La Marquise de Pompadour

Chapitre 8LE COMTE DU BARRY

Celui que le chevalier d’Assas avait blessé dans la matinée d’uncoup d’épée dans l’épaule avait été ramené chez lui par son témoin,le comte de Saint-Germain.

Du Barry habitait en l’île Saint-Louis, à l’extrémité du quaid’Anjou, un antique hôtel dont les fenêtres regardaient la petiteîle Louvier, sablonneuse et déserte, – simple langue de terrefréquentée le jour par quelques pêcheurs de goujons, sinistrecoupe-gorge abri de truands dès que la nuit l’enveloppait de sesvoiles.

L’hôtel du Barry était une magnifique demeure, un de ces vastesbâtiments majestueux et sévères, dont un seul vestibule ferait ceque les constructeurs de nos jours, avec une audace ingénue,appellent un grand appartement.

Jadis, vers le milieu du règne de Louis XIV, le feu comte duBarry, père de celui que nous mettons en scène, avait mené grandtrain de fortune dans cet hôtel : les immenses salons avaientvu se développer sous leurs lambris dorés la pompe de fêtessplendides. Le roi en personne avait assisté à l’un de ces galas oùl’on avait donné à Sa Majesté la comédie et une collation qui avaitémerveillé M. de Saint-Simon, difficile à contenterpourtant, comme on sait.

Mais maintenant ces salles étaient silencieuses etglaciales.

Peu à peu, les meubles précieux, les tableaux de maîtres, lesriches tentures en étaient sortis… vendus pièce à pièce, dispersésdans une rapide ruine.

L’hôtel lui-même était hypothéqué de dettes.

Et lorsque les pas du comte faisaient résonner dans les mornessalons vides d’étranges sonorités, il semblait qu’il éveillât deséchos funèbres, comme si cette maison eût été la tombe d’uneprospérité défunte.

Dans ces moments-là, une rapide contraction nerveuse fronçaitles noirs sourcils du comte et un soupir d’immense amertumegonflait sa poitrine.

Alors il se rappelait sa première enfance écoulée au sein duluxe, de l’opulence et des fêtes, les maîtres qu’on lui avaitdonnés, la foule des grands seigneurs qui venait, les belles damesqui le caressaient…

Puis son père était mort…

Le comte du Barry entrait alors dans sa dix-huitième année.

Enfant, il avait peu aimé son père ; il avait paru d’uncaractère sombre, songeant à des choses qu’il ne communiquait àpersonne, injuriant ses maîtres, battant ses domestiques.

Jeune homme et maître d’une grande fortune, on sut enfin cequ’il y avait dans cette tête au front volontaire et quellespensées l’agitaient.

Sur le cercueil de son père, il ne versa pas une larme ; età peine ce cercueil fut-il fermé, le nouveau comte dressa uninventaire exact de sa fortune.

Elle était considérable et donnait deux cent mille livres derente, somme énorme pour l’époque : le comte fit lagrimace ; il s’attendait à mieux !

Alors il apparut tel qu’il était : les passions compriméeséclataient avec une violence inouïe ; les vices, d’abordcouverts d’un vernis de somptueuse élégance, bientôt débridés enplein emportement de folie, descendaient jusqu’à la plus basseignominie. Le comte du Barry fut, dans toute la fougue de sonimpétuosité passionnée, un viveur, un dévoreur, un assoiffé deplaisirs. Tous les plaisirs, il voulut les connaître, et quand illes connut tous, il en inventa de nouveaux. Il étonna Paris. Ilscandalisa la cour, jetant l’or à poignées, éventrant, saignant àblanc l’antique patrimoine, conduisant les saturnales dans lessalons somptueusement austères du vieil hôtel, et, cyniquement,installant jusque dans la chambre de sa mère, les créatures deluxure qu’il se plaisait à tirer des bas-fonds de la truanderiepour les y replonger ensuite tout éblouies de leur aventure…

Une excuse à cet homme : une seule.

Cette mère, il ne l’avait pas connue !

Cette mère qui eût pu le guider, qui, sans aucun doute, eût faitnaître sous ses caresses des sentiments humains dans ce cœur, cettemère était morte trois mois après la naissance du comte.

Sevré de ses caresses qui sont pour l’homme le plus prodigieux,le plus fécond et le plus sublime des enseignements, le cœur ducomte du Barry fut ce qu’il devait être :

Une quintessence de féroce égoïsme.

Ses yeux avaient la froideur sinistre et le rapide étincellementd’une lueur d’acier.

Il ignorait la signification de ces deux mots : bonté,méchanceté. Il était le contraire de la bonté, mais on ne peut direqu’il était méchant. La méchanceté suppose dans un coin de l’âme unreflet de sentiment.

Tout simplement, le comte du Barry n’avait pas d’âme.

Un jour, une de ses maîtresses, qu’il paraissait aimer puisqu’ill’avait depuis six mois et venait de dépenser cent mille livrespour elle, mourut subitement chez lui, en pleine fête, d’unemaladie de cœur.

Le comte se leva de table, s’approcha de la malheureuse, et,ayant constaté qu’elle était morte, appela ses domestiques et leurdit froidement :

– Emportez cela au dehors… où vous voudrez. MademoiselleMarion, venez ça près de moi. Vous remplacez dès maintenant cellequi sort d’ici.

Cela ! c’était le cadavre de la morte !

Celle que le comte avait appelée Mlle Marion,une pauvre fille de luxe, vint à lui, toute pâle, et, d’un reversde main, le souffleta, puis sortit, escortant le cadavre qu’onemportait…

Du Barry ne comprit jamais ce soufflet.

Quelques années suffirent pour engloutir la fortune patrimonialedes du Barry.

Un matin, le comte se trouva face à face avec le spectre de laruine :

Vendues lambeau par lambeau, ses terres de Normandie ;vendues ses fermes ; vendus ses trois châteaux avec leurs boiset leurs étangs ; vendus les meubles de l’hôtel… tout étaitvendu, tout, tout, sauf le nom !

Le dilemme se présenta dans sa hideur :

La misère ou le suicide !

Le suicide ? Non ! Il ne voulait pas mourir !…Non pas qu’il fût lâche, mais l’idée de renoncer aux jouissancesqui avaient été sa vie lui était insupportable.

La misère ? Encore non ! Puisque c’était le mêmerenoncement ! Le comte appela son valet de chambre et lui ditsimplement :

– Va me chercher M. Jacques. Tu sais qui ?L’homme de la rue du Foin…

Une heure plus tard, celui qui portait ce nom modeste – du moinsle comte ne lui en connaissait pas d’autre – entrait en souriantdans le petit salon où se tenait du Barry.

C’était un homme de moyenne taille, mince, modeste dans sa misecomme dans son nom ; il semblait plutôt glisser quemarcher : son regard se posait en un instant sur cent objetsdifférents ; il parlait d’une voix blanche, sans accent, nedisant jamais un mot plus haut que l’autre ; il n’y avait dansson attitude ni humilité ni affectation. Il semblait être laparfaite expression de ce qui s’appelle la modestie.

Seulement, l’observateur qui se fût attaché à l’examinercurieusement eût découvert dans ses attitudes plus d’élégance qu’iln’eût convenu, dans certains de ses gestes une autorité viteréprimée, dans quelques-uns de ses regards profonds un jet deflamme aussitôt éteinte.

On ne savait rien de cet homme, sinon qu’il vivait, sans mystèreapparent d’ailleurs, dans une petite maison qui lui appartenait,rue du Foin, près de la place Royale, et qu’il passait pour assezpauvre.

– Monsieur Jacques, dit du Barry, vous êtes venu me trouvertrois fois : il y a un an, il y a six mois et il y a troismois. À chaque fois, vous m’avez répété : « Le jour oùvous serez complètement ruiné, appelez-moi, et je voussauverai. » Le jour de la ruine est venu, monsieur Jacques. Etvous le voyez, je vous appelle.

– Êtes-vous vraiment ruiné, monsieur le comte, ce quis’appelle ruiné ?

– Complètement, monsieur Jacques. Je n’ai plus rien,répondit du Barry en grinçant des dents.

– Vraiment, monsieur le comte, est-ce bien au point quevous dites ?

– En cherchant bien dans tous les tiroirs de ce meuble, onfinirait par rassembler une centaine de livres : la dixièmepartie de ce que je dois au dernier de mes domestiques.

– Très bien. En ce cas, nous allons causer, monsieur lecomte.

– Causons, monsieur Jacques !…

En parlant ainsi, le comte était effroyable à voir, avec seslèvres crispées, son teint blême, ses traits convulsés. Mais, avecson sourire et sa mine paisible, M. Jacques était peut-êtreplus effroyable encore…

Alors, M. Jacques « causa ».

Longuement, à voix basse, il parla.

Le comte rougissait, pâlissait. Parfois il secouait violemmentla tête.

Mais M. Jacques revenait à la charge, avec un entêtementdoux, une obstination paisible.

Le jour baissait lorsque M. Jacques tira un papier de sapoche, l’étala sur une table, et, d’une voix qui, soudain, se fitdure, autoritaire, glaciale, prononça :

– Signez-vous ?

Le comte jeta autour de lui un regard éperdu. Sans doute il eutà cet instant cette révolte, cette hésitation suprême que durentconnaître les damnés qui, dans les légendes du vieux temps,signaient le pacte satanique.

Mais sans doute aussi l’esprit du mal était sur lui…

Il signa !…

M. Jacques plia méthodiquement le papier qu’il mit dans sapoche.

Il s’inclina gravement, et, dans les ténèbres quis’épaississaient, s’éloigna sans bruit…

À partir de ce moment, le comte du Barry ne manqua jamaisd’argent : du moins en avait-il assez pour faire figure à lacour et soutenir dignement son rang. Mais il était facile de voirque cette existence relativement modérée lui pesait et qu’ilrongeait son frein en attendant…

En attendant quoi ?… Lui seul eût pu le dire, – etM. Jacques !

Ajoutons que son caractère se fit plus sombre de jour en jour,et que souvent, au milieu des orgies, il lui arrivait detressaillir tout à coup et de pâlir sans cause apparente.

Le comte continua à demeurer dans le vieil hôtel du quai d’Anjouoù il avait pour tout domestique un valet de chambre et unpalefrenier qui prenait soin de ses chevaux, fort à leur aise dansles écuries qui jadis en avaient contenu une vingtaine.

Seulement il avait fait aménager trois ou quatre pièces del’aile gauche qui lui servaient d’appartement ; le reste étaitabandonné à la poussière et aux toiles d’araignée.

C’est dans cet appartement que du Barry avait été ramené par lecomte de Saint-Germain, son témoin, le jour de son duel avec lechevalier d’Assas.

Saint-Germain n’avait mandé aucun chirurgien : il avaitlui-même lavé, sondé, pansé et bandé la plaie à l’orifice delaquelle il avait étalé une couche épaisse d’un onguentbalsamique.

– Me voilà au lit pour huit jours, dit alors du Barry avecune sorte de rage ; et cela dans un moment où je donneraisbien huit ans de ma vie pour être libre !…

Saint Germain sourit.

– Dans quelques heures, dit-il, vous serez sur pied.

– Mordieu !… Dites-vous vrai !

– Jamais je ne mens, cher comte !… Et puis,voulez-vous que je vous dise ? je désire autant que vous-mêmeque vous puissiez aller et venir… Ne vous étonnez pas… c’est uneidée à moi… Donc, dès ce soir, vous pourrez marcher trèsraisonnablement ; dans trois jours, vous pourrez monter àcheval ; dans six, vous serez aussi fort de votre bras blesséque de votre bras indemne…

– C’est admirable ! Je sens déjà l’effetrafraîchissant et réparateur de votre baume. Quel merveilleuxchirurgien vous êtes !…

Saint-Germain haussa les épaules.

– Ce n’est pas moi qui ai composé ce baume, dit-il ;je n’y ai donc aucun mérite. Je le tiens de Nostradamus qui, lui,était vraiment un médecin transcendant. Il le composa à la prièrede Catherine de Médicis ; cette pauvre Catherine avaittoujours peur de quelque coup de poignard, elle qui jouait oufaisait si bien jouer de la dague. Nostradamus travailla cinq ans àce baume, et le soir où il en trouva la synthèse définitive, ilpleura de joie, leva les bras au ciel et s’écria qu’il touchaitenfin à l’Absolu…

– Ah çà, comte ! fit du Barry en riant comme il riaitdans ses grandes gaîtés, c’est-à-dire du bout des dents ; ahçà, on dirait qu’à moi aussi vous voulez faire croire que vous avezconnu Nostradamus !…

– Je ne veux rien vous faire croire, dit froidementSaint-Germain ; c’est vous qui voulez à toute force me prendrepour un médecin de génie en me faisant honneur de la composition dece baume. Et comme jamais je ne mens, la vérité m’oblige àconfesser que je le tiens de Nostradamus, tout simplement.

– Tout simplement ! murmura du Barry qui ne puts’empêcher de frissonner.

Et, jetant un ardent regard au comte de Saint-Germain, ilreprit :

– Dites-moi, comte, parmi tant de choses que vous savez… etnotamment au sujet de Nostradamus… pouvez-vous me dire si…réellement… il a trouvé…

– Quoi donc ? sourit Saint-Germain en faisant chatoyerune monstrueuse émeraude qu’il portait au doigt.

– La pierre philosophale !…

– Non certes, il ne l’a pas trouvée… puisqu’il estmort.

Du Barry eut un geste d’étonnement.

– Sans doute ! continua Saint-Germain, s’il eût trouvéla pierre philosophale, il eût du même coup trouvé l’élixird’éternité que le vulgaire, dans sa terreur instinctive du mot« éternité », appelle élixir de longue vie. Tout est danstout, mon cher comte, et l’Absolu est un. Sans quoi il neserait pas l’Absolu. Donc, le pouvoir de créer de l’or et lepouvoir de créer de la vie ne sont qu’un seul et même pouvoir.

– Mais vous, comte, reprit du Barry d’une voix haletante,emporté sur les ailes du mystère vers l’irréalisable féerie ;vous qui, dit on, avez étudié ces sublimes questions… vous qui avezsondé l’insondable… répondez-moi… que pensez vous ?… quesavez-vous ?… peut-on trouver la pierrephilosophale ?…

– Pourquoi pas ? dit négligemment Saint Germain. Jevous l’ai dit : tout est dans tout. Le primordial principe dela création se cache dans les replis les plus secrets de la nature.Mais si les précautions de la nature ont été infinies pour cacherson secret, l’audace de l’intelligence ne peut-elle être infiniepour le découvrir ? Eh quoi ! ce que peut accomplir lachaleur du soleil dans les entrailles du sol, l’alchimiste nepourrait-il le réaliser dans son creuset, alors qu’il a à sadisposition les ressources toutes puissantes du calcul et del’imagination !

– Oh ! haleta le blessé dont les yeux flamboyèrent,posséder ce secret ! Être riche ! Riche àl’infini !…

– Oui, n’est-ce pas ? Car la richesse infinie, c’estl’infinie jouissance. C’est le droit de concevoir l’irréalisable etde le réaliser sans effort. Que l’imagination la plus fougueuseouvre toutes grandes ses ailes et s’élance éperdument dans lesespaces du rêve ! qu’elle conçoive des plaisirs inaccessiblesà l’humanité ! qu’elle recherche des raffinements devantlesquels l’homme recule épouvanté, désespéré de sonimpuissance ! Celui qui détient la pierre philosophale se feraun jeu de ces plaisirs et de ces raffinements. Tout est à lui. Iln’a qu’à prendre la peine de souhaiter, de désirer !Puissance, honneur, gloire, amour, tout lui appartient. Les orgiesfabuleuses, il les renouvelle avec dédain ; les amoursimpossibles, il les réalise dès qu’il le veut… Et notez, comte, quela soif de plaisir peut être inextinguible chez cet homme,puisqu’il est éternel, puisque les excès qui tuent les autres nepeuvent l’user, lui !…

Saint-Germain se leva, s’approcha du comte du Barry quifrémissait et dont le front s’inondait de sueur.

– Cet homme, continua-t-il, goûte des jouissances infinies.D’abord, il se rue aux orgies, aux plaisirs des sens. Dans lepremier enchantement de sa découverte, il use la moyenne deplusieurs existence à toucher le fond des joies sensuelles : àlui les mets les plus fabuleusement exquis ! à lui les vinsque, dans des serres spéciales, ses raisins seuls peuventdonner ! à lui les femmes les plus splendides de lacréation ! S’il s’en trouve une sur la surface du globe quisoit la plus belle, c’est celle-là qui sera à lui !…

Du Barry haletait, se tordait sous la parole brûlante quitombait sur son cerveau comme une lave incandescente.

– Bientôt, reprit Saint-Germain, c’est-à-dire au bout dequelques centaines d’années, il songe à d’autres joies. La gloirele tente : il est Raphaël ou Michel-Ange. La puissance attiresa curiosité : il se fait roi. Plus haut ! Toujours plushaut ! Il finit par concevoir, comprendre et réaliser lajouissance absolue. L’homme de plaisir souffre dans sespassions ; l’artiste de génie souffre dans la création de sonœuvre ; le haut dignitaire est soumis au ministre ; leministre est soumis au roi ; le roi est soumis à cette choseénorme, inconnue, qui s’appelle le peuple ; le peuple estsoumis à des légions de maîtres, et, pis encore, soumis au travail…Seul, le détenteur du sublime secret, celui qui a accompli le grandœuvre, échappe à l’univers, au peuple, au ministre, au roi, à lamort ! Il est son propre maître, et dans l’exercice de cetteliberté sans limites éprouve à chaque seconde qui s’écoule lajouissance sans limites… Alors, du haut sommet où il s’est placéd’un coup d’aile, il contemple le vaste grouillement de l’humanité,écoute la musique infernale des cris de joie et des clameurs dedésespoir, et laisse tomber un regard de pitié sur les malheureuxqui se tuent à conquérir quelques pauvres millions et, pour arriverà cet humble but, en sont réduits à vendre jusqu’à leurnom !…

Du Barry poussa un cri de terreur. Il se souleva, et bouleversé,hagard, d’une voix rauque, il râla :

– Que voulez-vous dire ? quels sont ces hommes dontvous avez pitié ?… Parlez ! parlez !… enconnaissez-vous ?…

– Moi ? Non !… Pourquoi voulez-vous que jeconnaisse de tels misérables ?…

– Vous disiez…

– Je parlais des jouissances de l’homme qui possède lapierre philosophale, parce que vous m’en avez parlé le premier.N’attachez pas d’autre importance à ce que j’ai pu dire…

– Mais… n’êtes-vous pas… justement… cet homme ?

– Vous êtes étranger, comte. Et je suppose que votreblessure y est pour quelque chose. Eh ! ne peut-on rêver touthaut ? Allons, calmez-vous… sans quoi, vous ne pourrez sortirce soir…

– Qui vous a dit ? s’écria le comte du Barryépouvanté.

– Vous-même ! fit Saint-Germain en éclatant de rire.Adieu, comte. Je vous verrai demain ; ne vous inquiétez pas devotre blessure, je m’en charge.

Ceci fut dit si cordialement, d’une voix si naturelle, que lessoupçons de du Barry se dissipèrent en partie. Demeuré seul, leblessé sommeilla ou fit semblant de sommeiller jusqu’à six heuresdu soir.

À ce moment, il appela son valet de chambre.

– Habille-moi, lui dit-il.

– Mais votre blessure, monsieur le comte ! s’écria leserviteur.

– Habille-moi toujours.

Et, à part lui, du Barry murmura :

– Plutôt que de ne pas accompagner le roi ce soir,j’aimerais mieux perdre mon bras droit !… Oh ! qu’ya-t-il donc qui l’attire ainsi ?… Vais-je échouer auport !…

Une fois habillé, il fit quelques pas pour essayer ses forces etconstata que, malgré un léger étourdissement, il pourrait fort bienmarcher. Un sourire d’ironique satisfaction crispa ses lèvres.

– Tout autre que moi, Sire, serait au lit, songea-t-il.Mais moi, aucune blessure ne peut me retenir quand il s’agit du…service de Votre Majesté… J’espère, ô mon roi, que voilà dudévouement !…

Il s’apprêtait à sortir et déjà son valet de chambre jetait sonmanteau sur ses épaules, lorsqu’on frappa.

Le domestique alla ouvrir : Le Normant d’Étioles entra.

À la vue de du Barry debout, d’Étioles poussa un cri de joie…vraie ou feinte, et s’écria :

– Mes félicitations, très cher !… Comment !debout ? habillé ?… Je craignais vraiment que cetteblessure…

– Une piqûre d’épingle ! fit du Barry dont lessourcils, un instant, s’étaient contractés.

– Ainsi, vous pourrez demain assister à mon mariage ?…Ah ! cher, vous me l’avez promis… Je veux toute la cour pourtémoin de mon bonheur… et qu’est-ce que la cour sans le comte duBarry !…

– Je ne sais vraiment si je pourrai…

– Si fait ! si fait ! Vous pourrez, cherami !… Il faut que vous assistiez à ce spectacle unique,merveilleux, invraisemblable : le pauvre petit d’Étiolesconduisant à l’autel la plus radieuse beauté de Paris…

– Est-elle vraiment si belle ?…

– Vous verrez : un pur chef-d’œuvre. Vous viendrez,n’est-ce pas ?

– Je crois décidément que je n’en aurai pas la force, ditdu Barry.

– Pourtant, je vous vois gaillard et sur le point desortir.

– Ce soir, je fais un grand effort parce que Sa Majestém’attend.

– Ah ! ah ! Le roi vous attend ? fitsourdement d’Étioles.

– Oui, cher ami !

Les deux amis se regardèrent fixement. Et celui qui eût puétudier, comprendre tout ce qu’il y avait dans ce double regardamical eût reculé, épouvanté, comme on recule devant un abîmeouvert soudain sous ses pas…

La haine, elle aussi a ses abîmes…

– À propos, reprit d’Étioles, persuadé que vous ne pourriezvous lever demain, j’ai justement invité quelqu’un que je me fussegardé de prier à cette cérémonie si j’avais pensé que vous ypourriez assister… mais au fait, puisque vous ne pourrez pas…

– De qui voulez-vous parler ? demanda le comte entressaillant.

– De votre adversaire de ce matin… un charmant garçon, mafoi… Mais seule la politesse m’a forcé de l’inviter, puisque je mesuis trouvé devenir son second.

– Le chevalier d’Assas viendra donc demain à Saint-Germainl’Auxerrois ?

– À moins que cela ne vous contrarie, cher !

– Moi ? Et pourquoi donc ? Cela me contrarie sipeu qu’au contraire je me décide ; demain, je veux apposer masignature près de celle du chevalier que j’estime grandement… Jeferai pour vous le même effort que je fais ce soir pour SaMajesté…

De nouveau, les regards des deux amis se croisèrent, chargés desombres méfiances.

Mais déjà d’Étioles s’exclamait joyeusement, remerciait lecomte, lui serrait la main et enfin, prenant congé, s’éloignait enjetant ce dernier mot :

– À demain, midi !… Vous verrez la merveille qu’est lafuture Mme d’Étioles… le roi lui-même qui passepour connaisseur…

– Le roi ! interrompit sourdement le comte.

– Oui… le roi lui-même serait saisi d’admiration s’il lavoyait… mais il ne la verra pas.

– Pourquoi cela ? fit vivement du Barry.

– Dame, vous savez, cher ami, ce bon cardinal Fleury, qui afait l’éducation de notre sire, s’est un peu trompé en s’imaginantque son élève passerait à la postérité sous le nom de Louis leChaste. Et moi je ne tiens pas à lui confirmer à mes dépens letitre de Louis le Bien-Aimé que lui a donné M. Vadé, le poètedes Halles…

D’Étioles, sur un dernier signe amical, disparut.

– Qu’a donc voulu siffler cette vipère ? murmura lecomte quand il fut seul.

De sa main valide, il pressa son front moite de sueur.

– Oh ! reprit il, ces paroles du comte deSaint-Germain ! Comme elles ont bien évoqué le prestigieuxmystère de mes désirs ! Tout ce qu’il m’a dépeint en traits deflamme, je le veux, moi ! Et malheur à qui me feraobstacle ! Malheur à toi, d’Assas ! Et à toi, d’Étioles,si mes soupçons se confirment ! Je broierai, je briserai toutsur mon chemin. Et qu’importe qu’on dise que j’ai passé comme unmétéore de dévastation, pourvu que je passe !…

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