La Nouvelle Carthage

Chapitre 1LE PORT

 

Portant haut la tête, bombant la poitrine,Laurent s’engageait d’une allure de conquérant, dans sa villenatale. Il lui fallait aviser au plus pressé : choisir unlogement. Le quartier marchand, au cœur de la cité, le requéraitavant tous les autres.

Il retint un appartement au second étage d’unede ces pittoresques maisons à façades de bois, à pignons espagnols,du Marché-au-Lait, rue étroite et passante, encombrée du matin ausoir de véhicules de toutes sortes, camions et fardiers descorporations ouvrières, charrettes et banneaux de maraîchers.

Les fenêtres de Laurent prenaient vue,par-dessus les bicoques d’en face, sur les jardins du pléban de lacathédrale. L’immense vaisseau gothique dépassait la futaie.Quelques corneilles voletaient en croassant autour du faîte del’église.

C’est à Notre-Dame qu’on avait tenu Laurentsur les fonts baptismaux, et justement le carillon, le chercarillon, l’âme mélodieuse de la tour, qui l’avait bercé durant sespremières années quand il jouait aux osselets ou à la marelle,devant la porte, avec les polissons du voisinage, se mit à égrenerles notes d’une vieille ballade flamande que Siska chantaitautrefois :

Au bord d’un rivelet rapide

Se lamentait une blanche jeune fille.

Laurent résolut d’aller retrouver sur-le-champcette féale amie.

Une nouvelle commotion l’attendait au Port enface du grand fleuve. Il déboucha place du Bourg, à l’endroit où lequai s’élargit et pousse une pointe dans la rade. De l’extrémité dece promontoire la vue était magnifique.

En aval et en amont l’Escaut déroulait avecune quiétude majestueuse ses superbes masses de flots. On le voyaitdessiner une courbe vers le nord-ouest, fuir, se contourner,poursuivre, virer de nouveau, comme s’il voulait rebrousser cheminpour saluer encore la métropole souveraine, la perle des citésrencontrées depuis sa source, et comme s’il s’en éloignait àregret.

À l’horizon, des voiles fuyaient vers la mer,des cheminées de steamers déployaient, sur le gris laiteux et perlédu ciel, de longues banderoles moutonnantes, pareils à des exilésqui agitent leurs mouchoirs, en signe d’adieu, aussi longtempsqu’ils sont en vue des rives aimées. Des mouettes éparpillaient desvols d’ailes blanches sur la nappe verdâtre et blonde, auxdégradations si douces et si subtiles qu’elles désolerontéternellement les marinistes.

Le soleil se couchait lentement ; luiaussi ne se décidait pas à s’éloigner de ces rives. Ses rougeursd’incendie, sabrées de larges bandes d’or, mettaient à la crête desvagues comme de lumineuses gouttelettes de sang. C’était à perte devue, le long des pilotis, des quais plantés d’arbres, puis desdigues herbeuses du Polder, un papillotement, un scintillement depierreries animées.

Des barques de pêcheurs regagnaient les canauxde refuge et les bassins de batelage. De flegmatiques péniches selaissaient pousser, à vau l’eau, si lentement qu’elles enparaissaient immobiles et comme pâmées aux caresses titillantes decette eau pleine de flamme, chargée de fluide comme une fourrure defélin.

Les voiles blanches devenaient roses. Lescontours des bateaux, le ventre et les flancs des carènes étaienttrès arrêtés à cette heure. Et, par instants, sur la toile deschaloupes se détachaient noires, agrandies, prenant on ne saitquelle autorité fatidique, quelle valeur supraterrestre de noblessilhouettes de marins tirant sur une amarre ou transplantant unmât.

À droite, aux confins de la zone deshabitations, s’enfonçaient profondément vers l’intérieur, comme àla suite d’une victoire du fleuve sur la terre, d’immenses carrésqui étaient des bassins, puis encore des bassins d’où s’élançaienten cépées compactes des milliers de mâts compliqués, aux gréementscroisés de vergues. Et dans cette forêt de mâts, musoirs,passerelles, sas, écluses, cales sèches ménageaient des clairières,des échappées sur l’horizon.

En certain point des bassins, l’encombrementétait tel que, vus de loin, mâtures et cordages des navires accotéssemblaient s’enchevêtrer, se croiser, et évoquaient des filets auxmailles si serrées, qu’ils en offusquaient le rideau d’éther opalinoù piquait quelque étoile hâtive et faisaient rêver de toilestissées par des mygales fabuleuses, où les fanaux multicolores etles constellations d’argent viendraient se prendre comme deslucioles et des lampyres.

Prête à se reposer, la ruche commerçante sehâtait, redoublait d’activité, désireuse de finir sa tâchequotidienne. À des recrudescences de vacarme succédaient de subitesaccalmies. Les pics des calfats cessaient de battre les coquesavariées ; les chaînes des grues des cabestans interrompaientleurs grincements ; un vapeur en train de geindre et derenâcler se taisait ; les cris d’attaque, les mélopéesrythmiques des débardeurs et des marins attelés à des manœuvrescollectives, tarissaient subitement.

Et ces alternatives de silence et de tumultes’étendant simultanément sur tous les points de la villelaborieuse, donnaient l’idée du soupir d’ahan dans lequel sesoulèverait et s’abaisserait une poitrine de Titan.

Dans l’infini brouhaha, Laurent discernait desappellations gutturales, rauques ou stridentes, aussi fignolées queles mélancoliques sonneries de la caserne, tristes comme la forcequi se plaint.

Et après chaque phrase du chœur humainretentissait un bruit plus matériel ; des ballots s’éboulaientà fond de cale, des poutrelles de fer tombaient et rebondissaientsur le dallage des quais.

En reportant ses regards, du fleuve sur larive, Laurent aperçut une équipe de travailleurs réunissant leursforces, pour mouvoir quelque arbre géant, de la famille des cèdreset des baobabs, expédié de l’Amérique. Leur façon de faire lachaîne, de se grouper, de se buter à ce bloc inerte, de jouer desépaules, des reins, de la croupe, auraient fait pâlir et paraîtremièvres les bas-reliefs des temps héroïques.

Mais une odeur véhémente et compliquée, où sefondaient sueurs, épices, peaux de bêtes, fruits, goudron, varech,cafés, herbages, et qu’exaspérait la chaleur, montait à la tête ducontemplatif, comme un bouquet supérieur, l’encens agréable au dieudu commerce. Ce parfum, taquinant ses narines, sensibilisait sesautres sens.

Le carillon se remit à chanter. Planantau-dessus de l’eau, il parut à Laurent plus doux, plus tendreencore, lubrifié par une mystérieuse onction.

Les mouettes viraient, leur essor obliqueprenait l’air en écharpe. Elles s’approchaient, s’éloignaient,revenaient encore, se livraient à une chorégraphie réglée par lesrites élémentaires ; tour a tour attirées, par l’eau, la terreet le ciel, jusqu’au moment où ces trois maîtres de l’espaces’embrasaient dans un même bain d’humide et grasse lumièrevespérale…

À ce dernier prestige, Laurent se détourna,ébloui, perdant pied, attiré vers l’abîme. Il regarda de nouveaul’équipe du baobab ; puis avisa, plus rapproché de lui, unlourd camion attelé d’un cheval énorme, et le voiturier, attendant,à côté, que l’on chargeât son véhicule. Et sur la planche entre lechar et le navire, le va-et-vient cadencé des plastiques débardeursencapuchonnés, ployant le cou, mais non le torse, sous le faix, lacroupe pleine modelée sur la poupe même du navire ; lesjarrets musclés fléchissant très peu à chaque pas ; asseyantd’une main la charge sur les omoplates, l’autre poing sur lahanche. Des dieux !

Une pyramide de ballots s’éleva graduellementsur te fardier. Le croc de la grue hydraulique ne cessait defouiller et de mordre les flancs du transatlantique et d’en retirerdes monceaux de marchandises.

Non loin de là, opération contraire, au lieude rider le ventre du vapeur, on le gavait sans relâche ; ducharbon tombait dans ses soutes, des sacs et des caissess’engouffraient dans les profondeurs insatiables de sa cale. Et sespourvoyeurs suaient à grosses gouttes sans parvenir encore àapaiser sa fringale.

Ces manœuvres de force accomplies par uneélite d’hommes suggéraient à l’observateur la grandeur etl’omnipotence de sa ville natale. Mais elles ne laissaient pas del’effrayer, de l’intimider.

En ce moment où, enthousiaste, vierge deprojets, il demandait de l’intimité, des avances, des effusions auxpierres mêmes de la cité, cet accueil au bord de la rade lefroissait par son trop grand éclat.

– Serais-je encore une fois repoussé et tenu àdistance ? se demandait l’orphelin.

Et voilà que, dans son appareil glorieux,Anvers lui incarna, à son tour, une non moins hautaine ettriomphale créature.

Se rendant un soir au théâtre, en grandapparat, sa cousine Gina était tellement éblouissante qu’uneimpulsion inéluctable le précipita vers elle comme un violent. Maisla radieuse jeune fille prévint ce mouvement d’adoration. Elle serajusta, écarta, d’un geste distant, le candide idolâtre comme unepoussière malpropre, et de sa voix désespérément égale, sans joie,sans même cette lueur de satisfaction que tout hommage, partit-ild’un bas-fond, appelle sur le visage de la femme, elle luidit : « Mais, laisse-donc, gros benêt, tu vas chiffonnermes volants ! »

Oui, sa ville trop belle, trop riche, ceberceau trop vaste pour son nourrisson en imposa ce soir àLaurent.

– Va-t-elle aussi m’écarter, comme un rebut,un indigne ? se demandait-il avec angoisse.

Mais comme si l’adorable ville, moins dure,moins cruelle que l’autre, eût lu la détresse du déclassé et tenu àce que rien ne gâtât l’ivresse de son émancipation, avant que soncœur se fût serré complètement, le ciel enflammé amortissait sonéclat trop acerbe et, du même coup, l’eau dans laquelle on semblaitavoir fondu des rubis retrouvait son apparence normale.L’atmosphère crépusculaire redevint fluide et tendre ; lesflots s’ouatèrent d’une brume légère, à l’horizon il n’y eut plusque des rappels roses de l’embrasement furieux qui avait effarouchéParidael.

Ce fut une véritable détente. La ville luiserait donc meilleure, plus pitoyable !

Même les mouvements des débardeurs luiparurent moins surhumains, moins hiératiques. Les ouvriers sur lepoint de cesser le labeur se surprenaient à respirer et à soufflercomme de simples mortels, les bras ballants ou croisés, ou sefrottant le front du revers de la manche. Laurent les trouvait toutaussi beaux comme cela, et meilleurs. Au moment de rentrer, de sebaigner dans l’intimité du ménage, ils souriaient, anonchalisd’avance, et une langueur leur descendait des reins aux jambes, etleurs étreintes cherchaient des objets moins rugueux et moinsinertes.

Laurent remettait pied dans la réalité.

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