La Marquise de Pompadour

Chapitre 29LE PAVILLON D’EN FACE

Pendant que d’Assas, dans le pavillon de gauche, soupait,s’étonnait, dormait et rêvait, une scène d’un tout autre genre sepassait dans le pavillon de droite qui semblait si désert. Ladisposition de ce pavillon était identiquement la même que danscelui qu’occupait d’Assas : une entrée, trois pièces…Seulement, ces trois pièces, et surtout la chambre à coucher,avaient une apparence plus féminine, avec plus de bibelots d’art,des meubles plus délicats, des tapis plus épais, des rideaux desoie plus lourds et plus gracieux à la fois.

Et en effet, ce pavillon était habité par une femme.

Et cette femme, c’était Juliette Bécu, celle-là même que duBarry avait audacieusement présentée au bal de l’Hôtel de Villecomme la comtesse du Barry.

Dans le petit salon, deux personnages étaient assis et selivraient à un entretien qui devait être des plus intéressants, àen juger par l’animation de leurs traits.

C’étaient le comte très authentique et la fausse comtesse.

Juliette Bécu semblait inquiète.

Du Barry cherchait à calmer ses inquiétudes.

– Mais enfin, reprenait la fille galante, continuant uneconversation commencée, que veut-il ?… Si le roi est amoureuxde cette petite mijaurée, que puis-je y faire ?…

– Écoutez, ma chère, répondit du Barry. Je vais vousexposer le plan de celui qui est en ce moment notre maître à tousdeux et auquel nous devons obéir… Ce plan est simple etgénial : Mme d’Étioles se trouve dans unemaison… tenez, supposez que ce soit le pavillon qui se trouve enface et que vous avez vu en entrant.

– Il est inhabité…

– C’est vrai. Mais supposez un instant qu’il soit habité,et qu’il le soit précisément par Mme d’Étioles…Vous comprenez ?… Vous ici… Mme d’Étioles enface… Je continue mes suppositions : par suite de combinaisonsqui vous seront expliquées, un beau soirMme d’Étioles vient prendre votre place…

– Ici ? fit Juliette.

– Oui, ici. Or, en même temps, vous prenez la sienne… End’autres termes, vous vous trouvez habiter tout à coup la maisonqu’habite Mme d’Étioles. EtMme d’Étioles se trouve habiter la vôtre. Est-ceclair ?

– J’entends. Mais après ?…

– Vous ne comprenez pas ?…

– Que voulez-vous, mon cher, depuis quelque temps, je visdans le pays des énigmes.

– C’est pourtant simple…

– Et génial, vous l’avez dit !…

– Eh bien ! supposons qu’un soir, par une nuit sombre,le roi de France, qui aura enfin reçu un mot deMme d’Étioles l’appelant près d’elle, supposons,dis-je, que Louis se mette en route pour se rendre chezMme d’Étioles… Il arrive, il entre, il trouve leslumières éteintes parce que la pudeur de la pauvre enfant serévolte… et il tombe dans les bras d’une femme qui se trouveêtre…

– Juliette Bécu, comtesse du Barry !…Admirable !…

– N’est ce pas ? Alors, dame, si le roi s’aperçoit dela substitution, c’est à vous de ne pas la lui faire regretter…

– Je m’en charge ! s’écria résolument la fillegalante. Mais que devient pendant ce temps la petited’Étioles ?

– Je vous l’ai dit : elle a pris ici votre place. Etalors il se trouve que le pavillon d’en face est soudain habité parun galant qui adore cette charmante enfant, qui entre ici, quiaperçoit son idole, tombe à ses pieds pendant que le roi tombe auxvôtres, et lui prouve que la jeunesse et l’amour valent bien laroyauté, tandis que vous prouvez à Louis qu’en amour erreur peutfaire compte…

– Mon cher, fit Juliette, ce n’est pas génial : c’estsublime !

– Plus que vous ne pensez !… Car voyez si tout a étéprévu, combiné, arrangé… Supposez que ce galant dont je vous aiparlé…

– Celui qui tombe aux pieds de la petite mijaurée…

– Oui. Eh bien ! supposez que ce galant ait gravementinsulté un honnête homme… comme moi, par exemple. Le galant entreici, fait un rêve somptueux, s’enivre d’amour pendant huit, dix,quinze jours… Moi, je suppose que c’est moi l’honnête hommeinsulté, – moi, pendant ce temps, j’attends avec cette impatienceque vous me connaissez. Et quand mon galant sort enfin, je lui metsla main à l’épaule et je lui dis : À nous deux,d’Assas !…

– Ah ! il s’appelle d’Assas ?…

– Oui ! fit du Barry en éclatant de rire… un riresinistre et funèbre qui glaça Juliette. Le digne galant veut tirerson épée pour me faire honneur. Mais comme par hasard, il tombe surla pointe de mon poignard, se blesse au sein, et meurt… Alors voicile plus beau…

– Voyons ? fit Juliette en frissonnant.

Du Barry, le visage décomposé par la haine, continua :

– Alors, des gens de bonne volonté, – il s’en trouvetoujours – courent chercher la maréchaussée. On accourt On trouvele cadavre à la porte de la d’Étioles qui se trouve justement avoirinsulté aussi l’honnête homme dont je vous parlais…

– C’est-à-dire vous…

– Moi ou un autre, peu importe. La petite d’Étioles estdésignée comme la meurtrière. On l’arrête. On lui fait son procès.Vingt jeunes gens viennent témoigner qu’elle les a attirés ici pourdes parties de débauche et qu’elle a ensuite tenté de lespoignarder, comme on dit que faisait jadis Marguerite de Bourgognepour ses amants d’une nuit… Ces dignes jeunes gens n’ont pas vouludénoncer une femme. Mais puisqu’elle est prise, puisqu’elle a tuéun pauvre gentilhomme, ils n’hésitent plus… La d’Étioles estcondamnée, exécutée… et vous demeurez seule maîtresse de lasituation… Est-ce beau !…

– Horrible ! horrible ! murmura en elle-mêmeJuliette Bécu qui, à haute voix, ajouta :

– C’est charmant… Et c’est vous qui avez combiné tout cesuperbe plan ?

– En partie, répondit du Barry d’une voix sombre. Dans lapartie qui concerne l’honnête homme insulté, j’ai en effet donnéquelques idées…

Un lourd silence pesa pendant de longues minutes dans l’élégantsalon-boudoir.

Juliette frissonnait et contemplait avec épouvante soncompagnon.

Du Barry, pensif, fixait ses yeux durs sur le feu, tandis qu’unsourire livide crispait ses lèvres.

– Oui, répondit le comte, tout cela se fera. Tout estprévu, combiné. Ni le roi… ni elle… ni lui ! luisurtout ! ne peuvent nous échapper.

– Et quand la chose doit-elle se faire ?…

– Cela dépend maintenant de Bernis…

– Bernis ?… Ce petit poète ?…

– Ce grand homme, fit du Barry sans qu’on pût savoirpositivement si sa parole exprimait de l’admiration ou dumépris.

– Et que vient faire en tout ceci Bernis ? demandaJuliette. Je ne lui ai parlé que deux fois ; il me faitl’effet d’un écervelé… Je voudrais bien savoir…

– Hum ! fit du Barry en jetant un regard aigu sur lafille galante. Vous en voulez trop savoir, ma chère…

Juliette tressaillit, mais déguisa son émotion sous un gested’indifférence.

– Nous jouons ici la tragédie, reprit du Barry. Bernis ason rôle, j’ai le mien, vous avez le vôtre. Croyez-moi, vous serezune détestable comédienne si vous cherchez à connaître la répliquede vos partenaires au lieu de songer à la vôtre…

– C’est vrai… cependant, mon cher, puisque nous sommesassociés, je serais bien aise de connaître votre sentiment surl’homme qui nous mène, ou, pour continuer votre comparaison, sur lemetteur en scène qui nous indique nos gestes.

– M. Jacques ?…

– Oui ! Qui est-il ? Où va-t-il ? Queveut-il ? Comment s’appelle-t-il ?

– M. Jacques s’appelle M. Jacques, dit du Barryd’une voix qui fit frissonner Juliette. Qui il est ? Jel’ignore. Ce qu’il veut ? Je ne le sais pas plus que vous. Jesais seulement qu’il paie royalement, je sais qu’il m’inspire uneadmiration et une terreur sans bornes ; je sais que j’aimeraismieux braver en face le roi, au milieu de sa cour, plutôt que de meheurter à un pareil homme. Il sait tout. Il voit tout. Il entendtout. Il a ses agents jusque dans les antichambres du Louvre. Rienne lui échappe. Voilà tout ce que je sais. Et pour une fortune, jene voudrais pas entreprendre de deviner ce qu’il lui plaît de nouscacher… Si vous êtes intelligente, vous ferez comme moi.

Cette fois, du Barry parlait avec une évidente sincérité.

Juliette Bécu, profondément troublée de cette terreur qu’ellevoyait chez son redoutable compagnon, n’osa pas insister.

– Quoi qu’il en soit, reprit-elle pour détourner lessoupçons qu’elle craignait d’avoir éveillés dans l’esprit de duBarry, M. Jacques se conduit avec moi en vrai galant homme…Cette demeure… cette prison qu’il m’assigne, est une véritablebonbonnière. Tout y est d’un goût charmant. Et que me faut-il deplus à moi, pauvre fille…

– Pauvre fille ? Vous ? ricana du Barry ;mais vous êtes comtesse, ma chère, ne l’oubliez jamais.

– Oh ! sur la scène, je n’aurai garde del’oublier ; mais ici, dans la coulisse…

– Vous avez tort, mon enfant, fit brusquement une voix.

Juliette et du Barry tressaillirent, et, se retournant,aperçurent M. Jacques.

Ils pâlirent.

Par où était-il entré ?…

Comment se trouvait-il là, à deux pas, au milieu du salon,souriant et paternel ?…

Une sorte de superstitieuse épouvante s’empara d’eux.

Toutes les portes étaient fermées…

Ils n’étaient pas éloignés de croire que le mystérieuxpersonnage était armé d’une surhumaine puissance.

– Il sait tout ! Il voit tout ! Il entendtout ! se dit Juliette palpitante en répétant les paroles quele comte venait de prononcer.

– Vous avez tort, continuait M. Jacques avec sonpaisible sourire, de supposer que vous êtes comtesse du Barry encertaines circonstances et que vous ne l’êtes pas en d’autres.Toujours et partout, vous êtes la comtesse du Barry. Et en voici lapreuve que je vous apportais, et que je vous laisse…

À ces mots, il étala sur un guéridon un parchemin que Julietteet le comte parcoururent ensemble avec la même avidité et le mêmeétonnement.

C’était un acte en règle signé par le curé de Saint-Eustache,avec signatures de témoins à l’appui, qui certifiait véritable etvalable le mariage du comte du Barry et de Juliette Bécu. La dateremontait à trois années en arrière.

– À bientôt, mon enfant, reprit M. Jacques. Comte,voulez-vous m’accompagner ? J’ai besoin de vos infatigablesbons offices. Il faut que je traverse les champs qui entourentVersailles, et figurez-vous que la nuit, seul, j’ai peur !

Du Barry suivit M. Jacques. Il chancelait presque.

Juliette, demeurée seule, tint longtemps son regard fixé sur leparchemin.

Elle méditait.

– Eh bien ! soit, murmura-t-elle enfin avec unfrisson. Je suis dans les mains de cet homme. J’irai jusqu’au bout…J’empêcherai Mme d’Étioles de devenir la favoritedu roi… mais…

Elle s’arrêta, haletante, regardant autour d’elle, comme si elleeût craint que sa pensée même ne fût surprise. Puis, elleacheva :

– Mais je ne veux pas qu’on tue ce pauvre petit chevalierd’Assas, moi !…

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