La Marquise de Pompadour

Chapitre 13FRANÇOIS DAMIENS

Henri d’Étioles, sans plus s’occuper de la jeune femme étenduesur son lit, sans plus lui jeter un regard, se dirigea vers unetenture qu’il souleva. Il poussa un ressort, et une porte étroitequi se confondait avec la tapisserie s’ouvrit aussitôt.

Il laissa cette porte ouverte, traversa un boudoir dans lequelil venait de pénétrer, et parvint dans une pièce faiblementéclairée, – sorte de salle à manger pour tête-à-tête, la grandesalle à manger de l’hôtel se trouvant au rez-de-chaussée.

Là, un homme attendait, immobile et debout…

Il portait, comme un laquais de confiance, une livrée sombre etsans ornement ni chiffre, qui se rapprochait de l’habit bourgeois,mais avec quelque chose de raide dans les lignes et de sévère dansla couleur.

Sans doute il était absorbé dans des pensées lointaines, car iln’entendit pas d’Étioles quand il entra, et il tressaillitviolemment lorsqu’il se sentit touché au bras.

Cet homme, c’était François Damiens, le piéton poudreux de laclairière de l’Ermitage, l’homme au placet de l’hôtel d’Argenson,celui-là même qu’Henri d’Étioles avait fait monter dans soncarrosse.

Une grande transformation s’était opérée en lui.

Outre le costume qui le rendait méconnaissable, sa tête avaitpris un autre caractère : ses longs cheveux étaient coupés, sabarbe broussailleuse avait disparu ; son visage ainsi dégagéprésentait une expression d’amertume plus accentuée. Il étaitpeut-être moins sauvage d’apparence : il était plus terrible,plus fatal. Son large front se plissait sous l’effort d’une penséetyrannique et il y avait une étrange profondeur dans ses yeuxfixes.

– Eh bien, mon maître ? dit Henri d’Étioles.

– Pardonnez-moi, monsieur… me voici… à vos ordres…

– Bon, bon… remettez-vous, mon brave. Vous avez vos penséescomme j’ai les miennes, c’est tout simple… mais à quoi diablepouviez-vous bien songer ?

– Je ne songeais pas, monsieur ; je vous attendais,selon vos ordres.

Il parlait sans humilité, mais avec une sorte de timiditéfarouche.

– Eh bien, reprit d’Étioles, le service ne vous paraît pastrop dur ?…

– Jusqu’ici, monsieur, je n’ai rien eu à faire. Vous m’avezoffert deux cents livres par mois, la nourriture, le logement etles habits, pour entrer chez vous en qualité de laquais…

– Fi donc !… de secrétaire !

– De laquais, monsieur ! Je n’ai pas l’instructionsuffisante pour être votre secrétaire. Mais peu importe. J’aiaccepté un emploi domestique pour gagner ma vie. Que suis-je aprèstout ? Rien ! moins que rien !… Et notre destinée ànous autres, du peuple, n’est-elle pas…

Sa voix, qui commençait à gronder, s’arrêta net. Une flammeavait jailli de ses yeux.

Il poursuivit plus doucement :

– Pardon, monsieur… Je voulais vous dire seulementceci : Ce que vous me donnez comme gages est énorme…

– Je crois bien, mon cher ! Ce sont les appointementsd’un sous-chef de bureau de ministère !

– C’est donc comme je vous dis : énorme. Or,jusqu’ici, vous ne m’avez pas encore dit ce que j’aurais àfaire.

– Rien ! répondit d’Étioles.

Damiens jeta un profond regard sur son maître, et dit :

– C’est trop !… Laissez-moi m’expliquer… Si vous medonnez deux cents livres par mois pour ne rien faire, c’est quej’aurai à un moment donné contracté vis-à-vis de vous une detteterrible, et alors…

– Alors, interrompit d’Étioles, il n’y aura rien de changé.J’ai besoin d’un dévouement près de moi, voilà tout. Ce dévouement,je le paie. Vous me serez dévoué. Voilà votre service… Je vousdemanderai, à vous, ce que je ne pourrais demander à personne, amiou domestique ! Si j’entre en lutte contre de puissantspersonnages, si je me heurte à quelqu’un… fût-ce le roi !…

– Le roi ! gronda Damiens en pâlissant.

– Eh ! oui… alors, je vous demanderai de m’aider… Celavous va-t-il ?…

– Oui ! fit Damiens, les dents serrées.

– Ce n’est pas tout, et vous allez voir que ce rien dontnous parlions pourrait bien devenir quelque chose. Je viens de memarier, mon cher…

De pâle qu’il était, Damiens devint livide. Un léger tremblementle secoua.

– Eh bien ! continua d’Étioles en l’examinant avec uneattention soutenue, je me défie de ma femme… je crois qu’elle nem’aime pas…

– Et alors ?…

– Alors ! s’il arrive que je sois obligé de m’absentercomme je vais le faire…

– Vous allez vous absenter ! s’écria Damiens avec unfrémissement de joie furieuse. La nuit de vos noces !…

– Oui ! Il y a des choses plus graves que l’amour.

Que voulez-vous !… Eh bien, tout à l’heure, pendant lereste de cette nuit où des intérêts vitaux, immenses, m’appellentau dehors, je veux que ma femme ne soit pas seule…

– Monsieur ! monsieur ! haleta Damiens.

– Qu’est-ce qui vous prend ?…

– Demandez-moi de me faire tuer pour vous, mais, par pitié,ne me demandez pas d’être l’espion de… de… madame…

– Qui vous parle de cela ? Je vous dis que je ne veuxpas laisser ma femme seule, voilà tout. Je ne puis me confier ni àune femme de chambre ni à qui que ce soit. Je vous l’ai dit. J’aibesoin d’un dévouement absolu… Alors… Vous ne comprenezpas ?…

– Non ! fit Damiens, dont le front ruisselait desueur.

– Venez ! dit Henri d’Étioles.

Il entraîna Damiens dans le boudoir qu’il venait de traverser.La petite porte secrète était restée ouverte. Par cette porte,Damiens entrevit un coin de la chambre à coucher… Il frissonna dela tête aux pieds et baissa la tête.

– Voici ! dit alors Henri d’Étioles à voix basse. Mafemme est là qui dort… Moi, je vais sortir de l’hôtel… question devie ou de mort… Je serai rentré à six heures du matin… Alors, vousqui n’êtes ni mon ami ni mon laquais, vous qui êtes un dévouement…vous comprenez ?… Vous vous installez ici…

– Ici ! râla Damiens.

– Dans ce boudoir. Oh ! rassurez-vous, pas pourespionner… mais, enfin, si quelqu’un entrait…

– Ah ! ah ! fit l’homme dont les poings secrispèrent.

– Vous tueriez ce quelqu’un… comme un chien !…Entendez-vous ?…

– Oui, oh ! oui !…

– Fût-ce le plus puissant des personnages ?…

– Oui, oh ! oui !…

– Fût-ce le roi !…

Cette fois, Damiens ne dit rien. Mais une telle expression dehaine flamboya sur son visage qu’Henri d’Étioles tressaillit et unsourire de sombre satisfaction erra sur ses lèvres minces.

– Vous voyez, ajouta-t-il rapidement, je laisse la porteouverte… afin que vous puissiez surveiller la chambre oùelle dort… Adieu… je vous laisse !

Sur ces mots, il s’éloigna rapidement, laissant Damiens commeatterré. Mais Henri d’Étioles n’alla pas loin. Il s’arrêta dans lapetite salle à manger intime, après avoir fermé derrière lui laporte à clef. Alors il dérangea un tableau sur un panneau de muret, à travers un invisible treillis qui se confondait avec latapisserie, il se mit à examiner Damiens.

– Oh ! murmura-t-il, je veux que dans le cœur de cethomme se déchaîne une effroyable passion ! Je veux que lafolie de l’amour en fasse ma créature asservie ! Je veux queLouis, roi de France, trouve ici un rival inattendu… Quelrival !… Mon laquais !… Et alors… alors… il faudra bienque mes rêves se réalisent ! Il faudra bien que la vengeanceet la haine qui, goutte à goutte, ont infiltré tant de fiel dansmon âme éclatent comme le coup de tonnerre qui foudroie sansprévenir !… Patience… Patience !…

Damiens était demeuré à la même place.

Il était agité de frissons convulsifs.

Parfois une rougeur de feu empourprait son visage ; puiscette rougeur disparaissait pour faire place à une lividité decire…

Son regard ardent se fixait sur cette porte ouverte.

Mais ses pensées tournaient toutes autour de l’étrange situationoù il se trouvait brusquement jeté. Par moments, il passait sur sonfront ses mains glacées et murmurait :

– Qu’a donc voulu cet homme ? Pourquoi m’a-t-il mislà ? Que cherche-t-il ?… À peine s’il me connaît ! Àpeine s’il m’a parlé !… Et cette preuve de confiance sublime…ou effroyable !… Que veut-il ?… Me tenter ?…Non ! Ce n’est pas possible !… Me faire surveiller cettechambre ?… Allons donc !… La nuit de ses noces !…Son histoire d’intérêts qui l’obligent à s’absenter estabsurde !… Oh ! mais que veut-il donc, alors ?… Ilme prend par la main, il m’entraîne, et me conduit où ?…Ici !… Près d’elle !…

Sur ce mot, ses pensées dévièrent.

Plus ardemment, il fixa ses yeux sur ce coin de chambre qu’ilentrevoyait.

Des parfums, par bouffées, arrivaient jusqu’à lui.

Il demeura ainsi près d’une heure, immobile, les pieds rivés autapis du boudoir.

Tout à coup, il fit un pas vers la porte. Mais aussitôt ilrecula avec une sorte d’épouvante.

– Que fais-je là ? balbutia-t-il. Que vais-jepenser ? Quelle abominable idée profanatrice s’est glisséedans mon sein ?… Je n’entrerai pas ! Non ! Jen’entrerai pas !…

Au bout de quelques minutes, il revint à la place qu’il occupaitd’abord.

Haletant, il se pencha, écouta… et il n’entendit que lesbattements sourds et précipités de son cœur.

– Eh quoi ! pas un bruit ! pas unfroissement ! pas un soupir ! Est-ce possible ?…

La pensée que Jeanne n’était pas dans cette chambre lui vinttout à coup. Mais il la repoussa.

Non ! non !… Henri d’Étioles n’avait pas laphysionomie de quelqu’un qui veut faire une expérience !Sûrement, cet homme avait dans l’esprit quelque insondablepensée…

Brusquement, un cri rauque expira sur ses lèvres.

Une autre idée se présentait à lui, terrible,effrayante :

– Il l’a tuée !… Et il m’a posté là… afin… quel’assassin soit découvert tout à l’heure sur le lieu ducrime !… On va entrer… je vais être saisi !…

La sensation fut si violente qu’il se retourna farouche,hagard…

Mais presque aussitôt ce mouvement instinctif de défensepersonnelle s’effaça de son esprit : il ne songea plus qu’àelle !… En ce laps de temps rapide comme un éclair, il se lareprésenta morte, étendue sur le lit… Il étouffa unrugissement :

– Oh ! s’il a fait cela, malheur ! malheur àlui !…

Et d’un bond il fut au milieu de la chambre à coucher !…Jeanne lui apparut tout habillée de son costume d’épousée, étenduesur le lit, comme il se l’était représentée…

Dans le boudoir, Henri d’Étioles, la figure collée au treillis,avait murmuré :

– Enfin !…

Damiens, avec un terrible sanglot, s’approcha du lit, sepencha…

– Morte ! Morte !…

Un simple coup d’œil lui prouva qu’il se trompait.

Jeanne était immobile, les bras allongés le long du corps, latête appuyée sur l’oreiller de dentelles précieuses… mais sonvisage rose et paisible, dans le sommeil qui anéantissait toutesses amères pensées, était plein de vie charmante.

Son sein se soulevait doucement, dans un rythme gracieux.

Un souffle léger s’exhalait de ses lèvres entr’ouvertes.

– Elle dort ! balbutia Damiens dans un inexprimableétonnement.

Et tout de suite, il s’aperçut que ce sommeil, pour inoffensifqu’il parût, n’était pas naturel.

– C’est lui qui l’a endormie ! ajouta-t-il.Pourquoi ?

Alors, toute inquiétude disparue de son esprit, certain queJeanne vivait, qu’elle dormait d’un sommeil profond, mais paisible,il sentit un rapide frisson le secouer.

– Quelle est belle !…

Il se recula tout tremblant, mais son regard demeura rivé sur lajeune femme. Puis il se rapprocha. Un meuble qui craqua le fitbondir en arrière. Il haletait. Des souffles brûlants passaient surson visage, et, en même temps, il se sentait glacé…

Cette femme si jeune, si belle, d’une si harmonieusebeauté ; cette femme étendue sur ce lit, profondément endormiepar quelque narcotique, sans aucun doute ; cette femme enfinqui l’attirait comme un irrésistible aimant ; cette femmeenfin qui était à sa merci… il eût donné sa vie pour un momentpareil !…

Elle était là… sous ses yeux… dans l’impossibilité de sedéfendre !…

Le cœur de Damiens battait à se rompre dans sa poitrine. Saraison s’égarait.

Oh ! la prendre dans ses bras ! la serrer contrelui ! ne fut-ce qu’un instant ! Et mouriraprès !…

Qui l’en empêchait ?…

Rien !… Personne !…

Il n’avait qu’à vouloir !…

Il étendit les bras…

Et ce fut à ce moment précis qu’une pensée foudroyante traversason cerveau :

– Si Henri d’Étioles m’a pour ainsi dire conduit jusqu’àcette chambre… ah ! c’est infâme !… c’est que lui…lui !… le mari !… eh bien… il a voulu !… oh !l’infâme ! l’infâme !… Oh ! j’entrevois je ne saisquelle trame odieuse qui doit envelopper cet ange !… Etj’allais me faire l’instrument lâche et vil de l’opprobre dont onveut couvrir celle qui dort là, sous mes yeux… si belle… siconfiante… si radieuse !…

Lentement, Damiens s’était agenouillé tout près du lit.

Il avait mis sa tête dans ses mains et pleurait sans bruit.

– Dors ! murmura-t-il. Dors paisible et tranquillepauvre femme ! Le maudit que je suis ne ternira pas la puretéde ton front de son souffle de damné !…

Alors, comme la main de Jeanne pendait légèrement hors du lit,il voulut baiser cette main fine, aux doigts d’albâtre…

Mais, cette fois encore, il se retint…

Et ce fut sur le bas de la robe, sur la longue traîne quis’écroulait jusque sur le tapis, ce fut sur la soie blanche etvirginale qu’il déposa le baiser si humble de son amour, et qu’illaissa tomber une larme…

Alors il se releva, et, à reculons, sans bruit, il sortit de lachambre, ferma la porte, et reprit sa place d’immobile et depensive statue dans le boudoir.

 

Vers cinq heures du matin, Jeanne se réveilla. Elle se vit surle lit, tout habillée. La pensée lui vint alors qu’elle avait dûs’évanouir, et qu’Henri d’Étioles, touché peut-être de quelquetardif repentir, l’avait laissée seule…

Lasse et la tête lourde, frissonnante, elle se déshabilla et semit au lit.

Quant à Henri d’Étioles, au moment ou il avait vu Damiens entrerdans la chambre nuptiale, il avait remis en place le tableau ets’était, souriant d’un sinistre sourire, retiré dans son cabinet oùil avait passé le reste de la nuit à écrire plusieurs lettres.

À sept heures seulement, il revint au boudoir où il vit Damiensimmobile et comme pétrifié dans ses pensées.

D’Étioles le regarda fixement.

– Personne n’est venu ? demanda-t-il.

– Non, monsieur, personne ! répondit Damiens.

– Et… dites-moi, mon brave, la pensée… la curiosité… nevous est pas venue…

– De quoi, monsieur ? demanda Damiens enfrémissant.

– Mais d’entrer là ! répondit cyniquement d’Étioles endésignant la chambre à coucher.

– Non, monsieur ! dit Damiens sans une hésitation.

– Bon ! songea d’Étioles. Il ment, puisque je l’ai vuentrer !… Donc !… allons… tout va bien !…

Il passa rapidement dans la chambre, vit Jeanne couchée, souritimperceptiblement, et, s’inclinant :

– Ma chère Jeanne, dit-il, l’excès de mon amour m’a cettenuit emporté un peu loin… j’ai… peut-être abusé de mes droitsd’époux… je vous en demande pardon, Jeanne. À partir d’aujourd’hui,vous pouvez vous rassurer… je n’entrerai plus jamais ici… que s’ilvous convient de m’y appeler !… Et quant à mon amour… eh bien,je souffrirai en silence, voilà tout !

– Abusé ! balbutia Jeanne avec épouvante quand elle seretrouva seule. Abusé de ses droits d’époux !… Oh ! qu’adonc voulu dire ce monstre !…

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