La Marquise de Pompadour

Chapitre 24LA TIREUSE DE CARTES

Noé Poisson, aidé d’ailleurs de Crébillon, n’eût aucune peine àpersuader à Jeanne de rendre une visite àMme Lebon, la célèbre tireuse de cartes… Depuis lasoirée de l’Hôtel de Ville, Jeanne vivait dans l’attente d’un grandévénement. Lequel ? Elle ne savait pas… Mais elle pressentaitqu’il allait lui arriver quelque chose d’extraordinaire.

Ces quelques jours furent relativement heureux pour elle. Henrid’Étioles, son mari, le lendemain même de la fameuse fête, avaitannoncé qu’à son grand désespoir il était obligé d’entreprendre unvoyage. Et il était parti, emmenant son nouveau secrétaire dont ilne pouvait plus se passer : François Damiens.

Jeanne se trouva donc seule dans le somptueux hôtel, encompagnie de Mme du Hausset.M. de Tournehem venait la voir tous les jours. Et c’étaitcette fois avec une absolue sincérité qu’elle pouvait répondre auxquestions inquiètes de son père :

– Oui, je suis heureuse… heureuse, vraiment, au delà detout ce que je puis dire…

M. de Tournehem n’en demandait pas davantage.

Cet homme dont la vie était brisée n’avait plus qu’un but,auquel il eût tout sacrifié : le bonheur de Jeanne. Il étaittriste des tristesses de son enfant, il riait de la voir rire, et,en un mot, il ne vivait plus que par elle.

Il ne pouvait concevoir comment Jeanne avait pu trouver lebonheur dans une union avec un être tel que son neveu Henri. Nonpas qu’il soupçonnât le cœur ou l’esprit d’Henri d’Étioles. Maisenfin, laid, contrefait, presque difforme, comment avait-il puinspirer de l’amour à cet être de grâce radieuse qu’étaitJeanne ?

Son bonheur, pourtant, était indéniable.

Jamais, depuis son retour en France, Tournehem ne l’avait vue sigaie.

Elle jouait follement avec son amie du Hausset, recevait unesociété nombreuse et choisie, se montrait étincelante de verve etd’esprit… Et chacun en la quittant emportait l’impression quec’était la plus adorable maîtresse de maison qui fût à Paris.

Un jour, une semaine après la fête de l’Hôtel de Ville,Tournehem lui proposa une excursion près de Paris.

– Avec Louise ? demanda Jeanne en battant desmains.

Louise, c’était Mme du Hausset – une jeune femmeblonde, effacée, admirable musicienne, douce de caractère, sepliant à toutes les fantaisies de Jeanne dont elle était l’amieplutôt que la gouvernante. Car tel était le titre officiel de safonction dans l’hôtel du quai des Augustins.

– Non, répondit M. de Tournehem, nous seronsseuls, si tu le veux bien… Pour une fois, je veux t’avoir à moiseul… Après cela, tu vas peut être dire que je suiségoïste ?…

Jeanne, pour toute réponse, l’embrassa tendrement.

Ils partirent. Deux heures plus tard, le carrosse qui lesemmenait traversait Versailles et s’arrêtait à la clairière del’Ermitage. M. de Tournehem mit pied à terre Jeanne lesuivit.

La clairière était maintenant jonchée de feuilles rouges. Lesarbres dépouillés tordaient leurs bras maigres dans un ciel gris…une sorte de tristesse pesait sur la nature, mais non sansdouceur…

Jeanne prit le bras de son père, soudain attendrie…

– Allons voir ma mère, murmura-t-elle.

– C’est là que je te conduisais, mon enfant, dit gravementM. de Tournehem.

Quelques minutes plus tard, ils s’arrêtaient devant la dalle demarbre… la tombe solitaire au fond des bois…

Jeanne se mit à genoux sur les feuilles mortes.

M. de Tournehem la laissa rêver et traduire sa penséeen balbutiements tendres qui s’envolaient vers celle qu’ellen’avait pas connue… et qui avait tant souffert…

Lorsqu’elle se releva, ses yeux étaient humides.

Tournehem la contempla avec une expression d’indicibletendresse ; puis il lui prit la main.

– Mon enfant, dit-il, ici même, j’ai bien souvent renouveléle serment de réparer le mal que j’avais fait. Ta mère, dans sondernier regard, m’a commandé de veiller à ton bonheur… et c’est àce bonheur que je me suis consacré tout entier… Eh bien, à tontour, ma Jeanne, de faire ici un serment !… Dis-moi si j’airéussi… dis-moi si mes efforts ont abouti… enfin, si réellement tues heureuse…

– Oui, mon père, je le suis… dit Jeanne d’un tonpénétré.

– Jure-le… fit M. de Tournehem en plongeant sesyeux dans les yeux de sa fille.

– Je le jure… dit Jeanne avec un tel accent de sincéritéqu’il était impossible de conserver un doute.

Et ce qui se présentait à ce moment à son imagination, c’étaitun beau cavalier qui se courbait devant elle, et qui luidisait :

– Je vous aime !…

Et c’était Louis ! le roi de France !

Ce rêve inouï s’était accompli !…

Elle était aimée de Louis le Bien-Aimé !…

Là était tout le secret de ce bonheur qui étonnait Tournehem,bonheur intense qui la faisait resplendir… et de cette joie, de cetesprit étourdissant qui débordait d’elle dans les soirées del’hôtel d’Étioles…

Ces soirées étaient en quelques jours devenues à la mode ;les peintres et les poètes de l’époque y affluaient, et le bruit netarda pas à se répandre dans Paris queMme d’Étioles était l’étoile de tout ce mondepoudré, papillonnant, spirituel, aimable et léger…

Tournehem et Jeanne rentrèrent dans Paris et la même viecontinua : fêtes brillantes, jeux raffinés, soiréesétincelantes où Mme d’Étioles brillait d’un éclatincomparable.

Henri d’Étioles était toujours absent.

Voilà dans quel état d’esprit se trouvait Jeanne le jour où ledigne Noé Poisson lui proposa d’aller interroger la tireuse decartes. Jeanne accepta aussitôt, voyant là une sorted’escapade : elle irait à pied, le soir, entre Noé Poisson etCrébillon… Ce serait charmant…

Au fond, un peu de trouble lui venait… Connaître l’avenir !Quelle folie ! Elle savait bien que la Lebon n’était qu’unevulgaire débitante d’illusions, faisant payer fort cher le semblantde bonheur qu’elle vendait à ceux qui la consultaient ; cartout le secret de sa vogue était là : jamais elle n’annonçaitde malheur ou de tristesse !

Jeanne, pourtant, esprit subtil et supérieur ; Jeanne,élevée dans un milieu sceptique et léger, n’en conservait pasmoins, tout au fond d’elle-même, une sorte de naïveté… elle necroyait pas, mais elle n’eût pas demandé mieux que de croire…

Le soir venu, ils partirent tous les trois : Jeanneencapuchonnée de soie, tout heureuse d’avoir peur ; Poisson,grave comme un ambassadeur ; et Crébillon, sourdementinquiet.

À neuf heures, Jeanne fit son entrée dans le salon deMme Lebon, au moment précis où une femme en sortaitpar une porte dérobée. Cette femme, c’était Héloïse Poisson. Elleétait au courant de la visite que Jeanne allait faire, et ellevenait d’avoir avec la tireuse de cartes un entretien fort long etfort sérieux.

Ce salon de la Lebon était connu de tout Paris.

C’était une pièce luxueusement meublée où elle avait disposéavec un art consommé les divers objets qui pouvaient frapperl’imagination de ses visiteurs : lézards et hiboux empaillés,des fioles mystérieuses sur des consoles de prix, un alambic surune table de Boule, et, enfin, au milieu du salon, sur une petitetable qui était une merveille d’élégance et de richesse, un jeu decartes.

Le salon était faiblement éclairé, et Jeanne, malgré tout sonscepticisme, était impressionnée et émue…

Noé Poisson et Crébillon étaient remontés dans le grenier…

Jeanne avait remarqué qu’au moment de la quitter, le digne Noéavait la larme à l’œil.

– C’est un peu de vin qui lui sort des yeux,pensa-t-elle.

La Lebon, vêtue d’une robe de soie, fort cérémonieuse et fortimposante, fit son entrée, et tout de suite :

– Voulez-vous, madame, prendre la peine de vous asseoir àcette table ?

Jeanne prit place à l’endroit qu’on lui indiquait. La tireuse decartes s’assit en face d’elle.

Elle avait une physionomie grave et assez douce.

Elle ne mettait dans ses attitudes que juste ce qu’il fallait demystère pour émouvoir ses visiteurs, mais pas assez pour leseffrayer : c’était une cartomancienne de bonne compagnie.

– Que désirez-vous savoir ? demanda-t-elle à Jeanne ense mettant à battre les cartes.

– Tout ! répondit Jeanne.

– Donc, le passé, le présent et l’avenir… Je vais vous direles trois, fit la Lebon avec une admirable simplicité qui vraimentétait du grand art… comme si rien n’eût été plus simple et plusfacile !

En même temps, elle étala les cartes sur la table, etreprit :

– Voulez-vous que nous commencions par le passé, parl’avenir, ou par le présent ?

– Voyons d’abord le passé, fit Jeanne en riant, puis noussuivrons après l’ordre chronologique.

Jeanne riait, montrant les perles nacrées de ses petites dents…très amusée, très intriguée… Mais tout à coup le rire se figea surses lèvres, et elle pâlit…

En effet, la Lebon, – peut-être pour frapper un grand coup –,venait d’abattre les cartes, et d’une voix grave, solennelle,significative, elle disait :

– Le roi, madame !… Vous avez un roi dans votrejeu !…

– Le roi ! murmura faiblement Jeanne.

– Voyez vous-même, madame !… Je dis que vous avez unroi dans votre jeu, et il est figuré par la carte que voici…Malheureusement je ne puis vous dire quel est ce roi… s’il commandeà un grand royaume ou si c’est un prince de second rang… mais,sûrement, cette carte est la plus puissante qui soit, et c’est lapremière fois que je la tire ainsi du premier coup, depuis vingtans que je consulte les cartes…

Jeanne demeurait stupéfaite et agitée…

– Ainsi, dit-elle, vous ne savez pas de quel roi ils’agit ?

– Non, madame… dit sérieusement la Lebon. Cette assuranceformelle rassura un peu Jeanne qui reprit :

– Eh bien, comme je ne le sais pas plus que vous, veuillezcontinuer… la suite nous l’apprendra peut-être…

– J’en doute, fit la Lebon en manipulant les cartes.

Et elle annonça au fur et à mesure qu’elle lesabattait :

– Dans le passé, madame, je vois des larmes dans vos jolisyeux… Que se passe-t-il ?… Ah ! voici… le roi dont ils’agit est malade… vous pleurez… le voici guéri… oh ! maisvous pleurez encore ?… Voyons, veuillez couper de la maingauche, et nous allons savoir d’où viennent ces larmes…

Jeanne obéit d’une main tremblante.

Ce qu’elle entendait lui paraissait tenir du prodige.

– Vous avez pleuré, reprit la tireuse de cartes, parce quevous avez eu peur de ne pas être aimée du roi…

Jeanne poussa un léger cri étouffé.

– Et puis, continua la Lebon, je vois un mariage… quelqu’unvous force à ce mariage… l’homme que vous devez épouser estpourtant un digne gentilhomme en qui vous devriez avoir touteconfiance… mais vous le haïssez…

– Passons au présent ! fit Jeanne en pâlissant.

– Le présent, dit la Lebon après avoir manipulé les cartes,est plus gai que le passé… Vous aimez… et vous êtes aimée… vous enêtes sûre… on vous en a fait l’aveu… Voulez-vous, madame, me fairel’honneur de me dire si je me trompe, ou si je suis bien sur lavoie… si je me trompais, il faudrait employer un autre jeu…

– Non, non ! fit vivement Jeanne… peu importe,d’ailleurs, que vous vous trompiez…

– Alors, il nous reste à chercher l’avenir ?…

– Oui, dites-moi l’avenir…

Et plus bas, en elle-même, elle répéta, profondémenttroublée :

– L’avenir !… Heur ou malheur ?…

À ce moment, la pendule du salon sonna la demie de neuf heures.Au dehors, Jeanne entendit le bruit d’un carrosse qui s’arrêtaitsous les fenêtres de madame Lebon.

La tireuse de cartes, elle aussi, avait entendu ce bruit.

Elle sourit imperceptiblement, tandis que Jeanne suivait d’unregard anxieux ses mains qui battaient et rebattaient lescartes…

La Lebon reprit, au bout de quelques minutes, pendant lesquelleselle parut s’absorber dans un profond calcul :

– Si le passé est plein de larmes et le présent plein degaieté, l’avenir, madame, est plein de magnificence et derayonnement. Le roi vous aime… J’entends le roi signalé par lescartes… le roi vous attend !…

– Le roi m’attend ! murmura Jeanne éperdue.

– C’est ce que disent les cartes, madame… Moi, je ne saispas… je ne fais que répéter… et les cartes me disent que vousdevenez presque une reine…

– Assez, madame ! dit Jeanne en se levant d’un ton desouveraine dignité.

La tireuse de cartes vit qu’elle avait été trop loin. Uneinquiétude visible se répandit sur son visage.

– Madame, murmura-t-elle, si je vous ai offensée, je voussupplie de vous rappeler plus tard que je n’y ai mis aucunintention maligne… Vous m’avez demandé de vous dire l’avenir… jevous l’ai dit tel qu’il est indiqué, rigoureusement, et ce n’estpas ma faute si…

– Rassurez-vous, madame Lebon, fit Jeanne, je ne suisnullement offensée…

Elle demeura une minute pensive.

– Et, reprit-elle en hésitant, vous croyez vraiment que voscartes disent la vérité ?…

– Aussi vrai que vous êtes ici devant moi, madame !J’ai eu des exemples si nombreux et si frappants que je suis bienobligée de croire !… Et d’ailleurs, ajouta la tireuse decartes, exercerais-je cet art presque divin, si je le savaismensonger ?…

Jeanne, pour cacher son trouble, tira sa bourse et interrogea laLebon d’un regard.

La cartomancienne faisait généralement payer très cher sesconsultations : c’était cinq louis, quelquefois dix, etparfois même davantage, selon la situation des crédules et naïfsconsultants.

Mais, cette fois, elle avait peut-être jugé qu’il ne s’agissaitplus de louis. Lorsqu’elle vit Jeanne sortir sa bourse, elle eut ungeste discret, et, esquissant une belle révérence :

– Madame, dit-elle, ne me gâtez pas ma soirée… je suis tropheureuse de vous avoir reçue dans mon modeste logis, et j’engarderai un impérissable souvenir : c’est là tout le paiementque je veux avoir de vous…

– J’enverrai un objet d’art à cette bonne femme, songeaMme d’Étioles. Merci, madame, reprit-elle à hautevoix. Croyez que, de mon côté, je garderai un charmant souvenir dema visite chez vous… Mais où sont mes deux cavaliers ?…

– Ils vous attendent sans doute dans l’antichambre…

En effet, Noé Poisson et Crébillon étaient là ; ils étaientdescendus du grenier lorsqu’ils avaient entendu le carrosses’arrêter sous les fenêtres. Jeanne remercia encore la Lebon qui seconfondait en révérences, puis tous les trois sortirent etdescendirent l’escalier, – Jeanne en tête.

En arrivant à la porte de la maison, elle vit le carrosse quis’était rangé tout contre l’entrée…

La portière était ouverte.

Jeanne recula vivement en poussant un léger cri. Au mêmeinstant, elle se sentit saisie par les deux bras et poussée vers lecarrosse.

– À moi ! à moi ! cria-t-elle affolée.

Dans la même seconde, elle fut poussée dans le carrosse dont laportière se referma aussitôt…

– Fouette ! jeta une voix.

Le carrosse, aussitôt, s’ébranla et s’élança au grand trot deses deux chevaux.

Devant la maison, Noé Poisson et Crébillon s’étaient arrêtés, unpeu pâles…

– La voilà sauvée ! dit Poisson.

– Qui sait ?… murmura Crébillon.

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