La Marquise de Pompadour

Chapitre 15MONSIEUR JACQUES

Nous prierons le lecteur de vouloir bien revenir avec nous surla place Saint-Germain-l’Auxerrois, à la minute précise où, aprèsla cérémonie du mariage, Jeanne sortait de l’église, où la jeunefemme apercevant Louis XV au balcon du Louvre s’évanouissait dansles bras de Tournehem, et où enfin le chevalier d’Assas, accoté àun arbre, assistait désespéré à cette double scène.

À dix pas de lui, il y avait un homme qui, confondu dans lafoule des badauds, n’avait pas perdu un détail de tout ce que nousavons raconté.

Cet homme avait vu apparaître le roi, et il avaittressailli.

Il avait vu Jeanne lever un long regard d’angoisse et d’amoursur le balcon, et alors ses poings étaient crispés dans unimperceptible mouvement de colère vite réprimé.

Alors son regard était tombé sur le chevalier d’Assas.

Avec la rapidité de conception qui était une des grandes forcesde cet inconnu, il avait étudié cette charmante et loyalephysionomie, si belle, si jeune et si douloureuse. Il y avait lucomme à livre ouvert l’amour le plus pur, le courage le plusaventureux, le désespoir le plus effrayant.

Et il avait souri… d’un mince et livide sourire !…

– Tiens, tiens ! avait-il murmuré… mais voilà unecarte dans mon jeu sur laquelle je n’avais pas compté… Allons, toutpeut s’arranger !… Ne perdons pas de temps !…

Le chapeau à la main et le sourire aux lèvres, il s’était alorsavancé vers le chevalier… Mais à ce moment, il avait vu surgir lessbires, et pour un pas qu’il avait fait en avant, il en fit troisen arrière… le chevalier fut arrêté, jeté dans la voiture quiallait l’entraîner dans l’antre formidable de la Bastille.

L’homme se retourna très désappointé, et aperçut alors le comtedu Barry qui causait vivement à voix basse avec le lieutenant depolice, M. Berryer. Il constata que le regard du comte duBarry suivait la voiture qui emportait le chevalier. Il vit sur safigure la haine satisfaite comme il avait vu le désespoir sur celledu jeune homme.

Alors il attendit que le lieutenant de police se fûtéloigné ; il se rapprocha vivement de du Barry qui s’éloignaità son tour, le frôla comme eût pu faire un passant, et, en lefrôlant, murmura :

– Ce soir chez moi !…

Puis il passa sans s’arrêter, gagna la rue Saint-Antoine,atteignit la rue du Foin et entra dans cette maison modeste dontnous avons parlé, et où nous avons vu du Barry, au sortir de laBastille, pénétrer mystérieusement.

Cette maison, en effet, était celle de M. Jacques, et cethomme, c’était M. Jacques lui-même.

Il s’enferma dans un cabinet dont il ferma la porte à clef, tirales rideaux épais sur la fenêtre, et, sûr que nul ne pouvait levoir, fit jouer un ressort caché dans la muraille : une sortede placard s’ouvrit. Dans ce placard, il y avait des papierssoigneusement rangés et étiquetés, sans compter des traites dechange sur les principaux financiers de Paris, sans compter uncoffre plein d’or.

M. Jacques tira une des liasses de papier, la compulsalonguement, annota quelques feuilles au crayon, puis remit laliasse à sa place.

Alors il s’assit à une table et se mit à écrire une longuelettre en caractères bizarres qui n’étaient sûrement ni descaractères français ni des caractères d’aucune langue connue.

Pendant trois heures, il poursuivit son travail qui devait êtregrave, car parfois il s’arrêtait, mettait sa tête dans ses mains,fronçait le sourcil et méditait longuement.

Quand il eut fini, il plaça les huit feuillets qu’il venait deremplir dans une enveloppe, et écrivit l’adresse dans cetteécriture inconnue que nous venons de signaler.

Tout en écrivant cette adresse, il murmurait du bout deslèvres :

– Pour remettre… en main propre… à… Sa Majesté… FrédéricII… roi… de Prusse… Là ! voilà qui est fait… Pourvu qu’onm’écoute là-bas, tout ira bien !

Enfin, il glissa le tout dans une épaisse enveloppe qu’ilcacheta à la cire, et sur laquelle il écrivit, en français, cettefois :

À Monsieur Wilfried Yungman,

marchand d’épices coloniales.

Wilhelmstrasse.

Berlin (Royaume de Prusse.)

(Commande de poivre et gingembre trèspressée.)

Alors, il ferma le mystérieux placard, ouvrit la porte ducabinet, tira les rideaux, souffla le flambeau qu’il avait allumé,et, passant dans une sorte de salle à manger très modeste, ilfrappa sur un timbre.

Un homme parut, vêtu comme un domestique de bourgeoismédiocre.

M. Jacques lui remit la lettre qu’il venait d’écrire, etd’une voix brève prononça :

– Un courrier à l’instant pour ceci. En toute hâte, baron,entendez-vous ?

L’homme s’inclina profondément et dit :

– Bien, monseigneur !…

M. Jacques, après la sortie de ce domestique, auquel ildonnait le titre de baron, s’assit dans un mauvais fauteuil, croisases jambes l’une sur l’autre, ferma les yeux et parut se livrer auxdouceurs d’un innocent sommeil.

Il était environ huit heures du soir lorsque le comte du Barryfut introduit.

– Eh bien, mon cher comte, demanda aussitôtM. Jacques, ce mariage ?

– C’est fait, comme vous avez pu voir. Je sors de l’hôteld’Étioles. Je crois que nous avons là un rude adversaire.

– Et la petite ?…

– Jeanne Poisson ? Elle se comporte admirablement.

– Oui, c’est une vaillante, fit lentement M. Jacques.Là est le danger pour nous. Quel malheur que je ne sois pas tombétout de suite sur une fille pareille !…

Et encore !… Non… elle aime trop le roi… elle n’eût pasfait mon affaire…

– Notre affaire, voulez-vous dire ! fit railleusementle comte.

M. Jacques lui jeta le regard de dédain de l’hommesupérieur. Mais il sourit aussitôt, et reprit :

– C’est ce que je voulais dire, comte… Mais, voyons, quepensez-vous de la situation présente ?

– Je pense, dit du Barry en pâlissant de fureur, que ced’Étioles est le plus redoutable des intrigants, et que s’il se meten travers de ma route, je le tuerai !…

– Tuez-le, si cela vous fait plaisir, dit froidementM. Jacques. En attendant, il faut absolument empêcher lapetite Poisson… pardon : Mme d’Étioles,d’arriver jusqu’au roi. Vous comprenez ? Absolument, il lefaut !…

– Et le moyen ! gronda du Barry. Le roi en est féru.Le roi l’a vue à la clairière de l’Ermitage où d’Étioles et laPoisson avaient amené la petite. Elle a produit son effet ! Leroi a été se promener sous ses fenêtres comme un jouvenceauamoureux ! Le roi s’est mis à son balcon du Louvre pour lavoir sortir de l’église. Tout le monde à la cour dit que c’est unegrande passion qui commence ! Il fallait voir d’Étiolesaujourd’hui ! Tous nos courtisans étaient là, tâchant déjàd’attirer un regard de cette petite !… Et ce d’Étioles… sivous aviez vu le regard de triomphe qu’il m’a jeté !…

– Oui… mais elle !… Elle ne se doute de rienencore ! Elle ne sait pas !… Je vous le dis ; il nefaut pas que Mme d’Étioles et le roi se parlent uneseule fois !…

– Le moyen ? répéta du Barry.

– Le moyen ? fit lentement M. Jacques, c’est demettre dans le cœur de la petite d’Étioles un autre amour… uneautre passion !… Supposez un jeune cavalier beau, brave,hardi, intelligent, et par-dessus tout amoureux, mais amoureuxd’une de ces passions fougueuses auxquelles les femmes ne résistentpas !… Nous prenons le jeune homme, nous l’amenons chez lad’Étioles, et nous lui disons : Fais-toi aimer !…

– Très bien ! fit du Barry. La difficulté ne seraitdonc que de trouver… Oh ! dans mon entourage, je connais vingtgentilshommes capables de jouer ce rôle.

– Vous n’y êtes pas : il ne s’agit pas d’un rôle àjouer ! Il s’agit de trouver un gentilhomme tel que je vousl’ai dépeint et qui, réellement, sincèrement, aime assez la petited’Étioles pour s’en faire aimer…

– Je chercherai, dit du Barry.

– Ne cherchez pas : le jeune homme en question esttout trouvé. Et il est tel que, dans les circonstances présentes,je n’eusse jamais espéré en trouver un pareil.

– Et c’est ?… fit du Barry non sans une secrèteinquiétude et une sorte de jalousie contre cet inconnu qui pouvaitdiminuer sa propre situation déjà si précaire.

– Comment appelez-vous le jeune homme que vous avez faitarrêter ce matin ? demanda brusquement M. Jacques.

Du Barry bondit.

– Celui-là !… gronda-t-il. Ah !jamais !…

– Ne dites donc pas de sottise, mon cher comte, fitdoucement M. Jacques.

– C’est mon ennemi ! grinça du Barry.

– Je vous ai demandé son nom.

– Chevalier d’Assas ! haleta le comte dominé parl’impérieux regard de M. Jacques.

Celui-ci réfléchit un instant.

– Chevalier d’Assas ? finit-il par murmurer. Oui… ilme semble que je connais cela… bonne famille de province… courage,fierté, pauvreté… toute l’histoire de la famille est dans ces troismots… Eh bien, voilà notre affaire !

– Mais je vous dis que je le hais ! de toutes mesforces ! de toute mon âme !

– Bah ! Et pourquoi donc ?…

– Il m’a blessé !

– Preuve qu’il se bat bien, puisque vous êtes la meilleurelame de Paris… mais après lui, paraît-il.

– Il m’a insulté !…

– Bah ! quelque méchante querelle de cabaret :cela s’oublie.

– Oh ! gronda le comte écumant. Cet homme, voyez-vous,je l’étranglerais de mes mains…

– Non ! Vous lui tendrez la main, vous lui sourirez,et vous serez son ami…

– Jamais !…

– Je le veux !…

Du Barry se redressa. Un instant toute la morgue de sa raceremonta à son front en une ardente bouffée…

Mais sous le regard de M. Jacques, il frissonna, pâlit… etil baissa la tête.

D’une voix haletante, il tenta une dernière défense.

– Mais il est à la Bastille !

– C’est vous qui l’avez fait arrêter, n’est-ce pas ?Eh bien, faites-le sortir ! Arrangez-vous comme vousvoudrez ; ce n’est pas mon affaire. Ici commence votrebesogne. Je vous donne huit jours, pas plus. Dans huit jours vousm’apporterez deux choses : d’abord une autorisation pour moide communiquer avec le prisonnier, sans témoins ; et ensuiteun ordre de mise en liberté immédiate… Dites ce que vous voudrez…Vous avez dû inventer une histoire pour le faire arrêter,inventez-en une autre pour le faire relâcher… dites que vous vousêtes trompé… enfin, faites comme vous voudrez… mais dans huitjours… est-ce entendu ?

– C’est impossible !

– Impossible ? répéta Jacques. Vous me dites, à moi,que c’est impossible ?

– Je vous le jure !

– Sur quoi ? Serait-ce sur votre honneur degentilhomme ?

Le comte du Barry eut une suprême révolte :

– Monsieur… Monsieur !

M. Jacques eut un sourire de tranquille menace.

– Ah ça ! vous avez donc hérité ?

– Malheureusement, non !

– Alors, vous n’avez plus besoin d’argent ?

– Jamais je n’en ai eu si grand besoin, au contraire.

– Vous oubliez peut-être… notre pacte ?

– Je n’oublie rien.

– Eh bien ! je ne vous comprends pas. Expliquez-moi cemystère ?

– C’est bien simple. Le chevalier d’Assas a osé outrager,provoquer son roi !

– Crime de lèse-majesté. N’est-ce que cela ?

– Mais vous voulez donc ma mort !

– Non, je veux votre vie… heureuse et riche. Et pour celail faut encore m’obéir. Est-ce dit, mon cher comte ?

– Oui fit du Barry dans un souffle de rage.

– Très bien. Avez-vous besoin d’argent, cher comte ?…Si, si !… Je vois cela à votre air ! Ah ! ces jeunesgentilshommes parisiens ! toujours à court !… quelspaniers percés ! Allons, voici pour consoler votre grandehaine contre ce pauvre jeune homme qui n’en peut mais… voici unpetit bon de trente mille livres en attendant mieux… c’est-à-direvingt-cinq mille pour le permis de communiquer, et le reste pourl’ordre de mise en liberté de votre farouche ennemi… qui me faitl’effet d’un charmant garçon… Allons, allons, au revoir, mon chercomte… je vous attends dans huit jours…

En parlant ainsi, M. Jacques poussait doucement du Barryvers la porte.

Lorsque le comte se retrouva dans la rue, il crispa les deuxpoings, et, livide, les dents serrées, murmura :

– Pris !… Je suis pris dans un inextricableréseau ! Je n’ai plus le droit ni d’aimer ni de haïr !…Je ne suis plus qu’un misérable instrument aux mains de cethomme !… Oh ! mais… patience ! comme il dit lui-mêmequelquefois !…

Cependant, peu à peu le comte se calma. En somme,M. Jacques payait quatre-vingt mille livres la mise en libertédu chevalier d’Assas. Savoir : un bon de trente mille livresque du Barry alla toucher séance tenante, et deux bons devingt-cinq mille livres promis par le mystérieux personnage quijusqu’ici avait rigoureusement tenu toutes les promesses de cegenre qu’il avait pu faire.

C’était donc une excellente affaire. Du Barry réfléchit que leplus pressé pour lui était de gagner les cinquante mille livres quilui restaient à encaisser ; quant au chevalier d’Assas, il luichercherait quelque bonne querelle et le tuerait.

Ou mieux… il ne manquait pas à Paris d’honnêtes bravi qui,moyennant finances, opéraient en douceur et sans esclandre…

Ce fut en roulant ces hideuses pensées, – argent, trahison,haine, sang, tout cela se tenait et s’enchaînait en lui, – ce futen songeant aussi à d’autres projets plus profonds que le comte duBarry commença aussitôt le siège du lieutenant de police, du gardedes sceaux et du roi lui-même. Il n’eut aucune peine à triompher.En somme, toute l’accusation contre le chevalier d’Assas venait delui. Et c’était chose si rare que d’entendre du Barry chercher àinnocenter quelqu’un, qu’on pouvait l’en croire sur parole quand lachose lui arrivait.

Au jour dit, le comte apportait à M. Jacques les deuxpapiers demandés, et l’emmenait dans son carrosse à la Bastille.Nous avons vu comment M. Jacques avait été présenté augouverneur, puis conduit par un porte-clefs jusqu’au cachot duchevalier d’Assas.

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