La Marquise de Pompadour

Chapitre 19L’HÔTEL DE VILLE

Une petite pluie fine tombait sur Paris ; mais malgré cettesorte de brouillard froid qui pénétrait et faisait grelotter lesgens, la place de l’Hôtel de Ville était noire de peuple.

De tout temps, une des grandes distractions du peuple a été deregarder les riches s’amuser.

Il y a toujours des spectateurs transis à la porte du théâtrepour voir les gens qui entrent.

C’est la part de ceux qui ne s’amusent pas.

Donc, il y avait grande foule sur la place où une compagnie dechevau-légers maintenait les curieux. Et malgré la pluie qui avaitéteint beaucoup de verres de couleur et de lanternes vénitiennes,les illuminations de la façade avaient fort bon air.

À chaque instant des équipages s’arrêtaient devant la grandeporte de droite et des murmures d’admiration parcouraient la foulelorsqu’on voyait quelque somptueuse toilette passer rapidement, etdisparaître sous la tente qui avait été installée pour servird’entrée.

Vers neuf heures, dans l’intérieur de l’Hôtel de Ville, sepressaient les courtisans, les dames de la cour, les dignitaires,maréchaux en grande tenue, littérateurs célèbres, peintres,financiers, enfin tout ce qui, dans Paris, portait un nomconnu.

Les vastes salons de l’Hôtel de Ville étaient bondés, etcependant, les invitations avaient été lancées avecparcimonie ; environ quatre mille invités avaient pu pénétrerdans ces salons ; mais il faut songer que le nombre despersonnes qui avaient fait valoir leurs droits à une invitation,soit à Paris, soit en province, s’éleva à soixante mille ; ilfaut songer que le sire de Maigret – un hobereau de l’Anjou – setua de désespoir pour n’avoir pu obtenir d’être invité à cette fêtecélèbre.

Et maintenant, qu’on se représente ces salons décorés avec cetart précieux et raffiné de l’époque, splendidement éclairés par lesflambeaux de cire placés à profusion, les fleurs, les massifs desplantes rares venues à grands frais d’Italie et d’Espagne ;qu’on se figure la salle de la collation où cinq cents maîtresd’hôtel dressaient la table pour le souper que deux centscuisiniers et marmitons avaient élaboré ; qu’on imagine lescostumes somptueux des seigneurs, les robes des dames, lesdiamants, les pierres précieuses étincelant de mille feux, cettefoule d’une suprême élégance qui marivaudait, tournoyait lentement,tout ce monde dans l’attente de l’arrivée du roi, chacun voulantêtre vu, obtenir un regard du monarque ; qu’on écoute lesmélodies des violons et des harpes dans les salles de danse, et onaura une faible idée du spectacle réellement magique qui sedéroulait dans l’Hôtel de Ville.

Pénétrons dans le salon central.

Dans la foule se produisit tout à coup un remous.

Deux groupes venaient d’y entrer, l’un par une porte, l’autrepar la porte d’en face.

Dans chacun de ces groupes il y avait une femme ; etc’étaient ces deux femmes qui produisaient cette sensation, ceremous dont nous venons de parler…

Le premier se composait du comte du Barry, du comte deSaint-Germain, d’un seigneur étranger que nul ne connaissait, etd’une femme éclatante de beauté.

Cette femme, c’était la fille galante… Juliette Bécu.

Ce seigneur étranger, c’était M. Jacques… l’homme dumystère.

Pâle sous le regard de M. Jacques, le comte du Barrydonnait la main à Juliette et, s’arrêtant de groupe en groupe,murmurait quelques mots.

Alors Juliette faisait une révérence que les plus sévèresjugeaient impeccable ; on lui répondait par d’autresrévérences, et le comte passait à un autre groupe…

Du Barry présentait aux dames de la cour la comtesse duBarry !…

La courtisane, Juliette, était profondément émue ; maiselle jouait son rôle en comédienne admirable. Sa démarche gracieusequoique un peu imposante, sa beauté parfaite, la magnificenceinouïe de son costume provoquaient des murmures d’envie etd’admiration. Elle marchait sous le feu croisé des regards sansparaître intimidée ; mais elle avait su prendre un air demodestie et presque de mélancolie qui lui seyait à ravir.

M. Jacques, comme nous avons dit, escortait le comte et lacomtesse du Barry, et sans doute ce mystérieux personnage nepouvait se défendre d’admirer la belle créature sur laquelle ilcomptait pour une œuvre de ténèbres, car parfois son regard seposait sur elle avec une satisfaction non dissimulée.

Le comte de Saint-Germain suivait ces trois personnages, trèsintéressé, paraissait-il, et un sardonique sourire aux lèvres. Luiaussi était le point de mire des regards. Il les supportait avecune noble aisance.

Contre son habitude, il n’était pas chargé de diamants.

Seulement, il portait trois émeraudes dont chacune représentaitune fortune plus qu’ordinaire.

Deux d’entre elles fixaient ses jarretières et la troisièmeétait placée au pommeau de son épée de parade ; et ces troispierres vertes jetaient un éclat étrange, des feux pour ainsi diresataniques ; il avait l’air, à chaque mouvement, des’envelopper des reflets de l’enfer.

Le deuxième groupe dont nous avons signalé l’entrée se composaitde M. de Tournehem donnant la main à Jeanne, deM. d’Étioles et de quelques financiers.

Jeanne portait une toilette d’une exquise simplicité qui étaitl’exacte reproduction de celle qu’elle avait dans la clairière del’Ermitage.

Seulement, elle était faite des satins les plus coûteux, desdentelles les plus précieuses.

D’Étioles la couvait des yeux. Il semblait rayonner du succès desa femme.

Tournehem, un peu grave peut-être, ne paraissait pas moinsheureux.

Parfois, il se penchait vers sa fille et murmurait :

– Es tu contente, ma Jeannette ?…

– Oui, oh ! oui… Comment ne le serais-jepas ?…

À ce moment, les yeux de Jeanne se croisèrent avec ceux deJuliette… de la comtesse du Barry…

M. Jacques se pencha à l’oreille de Juliette etdit :

– Vous avez vu cette jeune femme si belle, si exquised’élégance et de grâce ?…

– Oui !…

– Eh bien ! C’est votre rivale !… Tâchez devaincre !…

Déjà Juliette était passée. Mais le regard qu’elle avait jeté àJeanne avait eu sans doute quelque chose de menaçant, car Jeanneavait pâli.

– Quelle est cette femme ? demanda-t-elle àTournehem.

– Je l’ignore, mon enfant. Pourquoi me demandes-tucela ?

– Pour rien, fit Jeanne qui, à aucun prix, ne voulaitinquiéter son père.

À cet instant, elle vit quelqu’un s’incliner devant elle enmurmurant :

– Permettez-moi, madame, de déposer à vos pieds mes trèshumbles et respectueux hommages…

L’homme qui parlait ainsi se redressa alors et Jeanne reconnutle comte de Saint-Germain…

Ils étaient arrivés au bout du grand salon, à l’entrée d’unesorte de pièce qui était réservée pour le roi, au cas où Sa Majestéeût été indisposée, ou simplement eût voulu se reposer.

Jeanne s’assit dans un fauteuil que lui céda galamment unseigneur qui s’y trouvait.

En même temps, elle répondait à Saint-Germain :

– Merci, monsieur, de votre hommage ; il m’estd’autant plus précieux qu’on le dit rare et sincère.

– En effet, madame, dit le comte avec une gravitémélancolique, je ne l’adresse qu’à ceux qui le méritent…

Tournehem, voyant Jeanne engagée dans un entretien qui semblaitfort l’amuser, se mit à examiner l’assemblée, et peu à peu seperdit dans la foule.

– Et quelles sont, reprit Jeanne, les personnes qui voussemblent mériter votre hommage ?

– Il y en a fort peu, madame, parce que, en regardant lesgens d’assez près, on finit toujours par leur découvrir une tare,un vice caché… Or j’ai le malheur d’être curieux, et le malheurplus grand encore de voir trop bien…

– Oui : on dit que vous avez la double vue…

– Vraiment ? fit le comte, on dit cela ? Eh bien,il faut laisser dire. Mais pour en revenir à la question que vousme faisiez l’honneur de m’adresser, j’ajouterai que personne, aufond, ne mérite entièrement l’hommage du philosophe…

– Merci ! fit Jeanne en riant.

– Seulement, il est des gens auxquels un homme de courcomme moi ne peut se dispenser d’adresser un salut de respectapparent et de pitié réelle…

– Quelles gens ?…

– Mais d’abord le souverain !… Il est impossible de nepas saluer le souverain, si vicieux et taré qu’il soit…

– Ensuite ? fit Jeanne en pâlissant.

– Ensuite… la souveraine !…

– Et puis ?…

– Et puis, c’est tout !…

– Ainsi, comte, vous ne vous croyez tenu à l’hommage qu’envers le roi et la reine ?

– C’est vrai, madame…

– Et pourtant, vous m’avez offert cet hommage !… Je nesuis pas reine, moi !…

– Bah ! Si vous ne l’êtes pas, vous le deviendrez, ditSaint-Germain avec un calme glacial.

– Monsieur ! monsieur ! que voulez-vousdire ? balbutia Jeanne.

– Rien que ce qui doit être, madame ! fit le comted’une voix basse et rapide. Mme de Châteaurouxl’est bien devenue, elle !… Et d’autres !… Ah !prenez garde, mon enfant, ajouta-t-il en changeant brusquement deton, c’est là une triste royauté… indigne de vous, de votre belleintelligence et de votre noble cœur… tenez, je vous dirais que jesalue les souverains d’un respect apparent et aussi d’une pitiéréelle… La pauvre reine Marie mérite cette pitié… prenez garde dela mériter aussi un jour !…

– Taisez-vous, monsieur ! balbutia Jeanne épouvantéepar cet homme qui lisait à livre ouvert au plus secret de son cœur.Taisez-vous, je vous en supplie !…

– Soit ! fit le comte. Ne parlons plus de votresouveraineté… parlons des joies plus vraies, plus profondes et plushumaines auxquelles vous étiez destinée… L’amour, madame, levéritable amour appuyé sur le dévouement d’une âme pure etgénéreuse… voilà ce qui devrait tenter une nature d’élite commevous !… Je vous le dis : vous avez à choisir entre lebonheur et la souveraineté… La souveraineté, c’est Louis XV quivous l’offre…

– Et le bonheur ? demanda Jeanne pensive.

– Regardez ! dit le comte.

Et, d’un coup d’œil, il désigna le chevalier d’Assas quis’avançait vers Jeanne.

En même temps l’étrange personnage disparut dans un grouped’invités, laissant la jeune femme profondément troublée, effrayée,palpitante…

Elle leva son doux regard sur le chevalier qui venait à elle ensouriant, en mettant dans ses yeux tout ce qu’il avait d’adorationdans le cœur…

Ah ! celui-là l’aimait ardemment, pour la vie, de tout sonêtre !…

– Choisir ! murmura Jeanne. La souveraineté !… Lebonheur !… Et elle allait tendre la main au chevalier. Elle leregardait déjà avec une expression qui mettait une extase dans lecœur de d’Assas…

Tout à coup, de violents remous se firent dans le salon… Descris éclatèrent…

– Le roi !… Le roi !… Vive le roi !…

La foule passa rapide, violente, exaltée, entre Jeanne et lechevalier qui furent refoulés, chacun de son côté. Jeanne s’étaitdressée toute droite, avec une effrayante palpitation de cœur.

À cette minute, elle comprit que tout était vain, hormis sonamour pour le roi !

Bonheur, dévouement, pureté, loyauté, plus rien ne comptait…puisque la seule annonce de l’arrivée du roi lui causait un telbouleversement !…

Et soudain, elle le vit !…

Il s’avançait, dans la gloire des vivats, dans leresplendissement des lumières, dans l’ivresse de cette foulesomptueuse qui s’inclinait, l’acclamait… et tout ce décor luidonnait une sorte de rayonnement…

Par lui-même, Louis XV était un fort élégant cavalier, bienqu’il commençât à s’empâter un peu.

Mais en cette soirée, sanglé dans un costume qui éclipsait tousles costumes présents en élégance et en richesse, fardésoigneusement, il paraissait à peine vingt-cinq ans. Il était enplein éclat de jeunesse, et nul n’eût pu lire sur son visage lestraces que les débauches y avaient déjà marquées. Il avait encoreau suprême degré cette grâce un peu dédaigneuse qui le faisaitprince de l’élégance…

Bientôt, il devait la perdre, cette grâce qui avait permis aupeuple d’accepter le surnom de Bien-Aimé, qu’un poète, platcourtisan et adulateur de la puissance comme la plupart des poètesde tous les temps, lui avait donné.

Mais demeurons dans le cadre de notre récit qui eût dû plusjustement s’appeler : La Jeunesse de la marquise dePompadour, car nous n’avons d’autre prétention que de montrercomment cette si jolie fille devint la marquise au nom fameux.

Le roi s’avançait, souriant, heureux, dosant autour de lui lesgestes gracieux avec une admirable science instinctive despréséances.

Jeanne, en le voyant, se recula presque défaillante pours’appuyer à la muraille.

Mais cette muraille, elle ne la trouva pas : elle setrouvait devant la porte du petit salon destiné au roi, et comme lepassage était ouvert, elle entra dans cette pièce, sans presques’en apercevoir, heureuse seulement d’échapper à la cohue etespérant pouvoir se remettre là de son émotion…

Le chevalier d’Assas, bien que séparé d’elle, ne l’avait pasperdue des yeux.

Il se dirigea, lui aussi, vers le petit salon et y entra.

À ce moment, Louis XV arriva à l’entrée, et, d’un geste, priaque la fête continuât…

Jeanne le vit entrer !…

De saisissement, elle laissa tomber le mouchoir de dentellesqu’elle tenait à la main.

D’Assas fit un mouvement pour ramasser le mouchoir.

Mais plus prompt, et surtout plus impérieux, quelqu’un avaitfait trois pas rapides.

C’était Louis XV !…

Le chevalier d’Assas, pâle d’amour et de désespoir, se recula entremblant tandis que le roi ramassait le mouchoir.

– Sire ! balbutia Jeanne éperdue.

Le roi jeta autour de lui un rapide regard, déposa un baiser surle mouchoir qu’il cacha aussitôt dans son sein et murmura d’unevoix ardente :

– Je le garde… Je l’eusse payé d’une de mes provinces,serez-vous assez cruelle pour me le reprendre ?…

Et comme Jeanne baissait les yeux, incapable de trouver un mot,angoissée au point de défaillir presque, il reprit :

– Dites… faut-il vous le rendre ?… faut-il legarder ?… Mon sort est dans la parole qui va tomber de voslèvres…

Jeanne pantelante, pâle comme une morte, répondit dans unsouffle :

– Gardez, Sire !…

Un gémissement étouffé se fit entendre à deux pas. Mais ilsétaient lui trop occupé, elle trop émue pour l’avoir seulemententendu.

Ce gémissement, c’était le pauvre chevalier d’Assas qui l’avaitpoussé !…

À demi caché dans la tenture de la portière vers laquelle ils’était retiré au moment où le roi l’avait devancé, il avait toutvu, tout entendu !… Le désespoir dans l’âme, il franchit laporte devant laquelle était amassée une foule de courtisans.

En franchissant le pas, il s’accrocha à la portière, quijusqu’ici était demeurée soulevée, pour ne pas tomber. Lemalheureux jeune homme chancelait…

Or, dans le mouvement qu’il fit pour se retenir à la tenture develours, il la décrocha de sa patère !…

Et lorsqu’il fut passé, la tenture retomba !…

Jeanne et le roi étaient seuls !…

D’Assas, pâle comme un spectre, cherchait à fendre la foule pourgagner le dehors, lorsqu’une main saisit la sienne, et quelqu’unlui dit en riant d’un rire étrange :

– Merci, chevalier ! Vous venez de me rendre un telservice que c’est maintenant entre nous à la vie, à lamort !

Cet homme, c’était d’Étioles !…

Le chevalier, hagard, le regarda comme un fou, sans comprendre,peut-être sans avoir entendu.

Il continua son chemin. Dix pas plus loin, quelqu’un le prit parle bras. Cette fois, c’était le seigneur étranger qui accompagnaitdu Barry. D’Assas reconnut M. Jacques.

– Que me voulez-vous ? gronda-t-il… Quiêtes-vous ? vous qui m’avez empêché de mourir ! vous quim’avez bercé d’un espoir insensé ! vous qui vous dites prêtreet qui revêtez tous les costumes excepté celui du prêtre !…Laissez-moi !… Vous me faites horreur !…

– Allons donc ! murmura M. Jacques. Tenez-vousbien, morbleu ! On vous regarde !… Vous êtes fou, moncher !… Vous croyez la partie perdue parce que vous êtesdésespéré !… Vous n’avez perdu que la première manche !Tout peut encore se réparer !… Jeanne vous aimera… si vousvoulez m’écouter !…

– Que dites-vous ? balbutia l’infortune en seraccrochant à l’espoir.

– La vérité !… Où puis-je vous voir ?…

– Aux Trois-Dauphins, rue Saint-Honoré !…

– C’est bien… attendez-moi chez vous, demain… Je vousapporterai des nouvelles, et de bonnes, je vous legarantis !…

Sur ce mot, M. Jacques se perdit dans la multitude.

D’Assas, un instant réconforté, retomba dans son mornedésespoir. Il secoua la tête et se dirigea vers la sortie, la têteen feu, la fièvre aux tempes, la gorge sèche.

Comme il allait atteindre l’escalier, il fut une troisième foisarrêté par un homme qui lui prit les mains et, d’une voix trèsdouce, très paternelle, lui dit :

– Pauvre enfant !… Où allez-vous !… Oùcourez-vous si vite !…

Et, cette fois, c’était le comte de Saint-Germain. Mais, cettefois, le chevalier sentait une réelle et profonde sympathie chezcelui qui lui parlait et comme le comte, le tenant toujours par lamain, le conduisait dans une pièce retirée, solitaire, il se laissafaire comme un enfant.

Saint-Germain ferma la porte, tandis que le chevalier, à bout deforces, tombait dans un fauteuil.

– Voyons, où alliez-vous ainsi ? dit le comte enrevenant à d’Assas.

– Mais, comte… je… je rentrais chez moi… cette fête mefatigue… j’ai eu tort d’y venir…

– Oui, dit gravement Saint-Germain, vous avez eu tort devenir ici, – et plus grand tort encore de demeurer à Paris.Ah ! chevalier, je vous avais pourtant bien prévenu que l’airde Paris ne vous vaut rien. Mais ne parlons pas du passé. Le malest fait. Vous êtes empoisonné.

– Empoisonné !… Monsieur… vous me tenez là d’étrangesdiscours, il me semble !

– C’est le discours que je tiens à ceux que j’aime… et,croyez-moi, ils sont bien rares, dit le comte d’un ton de douceautorité qui courba la tête du jeune homme. Voyons, reprit-il enhaussant les épaules, vous ne m’avez pas encore dit où vous alliez…où vous couriez si vite !

– Je vous l’ai dit, il me semble ; je rentrais chezmoi…

– D’Assas !…

– Comte !…

– Vous mentez !…

– Monsieur !…

– Vous mentez, vous dis-je !… Voulez-vous que je vousle dise, moi, où vous alliez ?… Vous alliez tout de ce pas auPont-au-Change !…

Le chevalier frissonna et jeta un regard d’épouvante sur lecomte.

– Vous vous trompez, balbutia-t-il.

– Je ne me trompe pas !… Noble cœur que vous êtes,vous n’avez pas voulu employer l’épée pour un misérablesuicide ! Alors, vous vous êtes dit d’abord : jerentrerai dans ma chambre et je me fracasserai la tête d’un coup depistolet !…

– Monsieur ! Monsieur !… qui doncêtes-vous !…

– Puis, continua le comte, vous avez eu peur de vousmanquer, de vous défigurer ! Et alors vous avez pensé à laSeine ! On arrive sur un pont, on enjambe le parapet, on faitle plongeon et tout est dit ! Voilà la vérité,d’Assas !…

Le chevalier haletait. Ses yeux brûlants appelaient vainementles larmes qui les eussent rafraîchis.

Il leva sa tête douloureuse vers l’homme qui lui parlaitainsi.

– Et quand cela serait ! fit-il avec un emportementfarouche. Quand j’aurais pris la résolution de me tuer parce que jesouffre trop ! Est-ce vous qui m’en empêcherez ?… Quiêtes-vous ? Êtes-vous mon ami ? mon frère ? Enfin,de quel droit vous dressez-vous entre moi et le suprêmerepos ?…

– Nul ne peut empêcher ce qui doit être, dit gravement lecomte de Saint-Germain. Si j’essaye de vous arracher à la mort,c’est que l’heure de mourir n’a pas sonné pour vous… Vous medemandez si je suis votre ami, votre frère… je suis plus que toutcela ! Je suis quelqu’un qui a pitié de vous parce que vousêtes infiniment digne de la pitié ! De quel droit jem’interpose ? Du droit de celui qui sait ! De celui qui asondé le néant des passions humaines, qui a terrassé la mort etcontemplé la vie face à face !…

En parlant ainsi, le comte se transfigurait.

Une sorte de majesté sereine envahissait son visage.

Le chevalier le considérait avec un étonnement voisin del’effroi, avec une sorte de respect dont il ne pouvait sedéfendre.

– Pourquoi voulez-vous vous tuer, d’Assas ? repritSaint-Germain. Si vous étiez une nature vulgaire, je pourrais vousdire d’espérer ; je vous prouverais que le roi est un égoïstequi n’aime personne que lui-même, que sa passion pour Jeanne nesera qu’un feu de paille vite éteint, et qu’alors vous pourrezapparaître au cœur de cette pauvre femme comme l’angeconsolateur !… Mais je ne vous dirai rien de tout cela,d’Assas ! Je vous dirai simplement de vivre parce que la vieest belle en soi. Il n’y a au monde qu’une chose de grave etd’inguérissable : c’est la mort ! Tout le reste peut etdoit se guérir, même l’amour le plus vrai, le plus profond, commecelui que vous éprouvez !…

D’Assas secoua la tête avec une violence désespérée.

– Vous me parlez ainsi parce que vous n’avez jamaisaimé ! dit-il.

Saint-Germain sourit…

– Qu’appelez-vous aimer ? dit-il avec une sorte degravité plus poignante. Écoutez-moi. Peut-être me comprendrez-vous,car vous êtes une des âmes les plus généreuses que j’aierencontrées. Pour l’humanité dans son ensemble, l’amour est uneforme de l’égoïsme. Un homme aime une femme. Cela veut dire qu’illa désire ; il en souhaite la possession ; il veutabsolument que cette femme soit à lui et non à d’autres. Si elleest vénale, il l’achète comme un marbre, un objet de luxequelconque. Si elle est honnête, il s’efforce de lui prouverqu’elle doit lui appartenir volontairement. En somme, il cherche às’emparer d’elle. C’est une œuvre de conquête à la façon desantiques barbares. La preuve, c’est que sa douleur d’amour estatténuée, disparaît presque entièrement si la femme convoitée ne sedonne à personne. Ce qu’on appelle jalousie n’est guère quel’exaspération de cet égoïsme particulier. L’homme cherche doncsurtout à satisfaire son propre appétit de conquête et depossession lorsqu’il affirme qu’il aime. Aimer veut dire vouloir.Je veux cet objet : bronze, marbre ou femme. Je le veux pourmoi seul. J’en ai envie. Et alors je prétends que je l’aime !Quelle pitié !…

– Ah ! murmura d’Assas, est-il donc une autre forme del’amour ?…

– Oui. L’amour existe. Il est vrai. Il est plus précieuxque tous les trésors de Golconde. Mais enfin, il existe. Peud’hommes l’éprouvent. Il est presque aussi difficile de rencontrerun homme qui aime que de trouver une femme digne d’être aimée. Maiscela se trouve !

– Et qu’est-ce que cet amour dont vous parlez ?demanda le chevalier avec cet étonnement profond et respectueuxqu’inspirent les vérités entrevues.

– L’amour, dit alors le comte, c’est la forme la plusparfaite du dévouement, c’est-à-dire tout juste le contraire de ceque le vulgaire appelle de l’amour. Aimer une femme ne peut passignifier autre chose que souhaiter ardemment son bonheur à elle,et non le bonheur de soi-même. Me comprenez-vous ?

– Oui… je le crois, du moins, fit d’Assas enfrémissant.

– J’aime cette femme. Voici exactement ce que cela veutdire : s’il plaît à cette femme de m’appeler à elle, je vaisentreprendre des travaux d’Hercule, je vais remuer ciel et terrepour assurer son bonheur… mais si elle s’éloigne de moi… si sasympathie va à un autre…

– Eh bien ? demanda le chevalier palpitant.

– Eh bien, parce que je l’aime… parce que j’ai entreprisd’assurer son bonheur, non seulement je ne me dresserai pas commeun obstacle entre elle et l’homme préféré… mais encore je meréjouirai de voir qu’elle a trouvé sans moi ce bonheur que jeprétendais lui apporter…

– Effrayante théorie !…

– Vous dites effrayante parce que vous n’avez pas goûté lecharme infini du dévouement pur, du sacrifice qui n’attend pas derécompense… Moi qui ai connu toutes les formes de l’amour, depuisla jalousie qui rêve le meurtre jusqu’au désespoir qui rêve lesuicide, je vous le dis : là seulement est l’amour !…

D’Assas, rêveur, écoutait les paroles de Saint-Germain qui peu àpeu berçaient sa douleur et l’apaisaient. Peut-être le comten’avait-il pas eu d’autre but en lui faisant l’exposé de sa théoriede l’amour.

Le chevalier, comme l’avait dit Saint-Germain, était vraimentune âme généreuse.

Il commençait à entrevoir la possibilité de se dévouer aubonheur de Jeanne ; graduellement, l’idée de suicides’éloignait de son esprit. Il souffrait toujours autant : maisdéjà il admettait la vérité de ce mot du comte :

– Il n’y a qu’une chose d’inguérissable : c’est lamort !

Mourir, n’était-ce pas se condamner soi-même à ne plus jamaisrevoir Jeanne ? Et même en repaissant la théorie du sacrificepur, même en admettant qu’il voulût conquérir la jeune femme,est-ce que le suicide n’était pas la défaite suprême, celle pourlaquelle il n’y a pas de revanche possible ?

Le comte de Saint-Germain l’avait pris par le bras ; ill’avait entraîné au dehors ; il lui parlait doucement, etenfin, lorsqu’il le quitta à la porte des Trois-Dauphins,il lui avait arraché la promesse de vivre, de ne pas attenter à sesjours.

– Hélas ! pensa le comte quand il fut seul, en voilàun que je viens d’arracher à la mort… Ai-je bien fait ? Ai-jeeu tort ? Qui peut le savoir ?… Mais quittons ces tristesidées et allons voir qui triomphe à l’Hôtel de Ville !…

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