La Marquise de Pompadour

Chapitre 7POISSON ET CRÉBILLON

Le chevalier d’Assas fut de retour aux Trois-Dauphins àpeu près au moment qu’il avait prévu, c’est-à-dire vers les sixheures du soir : c’était le moment même où Jeanne remettait àNoé Poisson la lettre qu’elle avait si fiévreusement écrite pourd’Assas.

Le chevalier avait à demi réussi dans ses démarches àVersailles. Il n’avait pu voir le duc de Nivernais, mais il avaitété reçu par M. de Mirepoix en personne, et le maréchal,après l’avoir interrogé avec bienveillance, lui avait presquepromis de lui faire obtenir ce qu’il était venu chercher à Paris,c’est-à-dire d’être admis avec son grade dans les chevau-légers duroi, faveur immense, les chevau-légers étant un corps d’élite trèsjaloux de ses prérogatives, très fermé, composé de la fine fleur dela noblesse du royaume.

Cette quasi-promesse du maréchal avait comblé de joie lechevalier.

Ce fut donc en fredonnant qu’après avoir mis son cheval àl’écurie il grimpa quatre à quatre les deux étages qui conduisaientà sa chambre, et ce, nonobstant la belle Claudine qui essaya del’arrêter au passage pour lui demander s’il était satisfait duservice, et, en réalité, pour lui faire les doux yeux.

Libre de tout souci, le chevalier se mit, comme la veille, àfaire une toilette soignée : cette fois, rien ne pourraitl’empêcher d’aller admirer la bienheureuse rue qu’habitait cellequi dominait sa pensée de tous les instants.

Sa toilette achevée, pimpant, réellement joli à voir, élégant etle plus léger des amoureux, il redescendit et s’élança audehors.

Sur le seuil de l’hôtellerie, il se heurta à un homme gros etcourt qui ne devait pas être bien solide sur ses jambes, car lechoc le fit asseoir à terre. Le chevalier salua, s’excusa avec unsourire et partit en courant presque.

L’homme, après l’avoir contemplé un instant tout ébahi, aprèsavoir pesté contre les freluquets et les roués trop pressés, finitpar se relever péniblement et dit quelques mots àMme Claude accourue.

Aussitôt celle-ci s’élança dans la rue, appelant lechevalier.

Mais d’Assas était déjà loin. Il n’entendit pas. Ou, s’ilentendit, il jugea que ce qu’il allait faire était autrementintéressant que tout ce que son hôtesse pouvait avoir à luiraconter.

Le chevalier était parti pour se rendre directement rue desBons-Enfants. C’était chez lui un besoin, une envie d’enfant. Sonplan était de traverser la rue, de se mettre dans les yeux lademeure de la jolie inconnue, puis de rentrer tranquillement dîneraux Trois Dauphins, où, retiré dans sa chambre, il auraittout loisir pour rêver à la gracieuse apparition.

Mais le chemin des amoureux, c’est souvent le chemin desécoliers.

Une singulière émotion dont il ne fut pas maître s’empara duchevalier aux abords de la rue bénie : émotion mêlée detimidité, d’angoisse et de désirs contradictoires.

Si bien qu’il ne s’aperçut pas qu’il faisait un détour assezconsidérable, et qu’au lieu d’entrer rue des Bons-Enfants, il seretrouva sur le port Saint-Nicolas, non loin du vieux Louvre.

Alors, par les quais, il continua son chemin jusqu’au Pont-Neuf,tourna à gauche et alla rejoindre la rue Saint-Denis. Longtemps ilmarcha au hasard ; vers huit heures, il se retrouva rueMontmartre et entra pour dîner dans un cabaret au coin de la ruedes Fossés-Montmartre. Ses tours et détours l’avaient donc en sommeramené comme par une attraction magnétique au point central de sonexploration. En effet, il était à deux cents pas de la place desVictoires où venaient aboutir d’une part la rue desFossés-Montmartre, et de l’autre la rue des Bons-Enfants oupresque.

À neuf heures, ayant achevé son repas, l’esprit réchauffé parune bouteille de vieux bourgogne, le chevalier sortit du cabaret aumoment où on le fermait.

Si de rares passants se montraient encore sur la chaussée assezfréquentée de la rue Montmartre, par contre la solitude etl’obscurité régnaient sur la place des Victoires où se dressaitencore le Louis XIV en plomb doré dont la Révolution devait fairedes balles en 92.

Toutes les rues avoisinantes, la rue du Reposoir, la rue deVide-Gousset étaient également désertes, silencieuses etnoires.

Quelques minutes plus tard, d’Assas venait s’arrêter devant leportail de l’hôtel d’Argenson, au beau milieu de la rue, et,tournant le dos à la solennelle demeure, levait les yeux sur lepetit hôtel Régence dont les balcons lui apparaissaient confusémentdans l’ombre.

– C’est là ! murmura-t-il.

Il regardait avidement cette façade obscure où pas une lumièrene brillait aux fenêtres.

Une indéfinissable émotion lui étreignait le cœur. Lentement,ses doigts montèrent jusqu’à ses lèvres et, du bout de ses doigts,il envoya un baiser devant lui, dans le vide…

– Dors, balbutia-t-il, dors ton pur sommeil d’ange, ô chèreinconnue qui, avec une si douce violence, t’es emparé de mon cœurentier ; dors, et puissent des rêves de bonheur agiterdoucement leurs ailes sur ta couche de vierge… Oh ! si jepouvais seulement apercevoir l’ombre de l’un de tes gestes !…Oh ! si seulement une lumière venait illuminer ces pierres quit’abritent !…

Mais les ténèbres semblaient s’épaissir : l’une deslanternes qui éclairaient vaguement le bout de la rue s’éteignitbrusquement.

Alors une pénible impression de tristesse glaça le chevalier. Illui sembla que la face de cette maison pleurait dans la nuit…

Songes ! Illusions !… Il se secoua pour échapper àcette impression… mais elle ne fit que se fortifier… vraiment, unmalheur planait sur le petit hôtel… et en prêtant l’oreille il eûtjuré qu’il venait d’entendre quelque chose comme un lointainsanglot… ou peut-être l’insaisissable harmonie d’une musiqueinfiniment douloureuse que des doigts de mourante eussent arraché àun mystérieux clavecin…

Le chevalier était haletant…

– Non ! murmura-t-il tout à coup, ce n’est pas unechimère enfantée par mon cerveau !… On pleure ! Onsouffre dans cette maison !… Qui sait si ce n’est paselle qui se lamente ainsi !… Oh !… Commentsavoir ! Frapper à cette porte… à pareille heure !… c’estinsensé !… Sous quel prétexte ?… Par le ciel !dussé-je être ridicule ou inconvenant, il faut que jesache !…

D’Assas allait s’élancer…

À ce moment, quatre fenêtres du premier étage s’éclairèrent.

Il demeura cloué sur place…

Au même instant, derrière lui, un murmure de voix se fitentendre. Le chevalier se retourna d’une secousse comme s’il eûtété mordu par quelque bête… et, dans le renfoncement du portaild’Argenson, il vit nettement trois ombres… trois hommes qui, commelui, paraissaient regarder le petit hôtel Régence.

Oh !… que faisaient là ces hommes ? Quiétaient-ils ? Que voulaient-ils ?… Ah ! sans aucundoute, ils étaient venus pour elle !… Une foliejalouse fit monter un flot de sang à la tête du jeune homme…

Jalousie ?… De qui ?… Pourquoi ?… De queldroit ?… Est-ce qu’il savait !

La tête en feu, les tempes battantes, la main crispée sur lapoignée de l’épée, il marcha sur les inconnus, et, d’une voixrauque de fureur :

– Holà, gronda-t-il, que faites-vous là ?…Répondez ! ou, sur mon âme…

– Que faites-vous là vous-même ? interrompit une voixsévère, un peu molle et traînante, comme emplie d’un suprêmedédain.

La lumière des quatre balcons éclairait en plein les troisinconnus. Comme dans un éclair, le chevalier remarqua qu’ilsavaient des épées et que leurs manteaux leur cachaient le visagejusqu’aux yeux.

– Passez au large ! continuait la même voix sur un tonde hauteur qui exaspéra le jeune homme.

– Par la mordieu ! nos épées vont décider qui de nousdoit fuir !

En même temps, le chevalier fit un geste pour dégainer. Unbrusque mouvement échappa à l’homme qui venait de parler ;dans ce mouvement, son manteau s’ouvrit, et un rayon de lumièrefrappa son visage.

D’Assas demeura foudroyé ! Rêvait-il ?… Était-cepossible ?…

Puis il se mit à reculer lentement, éperdu, courbé, répétantdans un murmure haletant :

– Le roi !… Le roi !… Sous ses fenêtres !…Oh !…

À cette même seconde, l’un des trois personnages fit un signe enlevant le bras : d’un renfoncement voisin surgit un homme, –bravo ou policier, – et comme d’Assas, angoissé de mille pensées entumulte, continuait à reculer, il sentit tout à coup un chocviolent sur son crâne, quelque chose comme un formidable coup quivenait de lui être porté par derrière.

Il tomba à la renverse, et presque aussitôt perditconnaissance.

– Berryer, dit alors l’homme qui avait parlé avec tant dedédain, allez donc voir qui est ce maître fou…

Celui qu’on venait d’appeler Berryer s’approcha vivement duchevalier et dirigea sur son visage le jet d’une lanterne sourdequ’il sortit de dessous son manteau. Il examina attentivement lejeune homme, comme pour graver ses traits dans sa mémoire. Puis,secouant la tête, il revint au groupe et murmura quelques mots.

– Sans doute quelque cadet de province fit-il en terminant,que faut-il en faire ?…

L’homme dont le manteau s’était écarté un instant aux yeux ded’Assas hésita comme s’il eût cherché l’ordre à donner.

– Bah ! fit-il tout à coup en haussant les épaules,laissez-le où il est. En s’éveillant, il croira avoir rêvé…Retirons-nous, messieurs. Cet incident m’a ôté tout le plaisir queje comptais prendre à cette promenade dans le Paris nocturne… Etpuis votre mystérieuse blessure doit vous faire souffrir,comte ?…

– Un gentilhomme en service ne souffre jamais et ignores’il est blessé, répondit le personnage qui n’avait encore riendit.

Puis, s’approchant à son tour du chevalier, il le regarda uninstant, étouffa un cri de surprise ou plutôt de joie menaçante, etse hâta de rejoindre ses deux compagnons qui déjà s’éloignaientdans la direction du Louvre.

– Ah ! monsieur le lieutenant de police, dit-il alorsd’une voix sardonique, il faut que ce soit moi qui répare votreignorance !…

À mesure qu’ils avançaient, de toutes les encoignures sortaientdes ombres qui se mettaient à les suivre à distance :c’étaient les gens de M. le lieutenant de police.

Ce mouvement, ce glissement de larves dans la nuit dura uneminute, puis la rue reprit son aspect de solitude noire : toutavait disparu dans la rue Saint-Honoré, tournant à gauche.

– Que voulez-vous dire, monsieur le comte ? s’étaitécrié Berryer.

– Que je sais le nom de cet homme que Sa Majesté vientd’appeler un maître fou et qui pourrait bien être tout autre chosequ’un fou.

– Expliquez-vous, du Barry ! fit la voix dédaigneusequi avait parlé au chevalier d’Assas.

Alors il y eut entre les trois hommes un colloque à voix basse,qui dura jusqu’aux portes du Louvre.

Que se dit-il ? quelles insinuations souffla dans l’espritde ses auditeurs celui qui avait reconnu d’Assas ?

– J’attends vos ordres, Sire ! finit par murmurer lelieutenant de police.

Alors le roi Louis XV laissa simplement tomber ces troismots :

– À la Bastille !…

Et il rentra dans son Louvre, suivi du comte du Barry quiréprima un violent tressaut de joie.

Berryer avait jeté un coup de sifflet. Une dizaine d’hommes – deceux qui tout à l’heure rampaient dans la rue – accoururent. Lelieutenant de police leur donna quelques ordres d’une voixbrève : les hommes s’élancèrent en courant vers la rue desBons-Enfants.

Or, au moment même où le roi et ses deux compagnons avaientquitté l’abri qu’ils avaient cherché sous le portail de l’hôteld’Argenson, deux êtres bizarres apparaissaient au bout de la rue,du côté de la place des Victoires, formant un groupefantastique.

Ces deux nouveaux venus se tenaient par le bras, s’arrêtaienttoutes les fois qu’ils avaient à échanger une idée, et se livraientà des évolutions d’une géométrie fantaisiste dès qu’ils seremettaient en marche.

– Je t’assure, Crébillon, disait l’un, qu’il est… inutiled’aller plus loin.

– Je serais bien curieux, Noé, d’apprendre pourquoi ?répondait l’autre.

– Écoute… nous sommes bêtes de… nous fatiguer… àmarcher…

– Pourquoi, Poisson, pourquoi ?… J’exige… que tu me ledises…

– Puisque… les maisons marchent… et viennent au-devant… denous…

– Par ma Sémiramis ! Par mon Pyrrhus ! Par maZénobie elle-même ! tu es ivre, Noé, ivre comme si tu avaisarrêté ton arche sur un Ararat de bouteilles…

– Crébillon, tu m’offenses ! sanglota Noé.

– Dis-moi, s’entêta Crébillon, pendant le déluge, c’étaitdu vin qui tombait ?

– Une supposition, s’écria Noé passant de la douleur à lajoie ; une supposition… si j’étais un poisson pour de bon… etqu’on me jette dans un déluge de vin…

– Poisson, tu es sublime, déclara Crébillon. L’ivresse estun bienfait des dieux… Jupiter s’enivrait… Vulcain s’enivrait…Quand je suis ivre, j’oublie que Corneille a fait le Cidet que Racine a écrit Andromaquepour me faire enrager…Veux-tu ?… Je vais te réciter le deuxième acte deCatilina dont j’ai ce matin même écrit… le dernier vers…oh ! oh !… qu’est ceci ?… quel est cecorps ?…

Tout en devisant aimablement comme on vient de voir, les deuxnoctambules étaient arrivés en face de l’hôtel d’Argenson, et lepied de Crébillon venait de heurter le chevalier d’Assas étendusans connaissance en travers de la chaussée.

Crébillon se pencha, un peu dégrisé par cette rencontreinattendue.

Poisson hoqueta :

– C’est un confrère… laisse-le dormir…

– Tais-toi, ivrogne !… Ce malheureux est blessé… mortpeut-être !

– Mort ! répéta Poisson, dans l’esprit duquel lesfumées se déchirèrent un instant, comme parfois les nuées d’un cielfuligineux se déchirent sous un souffle de glace.

Et avec un frisson de pitié, il ajouta :

– Pauvre garçon !… Si jeune et si beau !… Jeplains celle qui l’aime…

– Non, non ! reprit alors Crébillon, il n’est pasmort ; son cœur bat la chamade… Holà, monsieur…monsieur ! éveillez-vous, de grâce !

Le chevalier poussa un faible soupir, mais ne put s’arracher àsa léthargie.

– Que faire ? murmura Crébillon. Je serais indigned’être appelé poète si je laissais ce jeune Antinous dépérir sanssecours.

Ce Crébillon était en effet un poète ; précisons : unpoète tragique.

Le personnage qui se présente dans ces attitudes d’aprèslesquelles on aurait tort de le juger sans appel, le compère del’ivrogne Noé Poisson, ivrogne lui-même et tout puant la pipe, ehbien, oui : c’était l’auteur d’Électre, d’Abrée etThyeste, et de cette belle tragédie que l’injustice de lapostérité a condamnée à l’oubli : RadamisteetZénobie… Pauvre Crébillon !…

– Si nous le portions chez moi ? fit tout à coupNoé.

– D’ici la rue Huchette il aurait le temps de trépasser dixfois.

– Chez toi, alors ?

– Le carrefour Buci est encore plus loin !

– Que faire, en ce cas ? Que faire ?

– Un coup de maître, Poisson ! dit soudain le poète ense relevant.

Il étendit le bras vers le petit hôtel, avec un geste detragédien, et dit :

– Demande l’hospitalité à ta femme !

– Ah ! s’écria Poisson en s’assénant un coup de poingsur le crâne, jamais je n’eusse trouvé cela à moi tout seul. Ce quec’est que d’être inventeur de pièces de théâtre ! J’yvais !…

Et assurant sa démarche incertaine, Noé s’en fut heurterviolemment le marteau de l’hôtel.

L’instant d’après, la porte fut ouverte par un domestique,lequel, reconnaissant le mari de Mme Poisson, samaîtresse, ne fit aucune difficulté pour lui obéir lorsque Noé luieût expliqué de quoi il s’agissait.

Les trois hommes soulevèrent le chevalier d’Assas et letransportèrent dans l’hôtel dont la porte fut refermée. Moins d’uneminute plus tard, la rue des Bons-Enfants était envahie par desombres silencieuses et rapides qui s’arrêtèrent en groupe devantl’hôtel d’Argenson.

– Envolé ! Disparu ! s’écria avec un juron celuiqui paraissait être le chef de cette troupe.

– Voilà qui est curieux, observa une sorte de colossetrapu ; je lui ai pourtant asséné mon coup des grands jours.Quand je frappe ainsi, on en revient qu’au bout de quelques heures…si on en revient !

– Tu auras frappé à côté, maladroit ! Maispoursuivons, nous les rejoindrons peut-être…

La bande des policiers se glissa dans la direction de la placedes Victoires, et bientôt s’évanouit au fond des ténèbres comme unvol d’oiseaux de nuit.

Dans l’hôtel, le chevalier avait été déposé sur un canapé assezlarge pour servir de lit de repos.

C’était dans un petit salon du rez-de-chaussée. Le domestiqueavait allumé des flambeaux.

Attirée par les allées et venues, Mme Poissonapparut à ce moment en peignoir de nuit.

En quelques mots, Crébillon la mit au courant de ce qui venaitde se passer.

Elle jeta un coup d’œil sur le chevalier dont la figure pâleapparaissait en pleine lumière.

Cependant, Poisson examinait avec attention cette figure et,tout en se bourrant le nez de tabac, murmurait :

– Où l’ai-je vu ! Mais où l’ai-je donc vu !…Aussi vrai que le vin d’Anjou est supérieur au vin de Champagne,j’ai vu ce jeune homme quelque part, il n’y a pas longtemps… maisoù ! mais quand ! mais à quelle occasion !

Mme Poisson, de son côté, avait tressailli.

Elle aussi croyait reconnaître le chevalier.

Mais comme ses idées étaient infiniment plus nettes que cellesde son digne époux, elle ne tarda pas à s’écrier inpetto :

– J’y suis !… C’est le jeune chevalier de la clairièrequi s’est disputé avec ce grand diable de chasseur… et qui dévoraitdes yeux la petite !… Oh ! oh !… Il rôde par ici… onle trouve évanoui devant la porte !… Il faut que je tire cetteaffaire au clair… Un joli garçon… fière mine et bourse plate…Méfions-nous… pas de sottises, ma fille !

Elle saisit Noé Poisson par un bras et, l’entraînant dans unangle du petit salon :

– C’est bon, dit-elle. Je me charge de ce jeune homme… tupeux t’en aller.

– Viens, Crébillon, dit Noé.

– Attends ! reprit Mme Poisson. Jepense que tu n’oublies pas la journée de demain ?

– Peste ! je n’aurais garde…

– Sois ici à dix heures du matin. Songes-y, c’estgrave !

– On y sera, ma mie, on y sera en grande tenue : jemettrai mon beau gilet vert pomme et mon habit écarlate, ainsi quema culotte de soie jaune… Ah ! ah !

– Non pas ! fit sèchement la matrone ; tutrouveras ici tout ce qu’il faut pour t’habiller dignement ;on y a songé pour toi… Maintenant, écoute bien ; si tu es ivredemain, tu nous déshonores tous !

– Madame ! protesta Noé.

– Si tu n’es pas ivre, si tu te tiens aussi bien que lacirconstance l’exige, tu trouveras dans ton habit de cérémoniemille livres en or… mille ! tu entends ! Tâche de lesgagner…

– Mille livres ! s’écria Poisson en écarquillant lesyeux. De quoi étancher, deux mois durant, la soif de Crébillon.

– Et la tienne !

– Madame !

– Va… va maintenant… et n’oublie pas !

– Mille livres !… Viens, Crébillon, viens-nous-en, monami… viens que je te dise…

Bras dessus bras dessous, les deux compères sortirent de l’hôtelet s’éloignèrent, fraternellement calés l’un contre l’autre. Chosecurieuse : on eût dit qu’ils reprenaient leur ivresse où ilsl’avaient laissée. L’émotion dissipée, les fumées bachiquesredevenaient souveraines dans ces deux cerveaux.

Ce fut donc en traçant de nouvelles courbes et en s’entretenantde bizarres problèmes qu’ils continuèrent leur route vers la Seine,qu’il leur fallait franchir pour rentrer chez eux.

Poisson disait :

– Cherchons combien mille livres peuvent donner debouteilles d’Anjou.

Crébillon répondait :

– Pardon, pardon… tu veux dire combien de flacons dechampagne…

En effet, c’était là leur éternel sujet de dispute. Un seulpoint les séparait : l’un adorait le vin d’Anjou et l’autreraffolait du vin de Champagne.

Tant il est vrai qu’il y a toujours un point noir, même dans lesplus parfaites amitiés.

Pendant ce temps, Mme Poisson, ayant examiné lechevalier d’Assas, constata qu’il ne portait aucune trace deblessure. En effet, le jeune homme avait été atteint au-dessus dela tempe droite d’un coup qui ne laisse pas de marque visible, maisqui n’en est pas moins terrible.

– Je ne crois pas qu’il en meurt ! songea lamatrone.

Et, avec un hideux sourire, elle ajouta :

– Après tout… s’il meurt d’un coup de sang au cerveau… jen’en sais rien, moi !… Ça ne se voit pas…

Elle se contenta donc d’accommoder le chevalier sur le canapéet, laissant un flambeau allumé, se retira.

Dans l’hôtel, tout retomba au silence.

À l’instant où il s’était abattu dans la rue, d’Assas avaitentièrement perdu connaissance. Puis, sous l’effort de l’instinctde vivre, quelques vagues perceptions parvinrent à son cerveau,pareilles à ces livides et fugitives lueurs que l’œil croitpercevoir dans l’obscurité.

Il eut confusément conscience qu’on le saisissait, qu’on leportait quelque part, qu’on l’étendait…

Un laps de temps qu’il ne put apprécier s’écoula.

Puis, lentement, des embryons d’idée se formèrent, sedissipèrent, pour se reformer à nouveau. Il sentait une lourdeur deplomb peser sur sa tête, et dans ses oreilles il entendait unbourdonnement monotone et très fort, semblable au bruit d’une chuted’eau.

Puis, enfin, ces lambeaux d’idée s’adaptèrent l’un àl’autre.

Il put penser…

Ce fut terrible.

La première pensée qui se présenta à lui fut celle de lamort : il eut la conscience très nette que le sang se portaitau cerveau par afflux violents et qu’il semblait s’y coaguler.

Oh ! de l’eau ! Rien qu’un peu d’eau sur son front etses tempes !…

Cela le sauverait !

– De l’eau !… Un peu d’eau !…

Il crut avoir poussé un cri retentissant… En réalité, ses lèvresdemeurèrent immobiles.

– Oh ! songea-t-il désespéré, mourir… mourir fauted’une goutte d’eau !… Il n’y a donc personne autour demoi !… On ne m’a donc pas entendu !… Oh ! si jepouvais… seulement… dégager… ma gorge !…

Il se raidit dans un suprême effort… mais pas un doigt ne futremué… ses jambes lui semblaient de plomb… ses bras inertes luiparaissaient avoir été liés… Rien… pas même l’esquisse d’ungeste…

Cet effort eut pourtant un résultat : ses paupièress’entr’ouvrirent.

Sans étonnement – l’étonnement est une vigoureuse manifestationde la pensée – il se vit dans une pièce inconnue… une sorte desalon élégant et coquet.

Alors, des yeux, il voulut faire le tour de cette pièce ;il s’aperçut que ses yeux étaient immobiles ! Il voulutrefermer les paupières pour échapper à l’effrayante impression decette fixité : avec horreur il constata que ce simplemouvement n’était plus dans sa volonté.

Et le mince regard qui filtrait de ces paupières à peineouvertes et immobilisées demeura rivé à un panneau de porte quesurmontaient des anges joufflus jouant à la corde avec desguirlandes de roses.

– De l’eau ! un peu d’eau ! crut-il crier ànouveau sans proférer en réalité aucun son.

Alors, dans le râle de sa pensée, il reconstitua l’effroyableaventure : il était parti de son hôtellerie… était arrivé ruedes Bons-Enfants… Pourquoi ? Pourquoi ?… Ah !… Pourvoir sa maison !… Le roi !… Que faisait le roiLouis XV sous ce portail ?…

Une atroce jalousie le mordit au cœur… Le roi venait pourelle !… Le roi !… Et lui, pauvre petit officier…avait espéré… oh !… Et c’était fini !…

Il sentait qu’il allait mourir… que jamais il ne la reverrait…que jamais elle ne saurait que sa pensée suprême avait été pourelle !…

Mourir !… Oui… quelques minutes encore… et ce serait fini…les bourdonnements devenaient plus violents… il comprenait que lesang envahissait le cerveau… que ses tempes se gonflaient àéclater…

À ce moment, son œil rivé au panneau de la porte vit cette portes’ouvrir.

Dans l’encadrement, une forme blanche, vaporeuse, suave, luiapparut…

Et cette forme s’avançait vers lui…

L’être entier du jeune homme se tendit dans un effortinsensé…

Il lui parut qu’un rugissement s’échappait enfin de sa gorgeserrée, comprimée comme par des mains de fer… un rugissement dejoie folle, immense, délirante…

Car cette forme blanche qui s’avançait vers lui, il lareconnaissait !

C’était elle !…

Elle !… La jeune fille en rose de la clairière del’Ermitage !…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer