La Marquise de Pompadour

Chapitre 22LA MAISON DU CARREFOUR BUCI

Le 7 décembre de cette année-là fut une journée d’un froidexceptionnel. La Seine charria des glaçons ; les ruisseaux quicoulaient au milieu de beaucoup de rues furent gelés. Vers le soir,cependant, la température parut se radoucir, et la neige tomba engrande abondance.

C’était quelques jours après la célèbre fête de l’Hôtel deVille.

Que faisait et pensait Jeanne ?…

Que voulait le roi ?…

C’est ce que le lecteur va apprendre, s’il lui convient desuivre avec nous un homme qui, enveloppé d’un vaste manteaud’hiver, le col relevé par-dessus les oreilles, marchait aussi viteet aussi gravement qu’il pouvait le faire sans glisser.

Il ne cessait de maugréer et de grommeler des mots sans suite.Devant chaque cabaret qu’il rencontrait, il s’arrêtait un instantcomme s’il eût hésité. Puis il poussait un soupir et se remettaiten marche.

Il parvint ainsi au carrefour Buci et, pénétrant aussitôt dansune vieille maison à trois étages, il commença à monter tout enpestant et en soufflant fortement.

Parvenu au troisième, c’est-à-dire au dernier étage, il setrouva en présence d’un escalier plus étroit, sorte d’échelle,plutôt, le long de laquelle on se hissait au moyen d’une cordegraisseuse…

Sans hésiter, l’homme entreprit l’ascension périlleuse de cechemin qui, s’il ne menait pas au ciel, menait tout au moins augrenier de la maison.

Et lorsqu’il se trouva enfin devant la porte de ce grenier, ilsouleva le loquet sans frapper, entra, poussa un profond soupir desoulagement, et, se débarrassant de son manteau, montra la figuretruculente et rubiconde de maître Noé Poisson.

C’était, en effet, le digne pochard.

Et ce grenier dans lequel il venait de pénétrer, c’étaitl’appartement de M. Prosper Jolyot de Crébillon, l’auteurd’Électre, de Rhadamiste et Zénobie,d’Atrée et Thyeste, le poète qu’une injuste postéritéa condamné à l’oubli et qui, dans certaines parties de son œuvre,s’est haussé jusqu’à Corneille.

Peut-être le lecteur curieux voudra-t-il bien supporter, enquelques lignes qui lui demanderont une minute de son temps, ladescription de ce grenier qui nous a demandé, à nous, de longuesjournées de recherches.

Il donnait sur les toits par une misérable fenêtre àtabatière.

La pièce, assez grande, était mansardée à partir de son milieu.Les murs en étaient couverts d’une couche de chaux quidisparaissait elle-même sous un nombre extraordinaire d’estampes,d’eaux-fortes, de dessins, au fusain et au pastel.

Le pan de gauche était occupé par un lit en forme de bateau et àroulettes.

À droite, la muraille était cachée par des planches quisupportaient trois ou quatre cents volumes : la bibliothèquedu poète, avec, au premier rang, l’œuvre complète de Rabelais, deVillon, d’Etienne Jodelle, de Corneille, Racine et de LaFontaine.

Sur ces volumes, les uns couchés, les autres debout, traînaientdes pipes de toutes formes et de toutes matières, en bois, enterre, en verre même.

Devant la fenêtre, une grande table en bois blanc dont un boutservait de bureau de travail et était encombré de papiers, cahiers,livres, pipes, pots à tabac, et dont l’autre bout servait de tableà manger et supportait une miche de pain, un verre, un reste dejambon sur un papier et surtout d’innombrables bouteilles – toutesvides, hélas !

Il y avait dans ce grenier une cheminée délabrée, mais il n’yavait pas de feu dans la cheminée. Par contre, la tablette en boissupportait encore une collection de pipes et une quantité énorme devieilles plumes d’oie, car le poète avait la manie de conserver sesplumes.

Ajoutons à la nomenclature de ce mobilier plus que sommaire deuxfauteuils dont l’un, assez beau, était couvert d’une étoffe àramages, et trois chaises dont pas une n’eût tenu debout si ellesn’eussent été appuyées au mur.

Voilà quel était le logis de Crébillon.

Mais ce qui lui donnait un aspect spécial, ce n’était ni l’âcrefumée de tabac qui le remplissait, ni son apparence misérable etcocasse à la fois : c’était la quantité de chiens et de chatsqui pullulaient sur le mauvais tapis jeté en travers des carreauxdérougis.

Il y avait bien là une douzaine de chats, maigres, pelés, avecdes yeux luisants, et autant de chiens, des toutous, des caniches,des bouledogues, des loulous, et tout ce monde miaulait, jappait,aboyait, jouait, se roulait et faisait très bon ménage.

Tous ces chats et ces chiens étaient les enfants trouvés dupoète.

Pauvre comme Job, Crébillon ne pouvait pas voir un chien errersans maître, crotté, famélique, dans la rue, sans le ramasser etl’emmener dans ce qu’il appelait son hospice !…

Crébillon vivait là-dedans, fumant et récitant à tue-tête lesvers de ses tragédies…

Lorsque Noé Poisson entra, le poète était enveloppé d’une sortede robe de chambre qui, en réalité, était un ancien manteau dechevau-léger, acheté pour quelques francs dans une friperiequelconque.

À la vue de Noé Poisson, les chiens aboyèrent, les chats sehérissèrent, il y eut un vacarme effrayant.

Crébillon saisit un martinet et en menaça son intéressanteménagerie en le faisant cingler. En réalité il ne porta aucun coup,mais la menace suffit sans doute, car les chats se cachèrent lesuns sous le lit, les autres sur les planches que Crébillon appelaitsa bibliothèque, et quant aux chiens, ils se turent.

– C’est le ciel qui t’envoie ! s’écria le poète.

– Pourquoi ? dit Noé avec une mélancolie qui n’échappapoint à Crébillon.

Celui-ci, d’un geste navré, montra d’abord les innombrablesflacons alignés sur un bout de table, et simplement, ildit :

– Vides !…

Puis il tira de sa bouche la pipe dont il suçait le tuyau parune machinale habitude, et ajouta :

– Pas de tabac !…

Enfin, il montra la cheminée sans feu et, se drapant dans sonmanteau, il acheva :

– J’ai froid !…

Noé Poisson s’était, pendant ce temps, installé dans le bonfauteuil, celui qui était couvert de ramages. Il soupira :

– Ah ! mon pauvre ami !… Quelleaventure !…

– Serais-tu sans argent ? demanda Crébillon avec uneviolente inquiétude.

– Non, non… grâce au ciel, j’ai encore trois ou quatreécus… et même deux louis…

– Donne ! Donne ! fit Crébillon.

– Ah ! mon ami, soupira Poisson, je crois que de mavie je n’ai eu pareille émotion… Écoute…

– Moi, dit Crébillon, j’ai faim, j’ai froid, j’ai soif,j’ai envie de fumer. Tant que je n’aurai pas de quoi manger, mechauffer, fumer et boire, je ne t’écouterai pas ! Maintenant,parle si tu veux !…

Noé se fouilla, sortit de sa poche les écus et les deux louis,les remit intégralement à son ami, et dit :

– Va donc chercher ce qu’il faut, car, moi aussi, j’aisoif.

– Parbleu ! fit Crébillon.

Et il s’élança au dehors.

Un quart d’heure plus tard, il rentrait, suivi d’un homme quidéposa près de la cheminée une forte charge de bois, et près de latable un panier plein de bouteilles, puis se retira.

Crébillon lui-même portait diverses provisions, savoir : enpremière ligne, du tabac à fumer pour lui-même et du tabac à priserpour Noé ; en deuxième ligne, les rogatons, le mou, lesdéchets destinés à la ménagerie ; et enfin, les victuaillesconsistant en un pain tendre, une terrine de pâté, un jambonneau,et une énorme quantité de friandises, tartelettes, pâtisseriesgarnies de crème fouettée : nous avions omis de dire quel’auteur de Catilina était gourmand comme un véritableenfant – qu’il était, d’ailleurs !

– Allume le feu ! cria joyeusement le poète.

Le bon Noé se mit à genoux devant la cheminée. Bientôt, un feuclair et pétillant ramena la vie dans le pauvre âtre et répandit sadouce chaleur dans le grenier.

Pendant ce temps, une scène presque fantastique se déroulait, –scène qui n’a d’ailleurs d’autre intérêt que celui d’unereconstitution historique, et que nous aurions passée sous silencesi nous n’étions à même d’en garantir la rigoureuse authenticité.Quoi qu’il en soit, la voici telle quelle :

À l’entrée de Crébillon muni de diverses victuailles, il s’étaitélevé dans le grenier un concert prodigieux de jappements et demiaulements : il y eut sur le lit, sur les fauteuils, sur latable, une course éperdue d’animaux bondissants, une folleexubérance de gambades, une démonstration de joie extravagante,chiens et chats roulant en peloton, se griffant, se mordant, setirant la queue, – le tout, par amitié et allégresse.

Or, cet infernal tapage dura jusqu’à l’instant où Crébillon,s’étant placé au milieu du grenier, cria d’une voix destentor :

– À la soupe !…

Aussitôt, comme par enchantement, il se fit un profond silence,et tous les animaux vinrent s’asseoir en rond autour du poète, lenez en l’air, tous les chiens à sa gauche, tous les chats à sadroite, attendant avec une admirable mansuétude, sûrs d’avoirchacun leur part…

Car jamais ils ne jeûnaient !… Que de fois Crébillons’était passé de pain pour leur donner la pitance !

Un jour, quelqu’un avec qui il était lié le rencontra sur lePont-Neuf, qui courait en pleurant, et lui demanda la cause de sondésespoir.

– C’est, répondit Crébillon, que je n’ai pas de quoi donnerà manger à mes enfants…

Ce quelqu’un savait de quels enfants il s’agissait. Il vida sabourse dans les mains du poète…

Ce quelqu’un s’appelait Jean Le Rond d’Alembert et venait des’associer avec Diderot pour la fondation de l’Encyclopédie…Pourtant, s’il était riche de pensées qui devaient bouleverser lemonde, il était, lui aussi, pauvre d’écus…

Pour en revenir à la scène que nous voulons esquisser, Crébillonétait donc debout au centre d’un vaste demi-cercle formé par laménagerie. Il commença une équitable distribution. À mesure quechaque bête recevait sa part, elle se retirait du cercle et s’enallait manger dans un coin. Et la manœuvre se faisait avec uneadmirable régularité.

– À toi, Philos ! s’écriait Crébillon, ce morceau deroi… Et toi, Mistigri, allons, fripon, voici ta part !… Etvous, mademoiselle Blanchette, il vous faut un morceaudélicat ? Le voici… Et toi, maître Raton, ferme les yeux,ouvre la bouche !… Ah ! voici Zénobie… il me semble quetu manquais hier d’appétit ?… Néron, attrape-moi ça auvol !…

Ainsi de suite, jusqu’au dernier roquet, jusqu’au dernierminet.

Lorsque la ménagerie fut repue, Crébillon se tourna vers NoéPoisson et lui dit gravement :

– À nous, maintenant. Passons dans la salle àmanger !

La salle à manger, c’était le bout de table couvert d’uneserviette et de bouteilles.

L’autre bout de table couvert de papiers, c’était le cabinet detravail.

Murger ne devait écrire sa Vie de Bohême queplus d’un siècle plus tard. Crébillon a donc sur le philosopheColline et le poète Marcel tout au moins le mérite del’antériorité.

Les deux amis se mirent donc à table et attaquèrent lesprovisions, Crébillon débouchant les bouteilles, Noé découpant lejambonneau, tout en poussant de profonds soupirs. D’ailleurs, iln’en perdait pas un coup de dent.

– Si tu veux m’en croire, dit alors le poète, mangeons enpaix. Tu me raconteras après ton histoire qui doit être fortlugubre. Or, rien ne trouble l’appétit comme la tristesse.

– C’est vrai, dit Poisson, quand je suis triste, je ne puismanger, mais je bois davantage…

Crébillon remplit les verres qui, l’instant d’après, setrouvèrent vides…

Enfin, le moment arriva où, la dernière pâtisserie ayant étédévorée, Crébillon plaça sur la cheminée un flacon de vin d’Espagneréservé pour la bonne digestion, alluma voluptueusement sa pipe,s’installa près de l’âtre, et murmura :

– Seigneur, que la vie est belle !…

Avec son soupir de béatitude s’envola un nuage de fuméebleuâtre.

– Je t’écoute ! reprit le poète à Noé qui, de soncôté, avait traîné le bon fauteuil à l’autre bout de lacheminée.

– Eh bien ! dit alors Poisson en se bourrant le nez detabac, figure-toi, mon digne ami, que j’ai reçu une visite… maisune visite terrible… une visite dont tu ne peux te faire aucuneidée.

– Bah ! serait-ce celle de Belzébuth, avec sescornes ?…

– Non. C’est bien pis !…

– Halte, Poisson !… Je devine ! Tu as reçu lavisite de M. de Voltaire.

Crébillon était affreusement jaloux de Voltaire.

– Non !… C’est bien pis encore !… reprit NoéPoisson. J’ai reçu un homme qui se prétendait envoyé par M. lelieutenant de police !…

– Eh bien ? Ta conscience te reprocherait-elle quelquecrime ? Pour moi, la vue d’un agent de police m’estindifférente.

– Oui ! mais sache qu’en cet homme qui, en effet, seprétendait un modeste employé, qui disait parler au nom de sonmaître… eh bien, Crébillon, j’ai reconnu M. Berryer lui-même,le lieutenant de la police royale en personne !…

– Grand honneur après tout !… Et que t’a-t-ildit ?

– Ainsi, fit Poisson, cela ne t’étonne pas que le terribleM. Berryer, cet homme qui passe pour ne daigner parler qu’auroi, se soit dérangé pour me voir, moi !… Tu ne vois là riende grave ?

– Si fait ! Mais enfin, M. Berryer, toutlieutenant de police qu’il est, ne peut, par sa seule approche,bouleverser un homme aussi courageux que toi. Il a donc fallu qu’ilte dise…

– D’horribles choses, mon ami !… Sache que, sous peu,je me balancerai peut-être au bout d’une potence avec une cravachede chanvre autour du cou !…

Poisson se mit à pleurer.

Crébillon saisit la main de son compagnon.

– Noé, s’écria-t-il, si ce malheur arrivait, je te jure dene pas passer un seul jour sans boire un flacon en ton honneur et àla mémoire du plus digne ami que j’aie jamais eu !… Je feraiune tragédie qui…

– Merci, Crébillon, fit Noé en s’essuyant les yeux. Maisqui sait s’il ne vaudrait pas mieux que je puisse continuer à tetenir compagnie ?

– C’est mon avis. Explique-moi donc pourquoi tu risquesd’être pendu, et nous aviserons.

– Il paraît, se décida à dire alors Poisson, il paraîtqu’un grand danger menace ma fille.

– Madame d’Étioles ?…

– Oui, Jeanne. Quel est ce danger ? M. lelieutenant a dédaigné de me l’expliquer. Et alors, si Jeanne venaità être tuée…

– Tuée !… Ah ça ! mais il est fou,M. Berryer ! s’écria Crébillon.

– Sage ou fou, il n’en a pas moins déclaré que des genscomplotent la mort de Jeanne. Et que, si elle succombe à cecomplot, je serai tenu pour responsable, complice… et je seraipendu.

– Mais enfin, quel est ce complot ?

– C’est ce que j’ai demandé, mais c’est ce queM. Berryer s’est refusé à me dire.

– Diable ! fit Crébillon réellement ému. Il faut toutde suite prévenir ta fille !…

– C’est ce que j’ai dit ! Mais M. le lieutenant adéclaré que si j’en disais un seul mot à Jeanne, il le saurait etme ferait jeter dans une oubliette…

– Préviens son mari, alors ! ouM. de Tournehem !…

– C’est encore ce que j’ai dit. Mais le damné lieutenantm’a assuré que si j’en parlais à l’un ou l’autre de ces messieurs,je serais pour le moins roué vif ! Ainsi, j’ai le choix entrela roue, l’oubliette et la corde !…

– Oh ! mais il m’excède, ce M. Berryer !… Ilse montre plus barbare que Néron et plus tyran que Caligula. Queveut-il donc que tu fasses ?…

– Il me l’a expliqué ! dit Noé Poisson ensanglotant.

– Voyons, mon digne ami, fais taire un instant ta douleur,et raconte-moi l’explication de M. Berryer. Car là doit setrouver le point intéressant de l’aventure… le nœud de l’action,comme nous disons en tragédie.

Noé Poisson essuya son visage ruisselant de larmes, avala unverre de vin d’Espagne, et reprit :

– Voici exactement ce que m’a ditM. Berryer :

« Mon cher monsieur Poisson, vous pouvez et vous devezaider M. le lieutenant de police à sauver madame d’Étioles etempêcher ainsi un grand crime. D’abord, madame d’Étioles est votrefille, et votre devoir paternel vous oblige à la protéger…

– Certes ! ai-je répondu. Et je suis disposé à toutfaire pour cela !

– Eh bien, a continué alors le lieutenant, qui se donnaittoujours pour un simple sbire, tu comprends ?… eh bien, unseul mot de tout cela à Mme d’Étioles ou àquelqu’un de son entourage ne ferait que hâter le dénouement,c’est-à-dire l’exécution du complot, c’est-à-dire le meurtre decette malheureuse jeune femme. Alors, voici ce qui a été décidé.Nous enlèverons madame d’Étioles et, pendant quelques jours, nousla garderons en lieu sûr. Puis, quand nous aurons arrêté ceux quiconspirent sa perte, nous la ramènerons à l’hôtel d’Étioles.Seulement, Mme d’Étioles est toujours bien escortéequand elle sort. Elle se refuserait à nous suivre. Il faut donc quece soit vous qui trouviez le moyen de la décider. Nous aurons uncarrosse qui stationnera à l’endroit que vous nous indiquerez. Vousamènerez Mme d’Étioles. Vous la ferez monter dansle carrosse, et le reste nous regarde !… »

Ayant achevé son récit, Noé jeta un coup d’œil d’angoisse surCrébillon.

– Voyons ! qu’est-ce que tu penses de toutcela ?

– C’est simple, répondit le poète sans hésiter. Si l’hommequi t’a parlé est bien réellement le lieutenant de police, il fautobéir sans retard. Car alors, c’est que Jeanne est réellementmenacée. Mais…

– Mais ?… Parle donc !…

– Eh bien ! Je crois que tu as mal vu ! Je croisque tu devais être ivre ! Je crois que tu n’as pas parlé àM. Berryer ! Et alors, c’est toi qui dois prévenir lapolice !… Voilà ce que je pense.

Noé secoua la tête.

– J’ai vu cent fois M. Berryer. Je suis sûr de ne pasme tromper. Ivre ? Je ne l’étais pas ! Et d’ailleurs, tusais que l’ivresse ne m’enlève rien de ma netteté depensée !…

– Hum ! fit Crébillon, narquois.

– Enfin, Crébillon, veux-tu que je te dise unechose ?… Eh bien, en venant ici, je me suis aperçu queM. Berryer me suivait !… Juge par là si la chose estgrave !…

Crébillon se leva aussitôt.

– Où vas-tu ? s’écria Noé. Tu m’abandonnes !…

– Non. Si tu as été suivi, on t’attend. Et je vaisvoir…

Il s’élança aussitôt au dehors. Au premier étage, il y avait,outre un appartement dont il va être question, un petit logementdonnant sur le palier par une porte vitrée et habité par une sortede gardienne.

Le palier était dans l’obscurité. Le logis était éclairé. Enpassant, Crébillon y jeta un coup d’œil. Et il aperçutdistinctement un homme qui causait à la gardienne ; ils’arrêta court et ne put s’empêcher de tressaillir : cethomme, c’était Berryer ! le lieutenant de police enpersonne !…

Crébillon remonta tout pensif.

– Tu avais raison, dit-il à Poisson. La chose est grave.M. Berryer est en bas.

– Seigneur ! larmoya Noé. Je vais être pendu, rouévif, jeté dans une oubliette !…

– Du courage, morbleu ! En tout cas, il faut agirpromptement.

– Que faut-il faire ?… J’ai la tête perdue…

– Obéir !… Écoute… j’ai une idée… l’habitude despièces de théâtre, tu sais…

– Oui, oui ! Tu es un homme de génie… Parle…

– Sais-tu qui habite dans cette maison ?… MadameLebon.

– La tireuse de cartes ?

– Elle-même. Elle occupe presque tout le premier étage. Unmagnifique appartement. Alors, voici !… Tu vas décider Jeanneà demander une consultation. Avec son esprit poétique, elle adorele merveilleux. L’idée la séduira, j’en suis sûr. Elle viendra…

– Et alors ?…

– Le carrosse en question viendra stationner en bas, ce quin’aura rien d’étonnant, puisqu’il y a toujours des carrosses et deschaises devant la porte de la grande cartomancienne… Lorsque Jeannesortira, tu la feras monter dans le carrosse… tu y monterastoi-même… et ta fille est sauvée !… Et toi-même… tu n’es nipendu ni roué vif !…

– Crébillon ! mon cher ! mon excellentami !… Ton idée est sublime ! Ah ! que j’ai donc étébien inspiré de venir te trouver !… Il faut que jet’embrasse !…

Les deux amis s’embrassèrent en effet… puis, ils achevèrent devider le flacon de vin d’Espagne.

– Ce n’est pas tout, reprit alors Crébillon, il faut agirpromptement, et prévenir M. Berryer. Allons, viens…

– Où m’entraînes-tu ?… Crébillon, j’ai peur, je neveux pas revoir cet homme…

– Morbleu ! Veux-tu donc être pendu ?

– Miséricorde !…

– Roué vif, alors ?… Allons, viens ! La chance tefavorise, puisque M. Berryer est dans la maison…marche !

– Crébillon ! si tu y allais tout seul ?

– Imbécile ! Comment expliquerai-je que je connaiscette affaire, puisque tu as juré de n’en parler àpersonne !

– Et je vois que M. Poisson tient parole ! ditune voix.

En même temps, un homme entra dans le grenier.

Crébillon demeura stupéfait.

Noé s’écroula dans son fauteuil.

– Lui ! balbutia-t-il. Lui, monsieur…

– Picard ! interrompit vivement le nouveau venu.M. Picard, comme je vous l’ai dit, M. Picard, employé deM. le lieutenant de police !

– Monsieur Picard, dit Crébillon, faites-moi donc l’honneurd’entrer dans ma pauvre maison. Nous allons, si vous le voulezbien, pour lier connaissance, boire à la santé de votre maître,l’illustre Berryer !…

Berryer, – car c’était lui, – s’inclina en grommelant.

– Tiens, mais il a de l’esprit, ce poète tragique. Et serelevant :

– Je suis prêt à vous tenir raison, monsieur, à conditionque nous portions ensuite la santé du non moins illustre poèteCrébillon…

Et ce fut au tour du poète de se courber en deux, enmurmurant :

– Tiens, mais il est plus aimable qu’on ne dit, ce dignelieutenant de police !

Poisson, lui, roulait ses yeux effarés de l’un à l’autre. Toutce qu’il vit de plus clair en tous ces salamalecs, c’est queCrébillon remplissait les verres, et, comme le terrible Berryer neparlait ni de le pendre ni de le rouer, il reprit peu à peucourage, et d’une main encore tremblante, choqua son verre.

– Et vous disiez donc, cher monsieur Crébillon ?… fitalors Berryer.

– Je disais, mon cher monsieur Picard, que Noé Poisson iciprésent et moi, nous ne faisons qu’un en deux. Mêmes pensées, mêmessentiments, mêmes goûts…

– Excepté en ce qui concerne le champagne, rectifiaPoisson.

– Alors, continua le poète, vous comprenez, mon ami Noé nepeut ni penser ni agir seul. Il lui faut le secours de mon cerveau,et, à l’occasion, celui de mon bras.

– C’est pour cela qu’il vous a raconté le complot quimenace Mme d’Étioles, dit Berryer. Il a bienfait !

– Vrai ! j’ai bien fait ? s’exclama Poisson.

– Mais oui, puisque M. Crébillon est assez bon pournous sortir tous deux d’embarras. Il me semble qu’il parlait d’unehistoire de carrosse venant attendre devant cette maison ?

Crébillon ne voulut pas s’étonner de ces paroles qui prouvaienttout simplement que M. Berryer avait tout écouté, tout entenduà la porte. Et il donna une nouvelle preuve de son esprit aulieutenant de police, en répondant :

– Comme j’avais l’honneur de le dire, monsieur Picard, nousnous chargeons de faire venir ici madame d’Étioles.

– Seule ?

– Seule. Indiquez-moi seulement le jour et l’heure.

– Demain, à dix heures du soir, fit Berryer, d’une voixbrève. Le carrosse attendra devant la porte de cette maison àpartir de dix heures moins cinq. Il faudra donc queMme d’Étioles soit dans la maison avant cetteheure.

– Elle y sera à neuf, dit Crébillon. Et maintenant,monsieur Picard, puisque nous nous donnons mutuellement de tellespreuves de confiance, pourriez-vous me dire quel est le danger quimenace cette charmante enfant ?

– Ce soir, c’est impossible ! dit Berryer. Mais vouspourrez le demander à M. le lieutenant de police qui,certainement, voudra vous remercier du signalé service que vous luirendez. Ce que je puis vous affirmer, c’est que le danger est réelet imminent. Sans quoi nous ne prendrions pas la peine de nousoccuper de cette affaire…

Il n’y avait pas de doute possible.

L’homme qui parlait ainsi, c’était le lieutenant de police enpersonne.

Il était impossible de soupçonner M. Berryer !…

Il disait la vérité ! Jeanne était menacée ! Ilfallait la sauver à tout prix !… Et pour sauver Jeanne, il n’yavait qu’à rigoureusement obéir au lieutenant de police !…

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