La Marquise de Pompadour

Chapitre 21CAGLIOSTRO

Le comte de Saint-Germain rentra dans l’Hôtel de Ville, et, auxrumeurs qui, dans ce monde de courtisans, se transmettaient avecune rapidité et une discrétion inouïes, il comprit qu’un événementgrave venait de se passer.

Un événement de cour ! Une révolution dans la vie duroi !…

Chose plus considérable, alors, qu’une déclaration deguerre !

Que se passait-il ?… Des ministres effarés passaient commedes ombres et se réunissaient dans une embrasure de fenêtre pourtenir conseil !

Des maréchaux, des dignitaires du Parlement, le lieutenant depolice, tous ces hommes, un peu pâles, échangeaient des motsrapides, à voix basse, ou des clignements d’yeux significatifs…

Les dames, les lèvres pincées, discutaient entre elles avec uneétrange animation…

Et malgré ces inquiétudes, cette attente générale, la fêtesemblait battre son plein. On souriait, on échangeait de galantspropos, on dansait, on tourbillonnait lentement de salon en salon…Il fallait tout l’œil exercé de Saint-Germain pour deviner lavéritable révolution qui bouleversait ce monde.

Dans le grand salon, cependant, il régnait une sorte de silencesolennel.

Tous les yeux étaient fixés vers la portière de velours du petitsalon retiré.

– Premier acte ! murmura Saint-Germain. Le roi deFrance offre sa couronne à la petite d’Étioles !…Allons ! Elle repousse le bonheur et opte pour lasouveraineté !… Pauvre enfant ! Elle se prépare decruelles déceptions !

À ce moment, les tentures se soulevèrent.

Le roi les maintint lui-même, tandis que Jeanne passait.

Puis, aussitôt, Louis XV offrit sa main àMme d’Étioles et s’avança parmi les groupes soudainempressés, dans une grande rumeur sourde…

Il souriait. Jeanne était pâle.

Voyait-elle les mille regards de femmes que l’envieaiguisait ?

Voyait-elle ces visages d’hommes qui déjà mendiaient un de sessourires ?

Elle était consciente à peine de ce qu’elle faisait, du lieu oùelle se trouvait, et de ce qui lui arrivait !… Et ce qui luiarrivait, c’était une prodigieuse aventure. Elle devenait d’un coupplus reine que la pauvre reine Marie…

Le roi, cependant, après lui avoir fait traverser tout le salon,l’avait conduite jusqu’à un fauteuil ; puis, regardant autourde lui, il avisa une petite femme au somptueux costume, au regardvif et spirituel.

C’était la maréchale de Mirepoix.

– Maréchale, dit-il en souriant, mes devoirs m’obligent àprendre part à la magnifique fête que MM. les échevins ontbien voulu nous donner. Je vous confieMme d’Étioles…

– Sire, dit vivement à voix basse la maréchale, j’acceptele rôle que Votre Majesté me désigne, mais à une condition…

– Voyons la condition, fit Louis XV, qui aimait lefranc-parler de cette aimable femme.

– C’est que c’est moi qui serai chargée de présenter à lacour la nouvelle amie de Votre Majesté !

– Accordé ! dit Louis XV.

– Et sous quel nom devrais-je la présenter ?…Mme d’Étioles ?… Fi donc ! Un nom detraitant !…

– Je chercherai, dit le roi.

– Cherchez bien, Sire… et tâchez de trouver un comté ou unmarquisat, digne de cette belle enfant… car j’ai dans l’idée que lenom qu’elle portera passera à la postérité !…

Le roi sourit à la maréchale, sourit à Jeanne, sourit à tout lemonde, et il en résulta un murmure d’enchantement. La maréchale deMirepoix s’approcha aussitôt de Jeanne, s’assit près d’elle. Etaussitôt, aussi, un cercle énorme de courtisans, hommes et femmes,se forma autour d’elles.

Le roi, escorté de quelques favoris, se perdit dans lafoule.

Comme il franchissait la porte du grand salon pour passer dansune salle voisine, une dame splendidement vêtue poussa un léger criet étendit les mains comme si elle eût fait un faux pas et eût étéprête à tomber.

Louis tendit aussitôt le bras, et la dame s’y appuya, un peufortement peut-être.

– Remettez-vous, madame, dit galamment Louis. Et necraignez pas de vous appuyer…

– Ah ! Sire, quelle confusion !… J’ai été si émuede l’entrée soudaine de Votre Majesté…

– Vraiment, madame ?… Je ne me pardonnerai pas letrouble où je vous ai jetée, si vous ne me dites à quelle placevous désirez que je vous conduise…

– Oh ! Sire… c’est fini… je ne puis abuser ainsi deVotre Majesté !… La punition serait trop cruelle de vousobliger à escorter ainsi…

– Comment donc ! interrompit Louis. Mais la punitionserait de me priver du charme de votre compagnie pendant cesquelques instants !…

La dame rougit beaucoup et ne dit plus rien, comme si elle eûtété trop émue pour parler.

Le roi la conduisit jusqu’au plus prochain fauteuil, s’inclinadevant elle, et comme il s’éloignait :

– Quelle est cette belle personne ? demanda-t-il àhaute voix.

– Mme la comtesse du Barry, dit quelqu’unprès de lui.

– Vraiment ?… Je ne savais pas le comtemarié !…

Il faudra que je lui fasse mon compliment… Magnifique personne,en vérité !… Une vraie Joconde !…

Ces paroles se répandirent parmi les courtisans.

Il en résulta qu’un cercle se forma autour de la comtesse duBarry, comme un cercle s’était formé autour de Jeanne. Il arrivamême que plusieurs des roués qui tournaient autour de Jeanne,apprenant ce nouvel incident, s’en vinrent rôder autour deJuliette, et demeurèrent perplexes, allant de l’une à l’autre, etpesant dans leur esprit laquelle des deux avait le plus de chancesde plaire au roi.

Nous devons avouer que la majorité se déclara en faveur de lacomtesse du Barry.

Et les chances de cette autre favorite en expectative parurentplus certaines lorsqu’on vit Saint-Germain s’approcher de celle quele roi n’avait pas craint de comparer à la Joconde, lui demander lapermission de s’asseoir près d’elle et lui faire soncompliment.

Juliette était au septième ciel.

Elle avait vu le roi de près ! Le roi lui avaitparlé ! Elle était admirée, jalousée, au sein d’une de cesfêtes splendides, comme elle en avait souvent rêvées… ellerayonnait… la réalité se trouvait plus belle encore que le plus oséde ses rêves !…

– Madame, dit le comte en s’asseyant, voulez-vous permettreau comte de Saint-Germain d’être l’un des premiers à vousféliciter…

– Et de quoi, monsieur le comte ?

– Ne dites pas « monsieur le comte », fitrapidement Saint-Germain à voix basse ; dites simplement« comte »… Il n’y a que le roi qui parle comme vous venezde le faire… le roi… la reine… et les inférieurs !

Juliette rougit, puis pâlit.

Qu’était-ce que cet étrange personnage qui semblait l’avoirdevinée du premier coup ?

– Je suis peu au courant des usages… j’ai vécu loin de lacour, bien longtemps, balbutia-t-elle.

– Nouveaux usages, d’ailleurs. Sous le grand roi, on sedonnait du « monsieur » à tout propos. La mode en estpassée… Il suffit, du reste, que vous le désiriez pour qu’ellerevienne !

– Comte, dit Juliette avec une audace que Saint-Germainadmira, vous abusez de ma candeur… Mais vous vouliez me féliciter,disiez-vous, et je vous demandais de quoi…

– De ce que vous échapperez aux dangers mortels de lasituation que vous enviez, dit tout à coup le comte d’une voixbasse et ardente. Vous ne serez pas favorite. Et, croyez-moi, vousy gagnez !…

Juliette reçut le coup en plein cœur.

Et son émotion fut telle, qu’elle ne songea plus à son rôle degrande dame qui eût dû s’offusquer ou faire semblant de s’offusquerdes espérances qu’on lui prêtait.

Le comte acheva de l’étourdir et presque de la terroriser enajoutant :

– Vous n’êtes pas et vous ne serez pas la comtesse duBarry ! Il y aura une comtesse du Barry ! Mais ce ne serapas vous !…

– Et qui sera-ce donc ? s’écria Juliette haletante,sans mettre en doute ces étranges prophéties, tant la parole ducomte lui arrivait persuasive et la captivait !…

– Ah ! ah ! s’écria un jeune freluquet, voiciSaint-Germain qui va effarer cette pauvre comtesse ! Ne lecroyez pas, madame ! Il va vous raconter des histoires del’autre monde !

– Pas du tout, dit le comte, des histoires de cemonde-ci ! Et c’est déjà beaucoup.

– Madame, fit un autre, le comte est sorcier, nécromant,devin… Il a vécu dans tous les temps. Il a connu Nostradamus. Bienentendu, il change de nom avec l’époque. Ainsi, par exemple, ils’est appelé Cagliostro. Est-ce vrai, comte ?

– Mais je m’appelle encore Cagliostro, répondit froidementSaint-Germain.

– Que disais-je ! s’écria le roué. Demandez-luil’avenir, madame, il va vous le dire.

– Ainsi que le passé !

– Et même le présent !…

Saint-Germain, ou Cagliostro, laissa passer l’orage ensouriant.

– Messieurs, dit-il enfin, je vais vous donner raison envous disant tout au moins le présent !

Le cercle des freluquets se rapprocha curieusement. Et plus d’unqui venait de plaisanter considérait le comte avec une secrèteterreur et sans doute ainsi qu’Œdipe, jadis, considéra lesphinx.

– Messieurs, reprit Saint-Germain, voulez-vous savoir ceque fait le roi en ce moment ?

– Il danse ! dit l’un.

– Il mange ! fit un autre.

– Pas du tout, messieurs. Il cause avec M. d’Argenson…Et que lui dit-il ?… Écoutez… il lui demande quel gentilhommeest digne d’occuper les deux charges nouvelles qu’il vient de créerà la cour… et il regarde autour de lui… Heureux le gentilhomme surqui ses regards vont tomber ! C’est la manne duciel !…

Le comte n’avait pas achevé de parler que l’essaim desfreluquets bourdonnants s’était envolé en toute hâte vers la salleoù se trouvait le roi !… Et la stupéfaction de tous fut aucomble lorsqu’ils virent, en effet, Louis XV causant tranquillementavec son ministre !…

Saint-Germain n’avait pu s’empêcher d’éclater de rire, mais d’unrire qui fit frissonner Juliette.

– Est-ce vrai, monsieur ? demanda-t-elle entremblant.

– Quoi donc !… que je connais le passé, le présent etl’avenir ? Oui, madame, c’est un peu vrai… Vous n’êtes passans avoir entendu parler de Cagliostro, le fameux devin ?… Ehbien, figurez-vous que c’est moi, puisqu’on vient de vousl’affirmer…

Saint-Germain parlait très simplement. Il était évident qu’il neplaisantait pas. Mais il eût été impossible d’assurer qu’il croyaitréellement ce qu’il disait.

– Vous me disiez, reprit Juliette, qu’il y aurait unecomtesse du Barry… mais que ce ne serait pas moi !… ne suis-jedonc pas à vos yeux la comtesse du Barry ?

Et, cette fois, ce n’était pas une terreur superstitieuse quiagitait la jeune femme. Elle se disait que cet homme l’avaitrencontrée, sans aucun doute, qu’il connaissait son vrai nom, etque, d’un mot, il pouvait la perdre, la couvrir de honte !

– Rassurez-vous, madame, fit Cagliostro comme s’il eût ludans sa pensée, si quelqu’un doit vous trahir, ce ne sera pasmoi !… Moi, je ne connais les gens que sous le nom qu’ilsadoptent !

Juliette ne put retenir un léger cri.

– Ah ! monsieur, murmura-t-elle, je vois bien que rienne vous échappe !… De grâce ! dites-moi, en ce cas, quisera la vraie comtesse du Barry…

– Mlle Lange, fit gravement Saint-Germain.Juliette devint livide.

– Mon nom ! balbutia-t-elle.

– D’autres que vous peuvent le porter… Ce nom peutd’ailleurs devenir une sorte de nom de famille… Tenez, madame,voulez-vous me confier un instant le diamant que vous portez àl’oreille ?

– Volontiers ! dit Juliette tremblante, qui défit saboucle et la présenta au comte.

Celui-ci examina le bijou, en le faisant miroiter à lalumière.

– Je vois de tristes choses, madame, dit-il enfin. Et àmoins que vous ne le désiriez formellement…

– Je vous en supplie…

– Soit donc !… Je vois une pauvre chambre danslaquelle se trouve un riche berceau avec une fillette couchée quidort profondément, la pauvre petite innocente !…

– Anne ! ma chère Anne ! ma sœurettechérie ! murmura Juliette.

– Cette enfant grandit, continua Saint-Germain… elle aseize ans… elle épouse le comte du Barry peu à peu tombé aux plusbasses opérations… Elle devient la maîtresse du roi deFrance !

Juliette, très pâle, ne put contenir un tressaillement de joieorgueilleuse.

Que la petite sœur tant aimée devînt un jour ce qu’elle avaitespéré être elle-même, n’y avait-il pas là de quoi combler, ensomme, toute son ambition ?… Quelle que fût la sincère etprofonde affection de Juliette pour sa petite sœur, l’idée ne luivenait pas que cette enfant pût chercher dans l’honnêteté de lavie, dans l’amour paisible et pur, le bonheur qui lui avait manquéà elle-même.

Juliette avait une âme de fille galante.

Ne lui demandons pas plus qu’elle ne pouvait donner.

Le comte s’aperçut parfaitement de cette joie soudaine.

Il haussa les épaules et continua :

– Toute médaille a son revers. La royauté même n’est pas àl’abri des coups du destin… Je vous l’ai dit, madame, je vois detristes choses… Tenez, remettez cette boucle à sa place, et n’enparlons plus !…

Juliette prit le bijou, le fixa à son oreille, et dit :

– Monsieur, vous en avez trop dit ou pas assez. Si vousvous arrêtiez maintenant, je croirais que vous vous êtes joué demoi…

– Eh bien, sachez donc tout !… Je vois une froidematinée d’hiver… je précise, un matin de décembre. Je vois uneplace immense noire de monde, et au milieu de cette place, unéchafaud…

– Monsieur, monsieur !…

– Ah ! vous écouterez jusqu’au bout maintenant !Une charrette arrive. Il y a une femme dans cette charrette. Lafoule l’injurie, l’insulte !… on lui fait monter les marchesde l’échafaud… sa tête tombe !…

– Cette femme ! murmura Juliette, livide.

– C’est la comtesse du Barry ! C’estMlle Lange ! C’est la petite auberceau !…

– Folie ! Folie ! balbutia Juliette qui,cependant, tremblait comme une feuille.

Saint-Germain – ou Cagliostro – se pencha vers elle.

– Tout arrive, murmura-t-il, tout peut arriver. Vous pouvezme démentir, vous pouvez sauver votre petite Anne. Mais il esttemps tout juste ! Sous peu, il sera trop tard. Vendez tout ceque vous possédez de bijoux. Vous pouvez, avec cela, réaliserenviron cent cinquante mille livres, et au besoin, je ferail’appoint. Avec cette fortune, partez, vivez modestement, maishonnêtement, dans votre pays… là-bas… à Vaucouleurs… Élevezdignement votre petite Anne, et soyez assurée que toutes les deuxvous trouverez ainsi le bonheur…

En disant ces mots, Saint-Germain se leva, salua profondément etse retira, laissant Juliette stupéfaite, pâle de terreur.

À ce moment le comte du Barry passait à sa portée. Elle lui fitsigne.

– Partons, dit-elle d’une voix altérée, je ne resterai pasune minute de plus ici… Sortons et veuillez m’accompagner jusquechez moi… j’ai à vous parler.

– Vous voulez dire : chez nous ! fit du Barryrailleusement.

– Non ! Je dis chez moi… dans mon pauvre logis. Je neretournerai plus dans votre hôtel…

– Ah çà ! qu’est-ce qui vous prend, chèreamie ?

– Cet homme !… fit Juliette en lui montrantSaint-Germain qui causait, tout souriant, dans un groupe de joliesfemmes.

– Eh bien ?… C’est ce cher comte de Saint-Germain.

– Oui ! Et il m’a dit des choses terribles !…

Du Barry éclata d’un rire sinistre.

– Il s’est moqué de vous ! C’est son habitude. Ils’amuse à faire frissonner les gens…

– Non, non… il me connaît, il sait mon vrai nom, il saitjusqu’au pays où je suis née…

Du Barry grinça des dents.

– Il en sait trop long, en ce cas ! gronda-t-il.Malheur à lui !… Et quant à vous, prenez garde ! Il n’estplus temps de vous arrêter aux conseils de cet importun. Il fautmarcher jusqu’au bout !… Allons ! du courage,morbleu !… Tenez-vous bien… le roi vous regarde !

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