La Nouvelle Carthage

Chapitre 3LA FABRIQUE

 

Félicité finit par fermer à clef, pendant lejour, la mansarde du solitaire et l’envoyer jouer au jardin.Celui-ci avait été réduit d’emprise en emprise aux dimensions d’unpréau. Des fenêtres de la maison les yeux de l’espionne pouvaienten fouiller les moindres recoins. Aussi, las de cette surveillance,le gamin incursionna sur le territoire même de l’usine.

Les quinze cents têtes de la fabrique secourbaient sous un règlement d’une sévérité draconienne. C’étaientpour le moindre manquement des amendes, des retenues de salaire,des expulsions contre lesquelles il n’y avait pas d’appel. Unejustice stricte. Pas d’iniquité, mais une discipline casernière, uncode de pénalités mal proportionnées aux offenses, une balancetoujours penchée du côté des maîtres.

Saint-Fardier, un gros homme à tête decabotin, olivâtre, lippeux et crépu comme un quarteron, parcourait,à certains jours, la fabrique, en menant un train d’enfer. Ilhurlait, roulait des yeux de basilic, battait des bras, faisaitclaquer les portes, chassait comme un bolide d’une salle dansl’autre. Au passage de cette trombe s’amoncelaient la détresse etla désolation. Par mitraille les peines pleuvaient sur lapopulation ahurie. La moindre peccadille entraînait le renvoi dumeilleur et du plus ancien des aides, Saint-Fardier se montraitaussi cassant avec les surveillants qu’avec le dernier desapprentis. On aurait même dit que s’il lui arrivait de mesurer sescoups et de distinguer ses victimes, c’était pour frapper depréférence les vieux serviteurs, ceux qu’aucune punition n’avaitencore atteints ou qui travaillaient à l’usine depuis sa fondation.Les ouvriers l’avaient surnommé le Pacha, tant à cause de sonarbitraire que de sa paillardise.

Dobouziez, aussi entier, aussi autoritaire queson associé, était moins démonstratif, plus renfermé. Lui était lejuge, l’autre l’exécuteur. Au fond. Dobouziez, ce taupin bienélevé, jaugeait à sa valeur son ignare et grossier partenaire qu’unriche mariage avait mis en possession d’un capital égal à celui deson associé. Le mathématicien s’estimait heureux d’employer cegueulard, cet homme de poigne, aux extrémités répugnant à sa naturefine et tempérée.

On avait remarqué que les coupes sombresopérées dans l’important personnel coïncidaient généralement avecune baisse de l’article fabriqué ou une hausse de la matièrepremière.

Cependant Dobouziez devait refréner le zèle deson associé qui, stimulé encore par une affection hépatique, selivrait à des proscriptions dignes d’un Marius.

Industriel très cupide, mais non moins sage,Dobouziez qui admettait l’exploitation du prolétaire, réprouvait àl’égal d’utopies et d’excentricités poétiques toute barbarieinutile et toute cruauté compromettante, Il assimilait sestravailleurs à des êtres d’une espèce inférieure, à des brutes derapport qu’il ménageait dans son propre intérêt. C’était unpositiviste frigide, une parfaite machine à gagner de l’argent,sans vibration inopportune, sans velléités sentimentales, nedéviant pas d’un millième de seconde. Chez lui rien d’imprévu. Saconscience représentait un superbe sextant, un admirable instrumentde précision. S’il était vertueux, c’était par dignité, paraversion pour les choses irrégulières, le scandale, le tapage, etaussi parce qu’il avait vérifié sur la vie humaine que la lignedroite est, en somme, le chemin le plus court d’un point à unautre. Vertu d’ordre purement abstrait.

S’il désapprouvait les éclats de son tropbouillant acolyte, c’était au nom de l’équilibre, du belordre ; par respect pour l’alignement ; le niveau normal,pour sauver les apparences et préserver la symétrie.

En se promenant dans la fabrique, ce qui luiarrivait à de très rares occasions, par exemple lorsqu’ils’agissait d’expérimenter ou d’appliquer une invention nouvelle, –il s’étonnait parfois de l’absence d’une figure à laquelle ils’était habitué.

– Tiens ! disait-il à son compère, je nevois plus le vieux Jef ?

– Nettoyé ! répondait Saint-Fardier, d’ungeste tranchant comme un couperet.

– Et pourquoi cela ? objectait Dobouzier.Un ouvrier qui nous servait depuis vingt ans !

– Peuh !… Il buvait… Il était devenumalpropre, négligent ! Quoi !

– En vérité ? Et sonremplaçant ?

– Un solide manœuvre qui ne touche que lequart de ce que nous coûtait cet invalide.

Et Saint-Fardier clignait malicieusement del’œil, épiant un sourire d’intelligence sur le visage de sonassocié, mais l’autre augure ne se déridait pas et sansdésapprouver, non plus, ce renvoi, rompait les chiens, d’un airindifférent.

Certes, il fallait à ces ouvriers une fortedose de philosophie et de patience pour endurer sans se rebiffer lasuperbe, les mépris, les rigueurs, l’arbitraire des patrons arméscontre eux d’une légalité inique !

Et que d’accidents, d’infirmités, demortuaires aggravant le sort de ces ilotes ! La nature del’industrie même enchérissait sur la malveillance desindustriels.

Laurent qui visitait l’usine dans tous sesorganes, qui suivait les œuvres multiples que nécessite laconfection des bougies depuis le traitement des fétides matièresorganiques, graisses de bœufs et de moutons, d’où se sépare, nonsans peine, la stéarine blanche et entaillée, jusqu’àl’empaquetage, la mise en caisse et le chargement sur les camions,– Laurent ne tarda pas à attribuer une influence occulte, fatidiqueet perverse au milieu même, à cet appareil, à cet outillage où setrouvaient appliqués tous les perfectionnements de la mécanique etles récentes inventions de la chimie.

Il descendait dans les chambres de chauffe,louvoyait dans les salles des machines, passait des cuves où l’onépure la matière brute en la fondant et en la refondant encore, auxpresses où, dépouillée de substances viles, comprimée en des peauxde bêtes, elle se solidifie à nouveau.

Au nombre des ateliers où se trituraient lesgraisses, le plus mal famé était celui des acréolines, substanceincolore et volatile dont les vapeurs corrosives s’attaquaient auxyeux des préparateurs. Les patients avaient beau se relayer toutesles douze heures et prendre de temps en temps un congé pourneutraliser les effets du poison, à la longue l’odieuse essencedéjouait leurs précautions et leur crevait les prunelles.

C’était comme si la Nature, l’éternel sphynxfurieux de s’être laissé ravir ses secrets, se vengeait sur cesinfimes auxiliaires des défaites que lui infligeaient lessavants.

Plus expéditive que les vapeurs corrodantes,mais aussi lâche, aussi sournoise, la force dynamique cache son jeuet, ne parvenant pas toujours à se venger en bloc, par uneexplosion, des hommes qui l’ont asservie, guette et atteint, une àune, ses victimes. Le danger n’est pas à l’endroit où la machine enpleine activité gronde, mugit, trépigne, met en trépidation lesépaisses cages de maçonnerie, dans lesquelles sa masse d’acier, decuivre et de fonte, plonge jusqu’à mi-corps, comme un géant emmurévif. Ses rugissements tiennent en éveil la vigilance de sesgardiens. Et même prêt à se libérer de ses entraves, à éclater, àtout faire sauter autour de lui, le monstre est trahi par sonflotteur d’alarme et la vapeur accumulée s’échappe inoffensive parles soupapes de sûreté. Mais, c’est loin du générateur, des volantset des bielles que la machine conspire contre ses servants. Desimples rubans de cuir se détachent de la masse principale, commeles longs bras d’un poulpe, et, par des trous pratiqués dans lesparois, actionnent les appareils tributaires. Ces bandes sans finse bobinent et se débobinent avec une grâce et une légèretééloignant toute idée de sévices et d’agressions. Elles vont si vitequ’elles en semblent immobiles. Il y a même des moments qu’on neles voit plus. Elles s’échappent, s’envolent, retournent à leurspoint de départ, repartent sans se lasser, accomplissent desmilliers de fois la même opération, évoluent en faisant à peineplus de bruit qu’un battement d’ailes ou le ronron d’une chattecâline, et lorsqu’on s’en approche leur souffle vous effleure tièdeet zéphyréen.

À la longue l’ouvrier qui les entretient etles surveille ne se défie pas plus de leurs atteintes que ledompteur ne suspecte l’apparente longanimité de ses félins. Auxintervalles de la besogne, elles le bercent, l’induisent enrêverie ; ainsi, murmures de l’eau et nasillements de rouet.Mais chattes veloureuses sont panthères à l’affût. Toujoursd’aguets, dissimulées elles profiteront de l’assoupissement, d’unesimple détente, d’un furtif nonchaloir, d’un geste indolent dumanœuvre, du besoin qu’il éprouvera de s’adosser, de s’étirer enévaguant…

Elles profiteront même de son débraillé. Unechemise bouffante, une blouse lâche, un faux pli leur suffira.Maîtresses d’un bout de vêtement, les courroies de transmission,adhésives ventouses, les chaînes sans fin, tentacules préhensiles,tirent sur l’étoffe et, avant qu’elle se déchire, l’aspirent, laramènent à eux ; et le pauvre diable à sa suite. Vainement ilse débat. Le vertige l’entraîne. Un hurlement de détresse s’estétranglé dans sa gorge. Les tortionnaires épuisent sur ce patientla série des supplices obsolètes. Il est étendu sur les roues,épiauté, scalpé, charcuté, dépecé, projeté membre à membre, à desmètres de là comme la pierre d’une fronde, ou exprimé comme uncitron, entre les engrenages qui aspergent de sang, de cervelle etde moelles les équipes ameutées, mais impuissantes. Rarissimel’holocauste racheté au minotaure ivre de représailles ! S’ilen réchappe, c’est avec un membre de moins, un bras réduit enbouillie, une jambe fracturée en vingt endroits. Mort pour letravail, vivant dérisoire !

Courir sus à la tueuse ? Arrêter lemouvement ? L’homme est estropié ou expédié avant qu’on aitseulement eu le temps de s’apercevoir de l’inégal corps àcorps.

Laurent assimila aux pires engins de tortureet aux plus maléfiques élixirs des inquisiteurs les merveilles tantvantées de la physique et de la chimie industrielles ; il nevit plus que les revers de cette prospérité manufacturière dontGina, de son côté, n’apercevait que la face radieuse et brillante.Il devina les mensonges de ce mot Progrès constamment publié parles bourgeois ; les impostures de cette société soi-disantfraternelle et égalitaire, fondée sur un tiers état plus rapace etplus dénaturé que les maîtres féodaux. Et, dès ce moment, une pitiéprofonde, une affection instinctive et absorbante, une sympathiequasi maternelle, presque amoureuse, dont les expansionscôtoieraient l’hystérie, le prit, au tréfond, des entrailles, pourl’immense légion des parias, à commencer par ceux de ses entours,les braves journaliers de l’usine Dobouziez appartenant précisémentà cette excentrique et même interlope plèbe faubourienne grouillantautour du « Moulin de pierre » ; il prit à jamais leparti de ces lurons délurés et si savoureusement pétris, peinantavec tant de crânerie et bravant chaque jour la maladie, lesvénéfices[1], les mutilations, les outils formidablesqui se retournaient contre eux, sans perdre, un instant leursmanières rudes et libres, leur familiarité dont le ragoût excusaitl’indécence.

Avec eux, le gamin devenait communicatif.Lorsqu’il les rencontrait, noircis, en sueur, haletants, et qu’ilslui tiraient leur casquette, il s’enhardissait à les accoster et àles interroger. Après les petites persécutions à mots couverts, lesironies, les réticences et les tortures sourdes subies dans lessalons de ses tuteurs, il lui semblait inhaler des bouffées d’airvif et agreste au sortir d’une serre chaude peuplée de plantesforcées et de senteurs qui entêtent. Il en vint à se considérercomme le solidaire de ces infimes. Sa faiblesse opprimée communiaitavec leur force passive. Il se conciliait ces chauffeurs,machinistes, chargeurs, manœuvres. Eux répondaient aux avancestouchantes de cet enfant rebuté, moralement négligé, méconnu, sevréde tendresse familiale, dont les larbins et la valetaille, cettelie de la plèbe, prenant exemple sur Félicité, parlaient enhaussant les épaules, comme d’une charge pour la maison, comme d’un« quart de monsieur ».

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