La Marquise de Pompadour

Chapitre 4LE PLACET DE DAMIENS

François Damiens avait pénétré dans l’hôtel d’Argenson à l’heuremême où Henri Le Normant d’Étioles pénétrait de son côté dans lepetit hôtel Régence de Mme Poisson.

L’hôtel du marquis était un véritable ministère. C’est là que sebrassaient les solliciteurs qui se présentaient tous les jours augrand portail que défendait un suisse majestueux et rogue…

La cour était sillonnée par les commis et sous-commis quiallaient d’un bâtiment à l’autre avec des paperasses sous lesbras.

Tous ces gens étaient silencieux et glissaient comme desombres.

Mais cela faisait des allés et venues que Damiens remarqua toutaussitôt : une sorte de satisfaction parut un instant sur sonvisage comme s’il eût peut-être espéré que, parmi tous cessolliciteurs et tous ces commis, il passerait inaperçu…

Mais à peine eut-il franchi le portail que le suissel’interpella :

– Eh ! l’ami… où vas-tu ?

Ce suisse tutoyait les pauvres hères : le tutoiement est laforme de l’affection ou du mépris…

Sans attendre la réponse, il ajouta :

– Si tu as une lettre, remets-la au concierge.

François Damiens hocha la tête en signe d’approbation et sedirigea à gauche vers une grande porte vitrée que le suisse venaitde lui désigner. Une homme, assis à une table dans une piècesévèrement ornée, écrivait sur un registre.

– Que voulez-vous ? demanda-t-il sans lever latête.

– Monsieur, fit Damiens de cette voix sourde, étrangementtimide et parfois métallique et sonore qui lui était particulière,monsieur, je voudrais… parler à M. le ministre…

– Donnez votre audience.

– Mon audience ?

– Oui, dit le concierge en se redressant ; votrelettre d’audience… Vous n’en avez pas ?… Ah çà, vous croyezdonc qu’on entre chez M. le marquis d’Argenson comme aucabaret ?

– Excusez, monsieur, dit Damiens avec une grandedouceur ; excusez, je ne savais pas…

– Eh bien, écrivez alors ! Dans un mois ou deux auplus tard, vous serez convoqué, si toutefois M. le directeurdu service des audiences a obtenu de bons renseignements survous…

Une vive contrariété se peignit sur les traits de Damiens. Sonfront se plissa. Un profond soupir gonfla sa poitrine. Il esquissaun pas de retraite.

– Pauvre diable ! murmura le concierge. Vous arrivezsans doute du fond de votre province ?

– De Béthune, monsieur.

– Voyons… Comment vous appelez-vous ?

– Jean Picard, répondit Damiens sans hésiter.

– Et vous cherchez un emploi, hein ? Je connaisça ! Combien j’en ai vu arriver de hères comme vous attirés àParis par l’espoir, et puis… qui finissaient dans quelque prison.Tenez… votre visage pâle et triste me revient… je vais vous donnerun bon conseil : retournez-vous-en dans votre village.

Damiens secoua la tête.

– Merci, monsieur, dit-il de sa voix basse. Vous meplaignez… merci ! Car la chose m’est arrivée rarement. Quant àm’en aller, c’est impossible… j’ai quelque chose à faire àParis.

– Quoi donc ?

– Je veux remettre un placet à Sa Majesté, dit Damiens dontl’accent, cette fois, eut une étrange intonation.

– Ah ! ah ! Ceci est bien différent. Vous l’avezlà, votre placet ?

Damiens entr’ouvrit sa veste et montra le coin d’une largeenveloppe.

– Là ! dit-il en crispant sa main près del’enveloppe.

Et cette main ayant touché un objet long et pointu, dissimulé aufond de la poche, il répéta :

– Là !… Je voulais prier M. le ministre de secharger de mon placet, ajouta-t-il froidement.

– Que ne le disiez-vous ! s’écria le concierge avec unhaussement d’épaules d’une indulgente pitié. Il est plus facile deparler au roi qu’au ministre. Tous les jours, Sa Majesté reçoit desplacets… Tenez… allez vous poster sous le portail. Quand vousverrez le roi descendre de son carrosse, mettez un genou à terre ettendez votre enveloppe. Vous êtes sûr que quelqu’un la prendra…Quant à vous affirmer que Sa Majesté lira votre placet… dame… c’estautre chose !

– Vous dites que le roi va venir ? s’écria sourdementDamiens.

– J’en suis sûr.

– Ici ?…

– Ici !…

– Ah ! murmura Damiens, on ne m’avait donc pastrompé !

– Vous dites ?…

– Je dis que c’est une bien grande chance qu’il soit plusfacile d’aborder Sa Majesté que ses ministres !

– Pauvre diable ! répéta le concierge. Allez, allez…faites comme je vous ai dit… et vous m’en donnerez desnouvelles…

– Merci, monsieur, dit Damiens avec un grand calme, tandisqu’une flamme s’allumait dans ses yeux.

Il sortit paisiblement et alla s’adosser dans l’encoignure duportail.

Là, il ferma les yeux et attendit, plongé en quelque formidablerêverie, car, parfois, ses lèvres pâlissaient, son front secouvrait d’un nuage de tempête, et le bouillonnement de sa penséeagitait les muscles de sa face comme les vents d’orage plissent laface d’un étang insondable…

Parfois aussi, sa main, lentement, remontait jusqu’à sa poitrineet se crispait dans un geste convulsif.

Soudain, ses yeux s’ouvrirent tout grands, étrangement clairs etprofonds, emplis de la mortelle angoisse de quelque effroyablevision… Quelle vision ?… Qui sait !… Peut-être un hommeattaché sur la roue en place de Grève et dont les chevaux fouettésjusqu’au sang arrachent les membres pantelants…

Quelque chose comme un sanglot déchira sa gorge… puis ses yeuxse refermèrent, et cette figure tourmentée s’apaisa par degrésjusqu’à une extraordinaire expression de calme…

Damiens attendit…

Tout à coup, au bout de la rue, un grondement de chevaux augalop, un tumulte, des cris, des vivats…

– Le roi !… Le roi !… Vive le roi !…

François Damiens fut agité d’une secousse électrique, plaça lamain droite dans sa poitrine, et d’une voix tragiquemurmura :

– C’est l’heure !… L’heure où je vais parler en tonnom, ô peuple, ô douleur, ô justice ! Et toi, France, vienslire le placet que je vais tracer en lettres rouges avec le sang deton misérable roi !…

Le carrosse aux armes de France venait de s’arrêter devantl’hôtel.

François Damiens s’avança d’un pas… le roi apparut… Damiens mitun genou à terre, et, vivement, sa main droite fouilla sa poitrine…sa main saisit l’objet que tout à l’heure elle tourmentait… lemanche d’un couteau !… Deux pas encore, et Louis XV était à lahauteur de Damiens agenouillé, embusqué, à l’affût !…

– Vive le Bien-Aimé ! cria à cet instant suprême lavoix éclatante d’Henri d’Étioles.

Vivement, le roi se retourna vers la rue, vers ce crid’enthousiasme.

Damiens, froid comme le destin, rigide comme une statue demarbre, attendait, les yeux rivés à Louis XV arrêté… Il suivaittous ses mouvements avec une lucidité de mourant… Il le vit leverlentement la tête et regarder quelque chose… lui aussi leva latête… lui aussi regarda… lui aussi vit ce que voyait leroi !…

Cela dura deux secondes à peine…

Mais lorsque Louis XV reprit son chemin, Damiens, effroyablementpâle, s’était affaissé sur lui-même et murmurait :

– Elle l’aime !… Ô destinée ! Elle l’aime !…Oh !… tuer celui qu’elle aime !… Faire pleurer ces yeuxd’azur et d’amour !… Oh ! je ne peux pas ! je nepeux pas !…

Le roi passa…

Damiens, la tête penchée, demeura courbé, presque prosterné…

Une main, tout à coup, se posa sur son épaule.

Il se redressa avec un sourd sanglot et reconnut leconcierge.

– Eh bien ?… Et votre placet ?… Vous n’avez pasosé, hein ?… Il fallait oser, morbleu !

Damiens eut un étrange regard pour l’homme qui lui parlaitainsi, et dit doucement :

– Une autre fois, j’oserai… peut-être !

– Oui, mais vous ne retrouverez peut-être pas une occasionaussi favorable.

Et le concierge rentra en haussant les épaules. Damiens s’avançavers la rue, les yeux fixés sur le balcon qu’avait regardé Louis XVLe balcon était vide, maintenant.

Il songeait :

– Elle l’aime !… Elle aime le roi !… Etmoi ! Moi !… Est-ce que je l’aime, elle !…Insensé ! Pauvre fou !…

Tout à coup, pour un instant, reparut l’apparition d’amour…Cette fois, le regard de Damiens croisa le regard de Jeanne… Ce futun éclair… Et, de nouveau, elle rentra dans l’ombre.

– Oh ! murmura-t-il avec une angoisse de tout sonêtre, il faut que je sache !… Que j’entre-là !… Mais quelprétexte ?… Ah ! oui, la remercier… de cette pièce d’orque je porte sur mon cœur comme une médaille tutélaire qu’un angem’aurait donnée… Allons !…

– Monsieur, dit tout à coup quelqu’un qu’iln’avait pas remarqué, voudriez-vous me faire le plaisir de monteravec moi dans mon carrosse et de m’accorder un entretien ?

Damiens regarda avec stupéfaction l’homme chétif mais opulentqui lui parlait comme à un seigneur.

– Je suis le plus proche parent de la personne qui habitelà ! ajouta l’homme. Allons, montez, je vous prie…

Machinalement, Damiens obéit… Henri d’Étioles prit place près delui… Le carrosse s’ébranla au trot de ses chevaux…

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