La Marquise de Pompadour

Chapitre 34LE MAGNÉTISEUR

La situation ainsi posée, – le chevalier et Jeanne dans lepavillon de droite, du Barry attendant le moment d’agir, le roi sedirigeant en toute hâte à minuit vers la petite maison desquinconces, où se trouve Juliette, et l’ombre de M. Jacquesdominant cet ensemble d’intrigues bien de ce temps, – nous prieronsle lecteur de vouloir bien revenir un instant à Paris, dans lamatinée même de ce jour où ces divers événements s’accomplissaientà Versailles.

Vers dix heures du matin, donc, un gentilhomme arrêta soncarrosse devant l’hôtellerie des Trois-Dauphins.

Étant descendu de voiture, ce gentilhomme pénétra dansl’hôtellerie et demanda à parler à M. le chevalierd’Assas.

Au nom du chevalier qu’elle entendit, la belle Claudine accourutpour répondre elle-même.

– M. le chevalier n’est pas ici, dit-elle augentilhomme, non sans quelque tristesse.

– C’est-à-dire qu’il est absent ?… et qu’il varentrer ?…

– Absent, oui !… quant à rentrer, je ne le croispas !

Et la belle Claudine poussa un soupir.

Le gentilhomme avait tressailli. Il interrogea l’hôtesse duregard.

– Voilà, fit Claudine : il y a quelques jours un jeuneseigneur est venu et est resté longtemps enfermé avec M. lechevalier. Puis ils sont montés à cheval tous les deux et sontpartis. Depuis, je ne l’ai pas revu. Le lendemain, une sorte devalet est arrivé ici, a payé les dépenses du chevalier de sa part,a pris son portemanteau et a disparu sans rien dire…

Le gentilhomme ne témoigna ni surprise ni ennui de cette absencedu chevalier. Il remercia, salua, sortit et remonta dans soncarrosse en disant :

– À l’hôtel !…

La voiture partit au grand trot d’un magnifique attelage qui,sur son passage, excitait l’admiration générale. Et le carrosselui-même avait seigneuriale allure, avec ses glaces à traverslesquelles on voyait les coussins et le capitonnage de soiemordoré, avec son gigantesque cocher et ses deux valets de pied àsomptueuse livrée.

Le gentilhomme portait un fastueux costume. Les plumes de sonchapeau, l’étoffe de son habit, le satin broché du gilet à grandesbasques, la garde de son épée, précieusement sculptée, les bouclesd’or de ses souliers à hauts talons rouges, les dentelles de sonjabot et de ses manches, tout cet ensemble donnait l’impressiond’une élégance extraordinaire.

Et pourtant, il n’avait nullement la tournure d’unpetit-maître.

Mais ce qui, surtout, frappait la vue des passants dans cemagnifique seigneur, c’étaient les pierreries qui flamboyaient surlui, les trois rubis énormes qui fixaient son jabot, les diamantsfabuleux de ses bagues…

C’était une étincelante vision qui laissait derrière elle unlong sillage d’admiration presque inquiète de gens qui, à voixbasse, avec une sorte de crainte, murmuraient :

– Le comte de Saint-Germain !…

En effet cet homme qui venait de s’enquérir du chevalierd’Assas, c’était le comte de Saint-Germain.

Nul n’eût pu dire s’il s’intéressait vraiment au pauvreofficier, et de quel genre était cet intérêt, s’il existait.

Car nul ne lisait dans la pensée de cet homme qui lisait danscelle de tout le monde.

En quelques instants, le carrosse atteignit la place Louis XV ets’arrêta à l’angle nord de cette place, devant un hôtel de grandstyle. Les valets sautèrent de leur place et ouvrirent laportière.

Deux minutes plus tard, le comte de Saint-Germain pénétrait dansun salon d’un luxe étrange par les meubles, par les tentures et parles œuvres d’art, mais dont le principal ornement, aux yeux descurieux bien rares qui étaient admis à y pénétrer, était unevitrine renfermant une collection de monstrueuses émeraudes, deperles phénoménales, de diamants, de saphirs, d’opales et de rubisà faire rêver que l’on se trouvait transporté dans quelque palaisoriental, aux portes du Guzarate…

Pour un observateur attentif, le comte eût alors perdu ce masqued’impassibilité qu’il avait gardé jusque là.

Un pli soucieux, pour un instant, barra son large front pleind’audace et de volonté…

Il appuya deux fois sur un timbre d’or dont le bouton étaitconstitué par une perle grosse comme une noisette.

Une jeune femme de chambre parut bientôt.

– Madame est-elle chez elle ? demanda le comte.

– Oui, Monseigneur.

– Allez lui demander si elle veut bien me recevoir…

Quelques minutes se passèrent pendant lesquelles Saint-Germaindemeura immobile à la même place.

– Madame attend Monseigneur, fit la soubrette enreparaissant.

Le comte, alors, traversa une série de pièces d’une raresomptuosité, dont chacune constituait un musée spécial.

Dans l’une, des statues à profusion ; dans une galerie, destableaux de maîtres anciens, de toutes les écoles ; dans uneautre, des pièces d’orfèvrerie précieuses par le travail plusencore que par la matière…

Il parvint à une sorte de salon oriental où, à demi couchée surdes divans, une femme d’une merveilleuse beauté, âgée au plus devingt-deux ans, se leva vivement dès qu’il entra…

– Je ne vous dérange pas, ma chère Eva ? fit le comteavec une profonde tendresse.

– Vous, me déranger, mon cher seigneur !… Vous quiêtes mon rayon de lumière, vous dont la présence me fait vivre etpalpiter, vous dont l’absence me plonge dans un morne ennui, commela fleur qui se penche et se dessèche lorsque le soleil secache !… Pourquoi me dites-vous de ces choses ?…

– Chère enfant !… Oui, j’ai tort… J’ai éprouvé votreamour, et je devrais savoir qu’ici du moins, je suis toujours lebien venu…

– Ô Georges ! Georges ! murmura la jeune femme.Oui, je vous aime, et je ne serai vraiment heureuse que lorsquenous quitterons ce pays où vous êtes si peu à moi… Me restez-vousau moins pour quelques heures aujourd’hui ?

– Hélas ! chère Eva… je venais au contraire vousprévenir que, selon toutes mes prévisions, je vais être obligé dem’absenter toute la journée et peut-être deux ou trois jours…peut-être plus…

Eva baissa la tête et deux larmes plus belles et plus précieusesque les diamants du comte perlèrent à ses grands cils.

Le comte la saisit dans ses bras.

– Console-toi, mon enfant, dit-il, je m’arrangerai pour quetu ne souffres pas de mon absence…

Il la tint ainsi étroitement enlacée pendant quelquesminutes.

La jeune femme palpitait.

Presque soudainement, ces violentes palpitations de son cœurcessèrent et furent remplacées par un mouvement rythmique à peinesensible.

Puis ses yeux se fermèrent, se rouvrirent, parurent luttercontre le sommeil, et se refermèrent tout à fait.

En même temps, cette pose de charmant abandon qu’elle avait dansles bras de Saint-Germain se transformait en une pose raidie ;ses bras, son cou, sa tête, sa taille parurent se pétrifier ets’immobiliser dans une attitude de statue.

Le comte, alors, desserra lentement ses bras.

Eva demeura exactement dans la position où elle se trouvait.

Saint-Germain exécuta devant son visage quelques mouvementslents des deux mains.

Alors ce mouvement léger et rythmique du sein de la jeune femmes’arrêta lui-même, les paupières s’entrouvrirent, et les yeuxapparurent convulsés… elle ne bougeait plus…

– Dormez-vous ? demanda Saint-Germain d’une voixchangée, non pas dure, mais cette fois dépourvue de tendresse etpleine de forte autorité.

– Oui, maître, répondit la jeune femme.

– Bien. Faites attention. Écoutez-moi et tendez toutes lesforces de votre vision… Connaissez-vous le chevalierd’Assas ?…

– Non, maître… je ne l’ai jamais vu…

– Peu importe. Suivez-moi… je sors de l’hôtel, je suis dansla rue Saint-Honoré… je m’arrête devant le couvent des Jacobins,vous me suivez, n’est-ce pas ?

– Oui… nous avons déjà fait ce chemin une fois…

– Très bien. Devant le couvent, il y a une hôtellerie… J’yentre… Suivez-moi toujours… je monte l’escalier qui commence dansla salle commune… j’entre dans la troisième chambre du corridor àdroite… êtes-vous dans la chambre ?

– Oui, maître !…

– C’est la chambre du chevalier d’Assas. Il n’y est pas. Lachambre est vide. Remontez jusqu’à ce matin ; vous mecomprenez, n’est-ce pas ? Remontez le cours du temps… Quevoyez-vous ce matin ?…

– L’hôtesse qui va et vient dans la chambre et larange…

– Bien, mon enfant… Remontez plus haut encore… à la nuitdernière…

– Personne dans la chambre… fit Eva sans effort.

– Plus haut… hier… rien ?… avant-hier… rien ?…remontez toujours jusqu’à ce que vous aperceviez dans la chambredeux jeunes seigneurs…

Eva, cette fois, parut faire un violent effort.

Les yeux se convulsèrent davantage, son front se plissa, mais lereste du corps demeura dans son immobilité cataleptique.

– Je les vois ! fit-elle tout à coup.

– Pouvez-vous deviner lequel des deux est le chevalierd’Assas ?…

– Oui, répondit sans effort la dormeuse ; l’autrevient de le nommer ainsi…

– Donc, vous voyez maintenant le chevalier d’Assas ?Vous le connaissez ?

– Oui, maître… Je le vois et je l’entends… je les vois tousdeux… ils boivent du vin d’Espagne… l’autre cherche à entraîner lechevalier à Versailles… d’Assas est triste et joyeux… il remercie…il croit que cet homme est son ami… ils descendent tous deux… ilsmontent à cheval… voici Versailles… ils arrivent à une petitemaison située sous les quinconces à droite du grand château… l’amis’en va… le chevalier reste…

– Arrêtez-vous, dit Saint-Germain avec une visiblesatisfaction. Vous tâcherez de savoir qui est dans cette maison…mais d’abord reposez-vous… asseyez-vous sur ces divans…

La jeune femme obéit, c’est-à-dire qu’elle se laissa tomber surle divan.

Alors une abondante sueur coula sur son front que Saint-Germainessuya doucement avec son mouchoir.

Sa raideur cataleptique persistait.

Saint-Germain détourna son regard, demeura quelques instantspensif, puis alla se jeter lui-même sur un canapé à l’autreextrémité de la pièce.

Le repos dura une grande heure au bout de laquelle Saint-Germainrevint à Eva et lui prit les mains.

Un frémissement agita la jeune femme.

– Êtes-vous prête à entrer dans la maison ? dit alorsle magnétiseur. Entrez, mon enfant, il le faut…

– J’y suis, dit Eva. Il y a des femmes, des servantes… uneseule maîtresse…

– La connaissez-vous ?…

– Oui, maître. Vous me l’avez montrée en m’ordonnant de nepas l’oublier : c’est Mme d’Étioles.

– J’en étais sûr ! fit sourdement Saint-Germain. Et jecomprends tout, maintenant… Mon enfant, continua-t-il, suivez lechevalier pendant les jours qui suivent, et dites-moi s’il entredans cette maison…

Il y eut un long silence pendant lequel la dormeuse chercha àrépondre à cette question.

– Il n’est pas entré, dit-elle enfin.

– Bien. Où est-il, maintenant ?

– Dans une petite maison, non loin des Réservoirs…

– Indiquez-moi cette maison plus précisément.

– Dans la ruelle qui débouche en face des Réservoirs, unedes premières maisons, il y a une porte en chêne plein, avec desclous de fer… un judas… attendez, au-dessus du judas, il y a unepetite croix, et au milieu de la croix un J creusé dans lebois.

– Cela suffit, dit Saint-Germain en tressaillant. Je saismaintenant à qui est cette maison. Et vous dites que le chevalierest là dans cette maison ?…

– Il y a une cour derrière ; au fond unpavillon ; le chevalier est dans celui de gauche ; il estjoyeux et inquiet, il est triste et gai ; il relit un billet…Oui, je vous entends… ce qu’il y a sur ce billet ?… attendez…je ne peux pas lire… j’y suis !… Il y a que le chevalier doitse rendre à dix heures ce soir à la maison du quinconce, et qu’illa verra sortir… et qu’il doit la conduire dans le pavillon àdroite…

– Y a-t-il d’autres personnes, dans le pavillon dedroite ? demanda Saint-Germain.

– Un valet seulement.

– Et dans les autres pavillons ? regardez bien…

– Dans celui du fond, personne !… Dans celui dedroite, un homme et une femme… vous me les avez désignés sous lenom de comte et comtesse du Barry.

– Ah ! ah ! fit Saint-Germain en tressaillant.Cela devient limpide. Entendez-vous ce qu’ils disent ?…

– Ils ne se disent rien…

– Alors, mon enfant, je suis obligé de vous demander ungros effort…

La dormeuse se raidit encore davantage.

Saint-Germain étreignit ses mains dans les siennes etreprit :

– Écoutez ce que chacun d’eux se raconte à lui-même…

Eva, pendant près d’une demi-heure, parut faire un prodigieuxeffort. Haletant, la sueur au front, penché sur elle, Saint-Germainne la perdait pas de vue et continuait à serrer ses mains.

– Je ne peux pas ! murmura la dormeuse en râlant.

– Il le faut ! ordonna durement Saint-Germain.Allons ! Encore un effort… écoutez… entendez-vous ?…

– J’entends ! fit Eva dans un souffle.

– Bien, mon enfant, très bien… Vous êtes admirable…

Une expression de fierté et d’indicible bonheur se répandit surle visage convulsé de la dormeuse.

– Maître ! dit-elle, j’entends ! J’entends trèsbien…

– Écoutez ce que la femme se dit…

– Elle se dit qu’elle sera souveraine à la cour de France…et que dès qu’elle pourra… elle fera arrêter un M. Jacques… etle comte du Barry… elle les voit à la Bastille… elle sourit…Maintenant, elle voit le roi… maintenant, elle voit le chevalierd’Assas… elle ne veut pas qu’il meure, elle veut le sauver…maintenant, elle voit Mme d’Étioles…

– Assez, mon enfant… Écoutez du Barry… que sedit-il ?…

– Des choses remplies de désespoir et de haine surtout…

– De la haine ?… Contre qui ?…

– Contre le roi… contre Jacques, contre vous, mon cherseigneur !… Oh ! le misérable !… prenezgarde !…

– Ensuite, mon enfant !…

– De la haine, toujours ! Contre la femme qui est prèsde lui… contre Mme d’Étioles… contre le chevalier…il va le tuer, il prépare le meurtre, il cherche l’heure favorable…il le tuera dans l’entrée du pavillon lorsque le chevalier sortira…il ne sait pas encore comment il le tuera…

– Assez, mon enfant ! dit Saint-Germain à bout deforces lui-même. Ne regardez plus, n’écoutez plus. Revenez àmoi…

Un sourire radieux transfigura le visage de la dormeuse.

– Écoutez-moi, reprit le magnétiseur. Pendant toute monabsence, je vous défends la tristesse, vous m’entendez bien ?Vous songerez que je vais bientôt revenir, que je pense à vous, etvous serez heureuse… je le veux… Maintenant, dormez en paix, monenfant… Vous vous réveillerez dans deux heures…

La raideur cataleptique disparut alors presque soudainement.

Saint-Germain fit quelques passes sur le front d’Eva qui,allongée sur le divan, prostrée par une extrême fatigue, parutpasser sans secousse du sommeil magnétique à un souriant et heureuxsommeil naturel.

Alors le comte de Saint-Germain déposa un long baiser sur lefront de la jeune femme qui, sous ce baiser, tressaillit…

Puis il passa dans sa chambre, se défit rapidement du costumequ’il portait, se dépouilla de tous ses bijoux et revêtit unvêtement de bourgeois modeste, d’une couleur neutre.

Seulement, sous ce vêtement, il avait revêtu une cotte demailles, – un de ces chefs-d’œuvre des armuriers de Milan dont lesmailles légères, serrées comme celles d’un tissu de lin, pouvaientarrêter une balle et émoussaient la pointe des poignards. Alors, ilappela un domestique et lui dit quelques mots.

Moins de cinq minutes plus tard, le valet revint endisant :

– La voiture de monsieur le comte est prête.

Saint-Germain descendit et, dans la cour de l’hôtel même, montadans une berline d’aspect très modeste, mais attelée à un chevalqui avait toutes les qualités apparentes d’un trotteur de premierordre.

– Vous arrêterez aux premières maisons de Versailles,dit-il au cocher. Et vous me réveillerez.

La voiture s’ébranla aussitôt.

Le comte de Saint-Germain s’étendit sur les coussins etmurmura :

– Je vais dormir jusqu’à Versailles. C’est plus qu’il nem’en faut pour me reposer de cette rude séance…

Dix secondes plus tard, il dormait profondément, tandis que laberline roulait dans la section de la route de Versailles au grandtrot de son cheval…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer