La Marquise de Pompadour

Chapitre 5NOÉ POISSON

Quelle mystérieuse accointance pouvait bien exister entre cesdeux êtres si dissemblables et placés aux antipodes de lasociété : François Damiens et Henri d’Étioles ?

De toute évidence, ils ne se connaissaient pas…

Et pourtant, devant les laquais étonnés, le richissimesous-fermier faisait monter dans son carrosse le pauvre hère auxvêtements presque misérables.

Henri d’Étioles avait-il vu Damiens au moment où celui-cis’agenouillait devant le roi ?…

Sur cette physionomie fatale avait-il déchiffré l’énigme vivantequ’était cet homme ?

Et si cela était !… Oui, si cela était, quels redoutableset secrets calculs l’avaient soudain poussé à saisir Damiens aupassage et à l’emmener avec lui ?…

Laissons aux événements qui vont se succéder le soin – ou plutôtle droit – de répondre à ces questions.

Laissons s’éloigner le carrosse du sous-fermier, et, pour uninstant encore, attachons-nous aux actes et aux pensées deJeanne…

Lorsque la jeune fille eut compris que François Damiens venaitvers elle, elle se rejeta en arrière avec une instinctive terreur.Elle regarda autour d’elle pour appelerMme Poisson ; mais celle-ci avait disparu,ayant vu sans doute tout ce qu’elle voulait voir.

Dix minutes se passèrent, puis une demi-heure… une heure.

Damiens ne parut pas.

Rassurée alors ; toute sa pensée se reporta vers la scèneodieuse qui venait de se dérouler dans ce salon.

C’en était fait, maintenant ! Elle devenait la proied’Henri d’Étioles… Une minute, elle songea à tout dire àM. de Tournehem – à son père ! – lorsqu’ilviendrait…

Mais quoi ! N’était-ce pas du même coup le condamner ?Son père lui défendrait de céder aux menaces d’Henri, cela étaitsûr ! Et alors ?… Oh ! alors, l’affreux petit hommeaux yeux louches agirait promptement !

– Que faire ! Que faire ! murmura-t-elle. Je suiscondamnée… Rien ne peut me sauver !…

Chose étrange !

Ce n’était pas de devenir la femme d’Henri, de s’appeler dès lelendemain Mme d’Étioles, non, ce n’était pas celaqui lui causait l’insurmontable horreur qu’elle sentait croître enelle de minute en minute… Ce qui l’effrayait, ce qui la faisaitfrissonner d’épouvante, c’est qu’elle sentait ou croyait comprendreque ce mariage était le commencement de quelque chose…

Quoi ?… Elle n’avait aucune idée de ce que ce pouvait être.Mais ce devait être formidable… quelque chose comme une profonde etsouterraine machination où elle devenait un rouage inconscient,privé de volonté… le rouage d’une machine… oh ! d’une machinedestinée à broyer quelqu’un…

Mais qui ! qui !… Elle-même ?… oh !non !

M. de Tournehem ?… Non plus !…

Qui ! Qui donc alors ?…

Devant qui Henri d’Étioles surgissait-il du fond de son ombre etdressait-il sa petite taille de gnome malfaisant ?…

– Oh ! continuait-elle, je m’y perds !… J’entredans de la nuit et de l’effroi… Je tremble… J’ai peur… etpersonne ! personne près de moi à qui je puisse me fier,personne pour me guider, me protéger, me défendre !…

À ce moment, on lui apporta une lettre qu’elle ouvrit d’une mainfiévreuse. Elle était de M. de Tournehem. Son père lafélicitait du mariage projeté, tout en témoignant quelque surprise.Il annonçait sa visite pour le soir, voulant passer l’après-midi àcourir les magasins et acheter quelques « colifichets ».Il faisait d’ailleurs un grand éloge d’Henri d’Étioles.

La lettre tomba des mains de Jeanne ; et elle éclata ensanglots.

– Ô mon père ! Mon pauvre père ! Tu me félicites,ô lamentable ironie !…

Quelques heures s’écoulèrent. La soirée s’avançait. Contre sonhabitude, Mme Poisson ne vint pas rôder autour decelle qu’elle appelait sa fille. Mme du Haussets’abstint aussi de toute visite… Jeanne ne remarqua pas cesabsences insolites et étranges en pareil jour, – car elles devaientêtre au courant de ce qui allait se passer le lendemain…

Enfouie au fond d’un fauteuil, la tête cachée dans les deuxmains, elle songeait. Son âme combative, son esprit audacieux luifaisaient envisager l’une après l’autre toutes les formes possiblesd’une révolte.

Peut-être finit-elle par trouver une solution…

Car soudain elle releva la tête, une lueur d’espoir dans lesyeux…

– Oui, murmura-t-elle si bas, si bas qu’à peinepouvait-elle s’entendre ; oui, pourquoi ne pas opposer laforce à la force ?… Puisque cet homme est une menace de mort,pourquoi ne pas opposer la force à la force ?… Puisque cethomme est une menace de mort, pourquoi ne pas le menacer à sontour ?… Pourquoi un homme dévoué, loyal, ne se dresserait-ilpas à son tour devant lui pour lui crier, l’épée à la main :« D’Étioles, ce que tu veux faire est infâme ! D’Étioles,tu vas détruire devant moi les preuves de ton abominable calomnie,ou sinon, c’est l’épée qui décidera ! Nous nous battronsjusqu’à ce que l’un de nous deux tombe mort !… »

Elle comprima son front à deux mains comme pour en faire jaillirl’idée encore confuse. Soudain, elle poussa un cri dejoie :

– Sauvée !… Oh ! ce jeune homme mesauvera !… Il sauvera mon père !… Ce chevalier…comment ?… Ah ! oui… le chevalier d’Assas… J’ai lu dansson regard de flamme un tel dévouement… oui, oui… voilà lesauveur !… oh ! pourvu que je me souvienne de l’adressequ’il a donnée au comte du Barry !… Ah ! je mesouviendrai !… Dussé-je pétrir mon cerveau à deux mains commeje fais de mon front !… ah ! j’y suis !…Sauvée !… Il a dit : aux Trois Dauphins, rueSaint-Honoré !…

Elle bondit vers un petit meuble de Chine qui lui servait desecrétaire, saisit une feuille et, d’inspiration, en toute hâte,sans se donner le temps de réfléchir, elle écrivit :

« Je ne vous connais pas, et vous ne me connaissez pas nonplus. Mais, hier, dans la clairière de l’Ermitage, vous m’êtesapparu comme le type achevé des paladins de jadis qui allaient parle monde à la défense des opprimés, faisant la guerre aux méchants…J’ai en vous une confiance que je ne m’explique pas, mais qui estillimitée !… Êtes-vous celui que je crois ? Ai-je bien lusur votre visage et dans votre attitude que peut-être je ne vousserais pas indifférente ?… Alors, venez ! accourez sansperdre un instant rue des Bons-Enfants… Venez ! venez, quelleque soit l’heure de ce jour ou de cette nuit où vous recevrez cemot !… mais venez avant demain… Venez sans perdre une seconde…Demain, il sera trop tard !… Si je vous ai inspiré la moindresympathie, s’il y a dans votre cœur un peu de pitié pour une pauvrejeune fille placée en face du plus effroyable malheur, si vousvoulez écarter de moi l’horrible catastrophe suspendue sur ma tête,venez !… Je vous attends comme le seul homme capable de mesauver ! »

Elle signa :

« La jeune fille en rose de la clairière del’Ermitage. »

En post-scriptum, elle ajouta :

« Rue des Bons-Enfants, en face de l’hôtel d’Argenson,demandez Mlle Jeanne-Antoinette Poisson. Venezvite ! oh ! venez !… »

Sans se relire, elle plaça le papier parfumé dans une desenveloppes de satin dont elle avait coutume de se servir, écrivitla suscription et cacheta avec de la cire.

– Qui va porter la lettre ? songea-t-elle. Undomestique ?… Ah ! non !… Louise ?…Peut-être !… Non, Louise est trop faible… La Poisson sauraittout… et je me défie de la Poisson… elle joue en tout ceci un rôleque je ne connais pas… Oh ! à qui me confier !…

À ce moment, comme cinq heures sonnaient à une magnifiquependule en porcelaine de Saxe placée sur la cheminée, on heurtalégèrement à la porte, et sans attendre la réponse on entra.

– Ne te dérange pas, fillette, fit une voix d’hommeéraillée et un peu rauque, ce n’est que moi… moi, papa Poisson, lechéri de sa fifille !…

– Cet ivrogne ! murmura Jeanne en tressaillant.Oui !… Pourquoi pas ?… Pour un peu d’argent, il fait ceque je veux… oui, voilà le messager… il portera la lettre… etdemain, il ne se souviendra même plus…

Celui qui venait d’entrer était un homme entre deux âges,corpulent, court sur jambes, la face rougeaude, les yeuxclignotants, la lèvre lippue ; il prisait à chaqueinstant ; sa figure, aux traits accentués par la nature, maisaveulis par les passions basses, portait les stigmates du vice. Ilétait vêtu avec une richesse de mauvais aloi. Son habit, un peutrop éclatant, portait des traces de vin ; son gilet à basquesétait de satin, mais il avait des accrocs ; il avait desboucles d’or à ses souliers, mais ces souliers étaient boueux. Sontricorne était un peu posé de travers sur sa perruque.

– Ouf ! dit-il en se laissant tomber sur un fauteuil.Qu’il fait chaud !…

– Et soif ? dit Jeanne d’un ton câlin en venants’asseoir près de lui.

– Ma fille, dit l’homme en riant d’un rire épais,rappelle-toi bien une fois pour toutes ce que dit papa Poisson… NoéPoisson… Eh bien, il fait toujours soif, été comme hiver, automneet printemps… la soif, vois-tu… c’est la grande amie de l’homme…car un homme qui n’a pas soif, eh bien, il ne boit pas, lemalheureux !

– Et vous, vous avez toujours soif ? dit Jeanne ensurmontant le dégoût que lui inspirait le personnage.

– Toujours, ma fille !… Mais comme te voilà gentilleaujourd’hui !… Ce n’est pas pour t’en faire le reproche, maistoutes les fois que je viens ici… tous les quinze ou vingt jours…c’est à peine si tu adresses la parole à ton pauvre père ! Tonpauvre père ! ajouta-t-il en exhibant un ample mouchoir remplide grains de tabac, et en s’essuyant les yeux.

Fut-ce la douleur ? ou le tabac qui pénétra sous lespaupières ?… Il est certain que ces yeux, incontinent, seremplirent de larmes, de grosses larmes authentiques.

– Tu vois, dit-il, j’en pleure !… Qu’est-ce que jedisais ?… Ah ! oui… que j’ai toujours soif. Je ne saistrop comment cela m’arrive, mais plus je bois, plus j’ai soif…Seulement…

– Seulement ?… Voyons, racontez-moi vos petitschagrins…

– Mais comme tu es donc gentille aujourd’hui,fillette !…

– Que voulez-vous, fit Jeanne en frissonnant… il y a desjours où je suis si heureuse que je tâche de rendre tout le mondeheureux autour de moi !…

– Ah ! oui… je sais… il paraît que demain est un grandjour… et qu’il faudra que je me mette sur mon grand tralala…bon !… mais si tu es heureuse, je ne le suis pas, moi !…Comprends-tu cela ? Je suis dans un jour de soif enragée, etje n’ai pas d’argent !

– Vraiment ?…

– C’est la vérité pure. À telle enseigne que mon amiCrébillon m’a soutenu tout à l’heure que j’étais ivre… Ivre !moi !… Tu vois, cela me fait pleurer…

Il est sûr que rarement Noé Poisson avait été aussi ivre que cejour-là.

Jeanne se tordait les mains de désespoir.

Poisson aurait-il assez de sang-froid pour porter lalettre ?…

Elle se posait cette question avec une angoisse grandissante.Mais, d’autre part, l’ivresse manifeste du personnage n’était-ellepas une garantie contre toute trahison ?

– Écoutez ! fit-elle en prenant tout à coup son parti.Vous avez besoin d’argent ? Je vais vous en donner.

Et elle fit luire aux yeux de l’ivrogne une bourse qui contenaitune dizaine de louis.

Poisson étendit vaguement les mains, tandis que son œil atones’enflammait soudain.

– Oh ! oh ! fit-il simplement, mais sur le ton dela plus profonde tendresse admirative.

– Cette bourse est à vous, à condition que vous me rendiezun léger service.

– Dix services ! cent services ! mille et milleservices !

– Prenez cette lettre, continua Jeanne… Bien… Lisezl’adresse… rue Saint-Honoré… Vous y êtes ?… Bien… Cachez lalettre dans la plus secrète de vos poches… Bien… Attendez,refermons bien votre gilet… Maintenant, vous allez me jurer deuxchoses.

– Je les jure ! dit Poisson en étendant la main.

– Attendez ! s’écria Jeanne avec la patience d’une âmedésespérée. La première, c’est de sortir de cet hôtel sans parler àpersonne… vous entendez ? à personne !

– C’est dit !…

– La deuxième chose que je vous demande, c’est d’allerjusqu’à la rue Saint-Honoré sans vous arrêter… Si vous voyez uncabaret, tournez la tête…

– C’est dit, fillette !… à moi la bourse !

Jeanne lui tendit la bourse que l’ivrogne soupesa un instant,qu’il porta ensuite à ses lèvres et qu’il finit par fairedisparaître dans une de ses poches.

La jeune fille joignit les mains.

– Je vous en supplie, ajouta-t-elle avec une telle ardeurque l’ivrogne en fut ému, je vous en supplie, faites que cettelettre arrive à son adresse au plus tôt…

– Je pars ! répondit Poisson. Je veux que tous lesdiables de l’enfer m’étranglent si je dis un seul mot à personneici, pas même à ma tendre épouse… Je veux être condamné à la soif àperpétuité si je m’arrête dans un seul cabaret avant que la lettresoit remise !…

Poisson s’éloigna avec cette gravité spéciale des ivrognes quine veulent pas tituber.

Jeanne, les mains jointes, une flamme d’espoir dans les yeux, levit s’éloigner aussi rapidement que le lui permettaient les fuméesqui obscurcissaient en lui le sens de la ligne droite…

Noé Poisson était ivrogne.

Il n’était pas mauvais cœur.

Jeanne le savait incapable d’une trahison.

– Dans une heure, songea-t-elle, le chevalier d’Assas aurama lettre ! Je suis sauvée !…

Et lorsqu’une demi-heure plus tard, M. de Tournehementra à son tour dans l’atelier-salon, elle courut, légère etgracieuse, à sa rencontre et se jeta, toute radieuse, dans sesbras.

– Mon père !… mon bon père !…

– Ainsi, fit M. de Tournehem en la serrant surson cœur, c’est donc bien vrai, toute cette histoire que m’aracontée mon neveu ?… Vous vous aimez ?… Tul’épouses ?… Tu es heureuse ?…

Jeanne, toute frissonnante, ferma les yeux, et d’une voix fermequi rendait irrévocable l’affreux sacrifice ellerépondit :

– Oui, mon père !…

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