toutpalpitant…

Au bout de quelques minutes, un laquais galonné vint chercher lechevalier et le conduisit à travers une série d’escaliers et depièces ; – les escaliers étaient ornés d’objets d’art,statues, lampadaires de bronze, rampes en fer doré, tapis épais surle marbre des marches, – les pièces étaient des merveilles derichesse, et chacune d’elles représentait une fortune.

Le pauvre chevalier, quelle que fût sa préoccupation, fut toutébloui.

Plus que jamais il comprit la distance qui le séparait de cellequ’il osait aimer.

La jolie petite fille de la clairière de l’Ermitage disparut deson imagination, qui se représenta dès lors la grande dame quedevait être Jeanne d’Étioles.

Il trembla. Tel est l’effet que produit la vue de l’opulencemême sur les âmes blasées. Or, le chevalier était tout jeune.C’était un pauvre petit officier qui, en fait de faste, neconnaissait encore que les corps de garde et les chambresd’auberge.

Il eut alors la sensation douloureuse qu’il entreprenait unedémarche extravagante.

Que venait-il faire là ? Qu’allait-il dire à la haute etpuissante maîtresse de ce palais qui l’écrasait de son luxeinsolent ?

Tout à coup, il la vit !…

On venait de l’introduire dans une sorte de boudoir d’uneadorable simplicité. Peut-être Jeanne, dont le cœur connaissaittoutes les délicatesses et dont l’esprit subtil devinait avec tantd’acuité la pensée des autres, avait-elle voulu montrer auchevalier que pour lui elle était encore la jolie fée sylvestre del’étang.

Elle s’avança vers lui, les deux mains tendues.

Et lui, déjà enivré, troublé jusqu’au plus profond de l’être,s’inclinait en tremblant sur ces deux petites mains et les baisait,avec la tentation de se mettre à genoux…

Jeanne se dégagea doucement, lui désigna un fauteuil et s’assitelle-même.

– Je vous attendais, chevalier, dit-elle en souriant.

– Vous m’attendiez, madame !… Hélas ! j’arrive unpeu tard sans doute… mais j’ai une excuse : je viens de lireseulement il y a une heure la lettre que vous m’avez fait l’honneurde m’adresser : je sors de la Bastille !

– De la Bastille !… Vous n’aviez donc pas reçu malettre le soir où…

– Où vous m’avez sauvée, madame ! Car c’étaitvous ! Dans le sommeil de plomb où j’étais plongé, dans cetteimpuissance où je me trouvais de faire un geste, de prononcer unmot, je vous ai reconnue…

– Oui, c’était moi, dit simplement Jeanne, et une ombre demélancolie voilà son front. Ainsi, à ce moment là, vous n’aviez pasencore lu…

– Non, madame… je me trouvais rue des Bons-Enfants… et… jem’étais arrêté sous vos fenêtres… tout à coup, j’ai vu quelqueshommes qui, dans l’ombre, considéraient votre maison… j’ai cru quec’étaient des malfaiteurs… je me suis avancé vers eux… ce n’étaitpas un malfaiteur qui était là, madame !… c’était le roi deFrance !…

Jeanne devint très pâle, puis soudain, pourpre.

Le chevalier poussa un soupir amer : l’effet produit parses paroles dépassait tout ce qu’il avait pu redouter.

– Continuez, je vous prie, dit faiblement madamed’Étioles.

– Hélas ! madame, reprit alors le chevalier d’une voixtremblante, que vous dirai-je ?… Oserai-je vous dire ladouleur qui m’étreignit lorsque je reconnus que j’avais unrival !…

– Chevalier !…

– Ah ! je vous en supplie, laissez-moi répandre à vospieds l’amertume et le désespoir qui débordent de mon cœur !…Je vous aime, madame ! Vous le savez bien, mon Dieu !…Vous l’avez vu du premier coup… Je vous aime en insensé, car jevois ma passion sans issue, et je sens que je vous aimerai toute lavie !… Un rival !… Quel rival !… Le roi !…

Jeanne palpitait. Son sein se soulevait. Les paroles duchevalier la plongeaient dans un inexprimable ravissement. Était-cepossible ! Le roi était venu rôder sous ses fenêtres !…Oh !… mais il l’aimait donc !…

Et, en même temps, elle était bouleversée par la passion sivraie, si ardente, si impétueuse, de ce jeune homme si beau dont leregard de flamme la pénétrait jusqu’à l’âme.

– Je vous en supplie, murmura-t-elle, achevez votrerécit…

– C’est bien simple, madame ! Au moment où jedemeurais tout atterré de cette rencontre, la gorge serrée par uneterrible angoisse, je reçus par derrière un coup violent à la tête.Je tombai. Je perdis connaissance. Je vous entrevis, penchée surmoi… je revins à moi pour apprendre que vous étiez àSaint-Germain-l’Auxerrois… j’y courus… et je vis que c’était votremariage qu’on venait de célébrer… C’est à ce moment que je fusarrêté…

– Pourquoi ?…

– Voilà ce que je ne saurai jamais, sans doute… Mais monarrestation ne vous semble-t-elle pas la suite toute naturelle ducoup que je reçus… lorsque j’eus reconnu… le roi !…

Jeanne, elle aussi, le pensait !… Et, malgré elle, elle nepouvait s’empêcher de songer que si d’Assas eût été le roi deFrance, il n’eût pas employé un pareil moyen pour se débarrasserd’un rival !… Mais si c’était Louis XV qui avait fait arrêterle jeune homme, pourquoi l’avait-il fait relâcher si vite ?Elle savait parfaitement que s’il était très facile d’entrer à laBastille, il était horriblement difficile d’en sortir… Il y avaitlà une question à laquelle le chevalier répondit enreprenant :

– Quelqu’un qui s’intéresse à moi et qui est haut placé apu obtenir mon élargissement.

On vient donc de me remettre seulement la lettre que vousm’adressiez… Vous m’appeliez à votre secours, madame !… Ehbien, me voici ! Dites ! que faut-il faire, qui faut-ilprovoquer ?…

Jeanne garda un moment le silence.

Elle considérait avec une émotion dont elle ne pouvait sedéfendre cette loyale figure si rayonnante de jeunesse etd’amour.

Il n’y a rien de contagieux comme l’amour sincère.

Et elle éprouvait peut-être en ce moment un peu plus que de lapitié pour ce charmant cavalier dont les yeux exprimaient un si purdévouement et un si profond désespoir.

– Chevalier, dit-elle doucement, écoutez-moi… je veux vousparler comme à mon meilleur ami, mon seul ami dans la situation oùje me trouve… mon frère !…

D’Assas eut un geste de résignation : ce n’est pas cemot-là que son cœur espérait !…

– Je vous ai appelé, reprit Jeanne avec cette netteté quila distingua toujours, parce que j’étais sur le point d’épouser unhomme que je hais. Apprenez la vérité, chevalier :M. Poisson, que vous avez vu, n’est pas mon vrai père… Monpère, c’est M. de Tournehem.

– Le fermier général ?

– Oui, chevalier. Or, M. d’Étioles est sonsous-fermier. Il a relevé dans les comptes de mon père desexactions vraies ou fausses, mais qui, certainement, n’ont pas étécommises par M. de Tournehem. Armé de ces chiffres,M. d’Étioles m’a donné à choisir. Ou je l’épouserais, ou ildénoncerait mon père…

– Horreur ! Comment cet homme peut-il descendre à cedegré d’infamie et de lâcheté ?

– M. d’Étioles y est descendu, fit sourdement Jeanne,et peut-être descendra-t-il plus bas. Enfin, lorsque j’ai pensé àvous, je me disais que peut-être, l’épée à la main, pourriez-vousimposer à M. d’Étioles une plus juste notion de l’honneur…

– Merci ! oh ! merci, madame ! murmuraardemment d’Assas.

– N’en parlons plus ! La fatalité s’en est mêlée. Toutest fini, puisque je m’appelle Mme d’Étioles. Maisvous l’avouerai-je ? cet homme me fait plus peur encorequ’avant mon mariage. Il me semble qu’il veut me pousser à je nesais quelle sinistre aventure… Je ne puis rien dire à mon père demes craintes, non seulement parce que je ne veux pas le replongeren de nouveaux chagrins – il a déjà tant souffert ! – maisencore parce que l’horrible d’Étioles est toujours armé,lui !… Alors, écoutez… voulez-vous que nous fassions untraité ?…

– Ah ! madame… qu’est-il besoin de traité !… Voussavez bien que vous pouvez disposer de moi à votre gré !…

– Eh bien, soit !… J’accepte votre généreuxdévouement… Si j’ai besoin de quelqu’un pour me défendre c’est vousqui serez mon chevalier !…

D’Assas tomba à genoux.

Il lui parut que le ciel s’entr’ouvrait.

Dans l’émotion de Jeanne, il vit ce qui y était peut-être en cemoment : un commencement d’amour !

Alors il se sentit fort comme Samson quand il marchait contreles Philistins ! Il se sentit de taille à lutter contre le roilui-même ! Et saisissant les mains que Jeanne lui abandonnait,il les couvrait de baisers ardents…

– Relevez-vous, chevalier, dit-elle doucement.

Il obéit.

– Quand faut-il attaquer ? demanda-t-il.

– Je vous le dirai ! D’ici là, si vous rencontrezM. d’Étioles, il faut prendre sur vous de lui faire beauvisage…

– Le pourrai-je !…

– Il le faut !… Il faut que vous soyez reçu ici enami, que vous puissiez entrer à toute heure…

– Oui, oui !… s’écria d’Assas enivré.

Jeanne lui jeta un adorable sourire.

Et il est certain qu’à cette minute, l’image du roi pâlissaitdans son cœur, et que l’amour éclatant du beau chevalier latroublait beaucoup plus qu’elle ne le croyait elle-même.

Tout à coup on frappa à la porte, et Henri d’Étioles entra ens’écriant :

– Ah ! chère amie, je vous cherche partout !…Oh ! pardon, ajouta-t-il en feignant d’apercevoir d’Assas, jene vous savais pas en compagnie… Eh ! mais… c’est le vaillantchevalier d’Assas ! Un de mes meilleurs amis !…

Et il courut à d’Assas en lui tendant une main que le chevalierprit en frissonnant.

Jeanne était devenue de glace.

Mais Henri d’Étioles n’eut pas l’air de s’en apercevoir.

Il sortit d’un élégant portefeuille en maroquin deux carrés decarton, qui, sur le recto, portaient un dessin signé Boucher et,sur le verso, quelques lignes imprimées.

– Devinez ce que je vous apporte là ? dit-il ensouriant.

– Comment le devinerais-je, monsieur ?

– Eh bien, ce sont… dame, cela m’a coûté gros… mais pourvous, chère amie, il n’est rien qui me coûte… et puis je sais quevous mourez d’envie de voir de près notre bon sire Louis quinzième…le Bien-Aimé !…

– Le roi ! balbutia Jeanne en devenant très rouge.

– Le roi ! répéta sourdement d’Assas en devenant pâlecomme un mort.

– Oui ! Le roi, pardieu !… Eh bien, ces deuxcartons, ce sont deux invitations obtenues à prix d’or pour le balque l’Hôtel de Ville offre à Sa Majesté… Vous ne me remerciezpas ?…

En même temps, il déposa les deux cartons sur un guéridon.

Jeanne, palpitante, les dévorait des yeux.

– Je vous emmène, chevalier, reprit d’Étioles.

– À vos ordres…

D’Assas s’inclina profondément devant Jeanne qui lui rendit larévérence. Sur le pas de la porte, il se retourna et la vit quiallongeait la main vers les cartons !…

– Cher ami, dit Henri d’Étioles quand ils furent dehors,est-ce qu’il vous plairait d’assister à cette fête ?… Je puis,si vous le voulez… vous procurer une invitation… si, si… ne ditespas non… c’est entendu, vous recevrez votre invitation auxTrois-Dauphins…

– Eh bien, oui ! fit d’Assas, les dentsserrées, j’accepte !…

Et ils partirent voir ensemble une paire de chevaux qued’Étioles voulait acheter et sur lesquels, disait-il, il tenait àavoir l’avis du chevalier.

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