La Nouvelle Carthage

Chapitre 9LA BOURSE

 

Une heure ! l’heure réglementaire del’ouverture de la Bourse sonne à l’horloge, dernier vestige del’ancien édifice incendié, à la diligente horloge qui, lorsque lesflammes la serraient de près et avaient tout dévoré autour d’elle,s’obstinait, servante féale, à mourir au champ du devoir en donnantl’heure officielle à la ville marchande[7]…

Une heure ! Dépêchez,retardataires ! Expédiez votre lunch, n’en faites qu’unebouchée, hommes d’affaires, hommes d’argent ! Joueurs dedominos, d’autres combinaisons vous réclament ! Achevez desiroter votre café, de sabler la fine champagne. Plantez là lejournal pourtant si concis et rédigé, en nègre, à votre intention.Réglez et filez, ou gare l’amende.

Une heure ! Ils affluent de tous lespoints de la ville et de la Cité. Riches d’aujourd’hui, riches dedemain et aussi riches de la veille, qui s’évertuent et luttentcontre la débâcle, millionnaires dont l’herbe a fait du foin qu’ilsengrangent dans leurs bottes, ou encore millionnaires dont le foina flambé comme un simple feu de paille !

Va, cours, vole – parfois dans les deux sensdu verbe – misérable suppôt de la Fortune ! La roue tourne,accroche-toi à ses rais, essaie d’en régler le mouvement !Voyez-les se bousculer, se passer sur le corps, pour agripper laroue fatale, pour s’y cramponner avec l’opiniâtreté desrapaces ; aujourd’hui au-dessus, demain en dessous ! Laroue tourne et tourne, et l’essieu grince et craque… Et sescraquements ont de sinistres échos : Krach !

Depuis le matin, boursiers, boursicotiers,vont et viennent, se croisent dans les rues, affairés, fiévreux,sans s’arrêter, échangeant à peine un bonjour sec comme le tic-tacde leur chronomètre : Time is money ! Avant lasoirée les meilleurs amis ne se reconnaissent plus. Tobuy or not to buy ? That is thequestion ! monologue le sordide Hamlet du commerce. Iln’envisage plus l’univers qu’au point de vue de l’offre et de lademande. Produire ou consommer : tout est là !

Une heure ! Allons, que la meute avide decurée s’engorge par les quatre portes de l’élégant palais. Avec sesvoûtés magnifiques, décorées d’attributs, de symboles et d’écussonsde tous les pays, sous ses nervures de fer, contournées en arceaux,ce monument d’un gothique panaché de réminiscences mauresques etbyzantines, mi-partie aryen, mi-partie sémite, présente uncompromis bien, digne de ce temple du dieu Commerce, par excellencele dieu furtif et versatile.

Les rites commencent. Le bourdonnement sourddes incantations s’élève parfois jusqu’au brouhaha. Debout, chapeausur la tête comme à la synagogue, les fidèles s’entassent etjabotent. Et, graduellement l’atmosphère se vicie. On distingue àpeine les métaux et les couleurs des peintures murales ; lesélégants rinceaux se noient dans un brouillard d’haleines et defumées opaques ! Le pouacre encens ! Les têtes ont l’airdétachées du corps ! et flottent au-dessus des vagues.

À première vue, en tombant dans cetteassemblée, on songe aux conventicules et aux sabbats. Jamaisgrenouillère altérée ne coassa avec pareil ensemble pour demanderla pluie. Mais ces batraciens-ci réclament force pluie d’or.

Peu à peu, on parvient à démêler les uns desautres ces groupes de gens d’affaires et de mercantis.

Voici le coin des gros négociants se rendantencore à 1a Bourse par habitude. Ils traitent les affaires enaffectant de parler d’autre chose, ou se déchargent de ces soucissur quelque coadjuteur qui, de temps en temps, s’approche du patronpour prendre le mot d’ordre, la consigne. Ainsi le plénipotentiaireconsulte le potentat. Là trônent, pontifient, les magesbillionnaires, les grands prêtres. Piliers mêmes du négoce, aussisolides que les colonnes de leurs temples. Colonnes philistines,hélas, contre lesquelles l’honnête Samson ne prévaudraitjamais ! Commettants, propriétaires, armateurs, courtiers denavires, banquiers, se prélassent dans leur importance, mains enpoches ou sur le dos, et parlent peu, et parlent’ d’or – au propreet au figuré. Ploutocrates ventripotents, augures redoutables,leurs oracles sybillins entament ou rehaussent le crédit du faiseursubalterne. Un mot de leur bouche vous enrichit ou vous ruine. Lesgirouettes de la chance tournent à leur haleine. De leur fantaisiedépendent les fluctuations du marché universel. Ce sont leurs lunesqui règlent ces marées. Avec leurs affiliés des autres grandsports, ils sont de force à livrer, le pauvre monde à la famine et àla guerre.

Successeurs des Fugger et des Salviati, de cesHanséates hautains qu’un cortège de hérauts et de musiciensrichement costumés précédait chaque jour à l’heure de la Bourse,ils trafiquent des empires et des peuples comme d’une simple partiede riz ou de café ; mais, s’ils leur arrive encore de prêterde l’argent aux rois, moins fastueux et moins artistes que cesFocker légendaires, ils ne jetteraient plus aux flammesd’un foyer, alimenté de cannelle la créance d’un César, leurdébiteur considérable, mais leur hôte glorifié ! Les autresétaient des patriciens, ceux-ci ne sont que des ;parvenus.

Spéculateurs à la hausse et à la baisseconsultent comme un infaillible baromètre les rides de leursfronts, le pli de leur bouche et la couleur de leur regard. Ilssont les vicaires de la divinité que symbolise la pièce de centsous.

Ainsi, lorsqu’un interlocuteur candide seméprend jusqu’à parler au juif rhénan Fuchskopf, d’un noblecaractère, d’un génie, d’un saint médiocrement pourvu de ducats oujusqu’à solliciter l’appui de cet Iscariote en faveur d’uneinfortune digne d’émouvoir tout mortel à figure plus ou moinshumaine, l’affreux pressureur, le marchand d’urnes, le fournisseurde souliers sans semelles aux massacrés des récentes guerres,l’actionnaire insatiable que les bouilleurs brûlés par le grisou,affamés par la grève ou fusillés par la troupe ont maudit enagonisant, le youtre tire de son porte-monnaie un luisant écu decinq francs et au lieu de le consacrer à une exceptionnelle aumône,le passe à deux ou trois reprises sous le nez du solliciteur, puisle presse amoureusement entre ses doigts crochus et moites commedes ventouses, l’approche même de ses lèvres comme s’il baisait unepatène et, fléchissant à moitié le genou, adresse cetteintraduisible oraison au fétiche :

Ach lieber Christ !

Wodu nicht bist

Ist lauter Schweinerei !

Puis, ricanant, remet l’hostie dans songousset et jouit de la déconvenue du malencontreux intercesseur etde l’approbation de ses courtisans et complices.

Autrement loquaces et remuants que les bonzesde la finance et du négoce se révèlent les agents de change.Pimpants, astiqués, ils toupillent, virevoltent, s’empressent,s’insinuent, s’interposent, butinent l’or en papillonnant. Ce sontles danseurs sacrés, et leur pantomime fait partie desincantations.

De locomotion moins vertigineuse, serrés dansdes habits plus sombres et de coupe plus roide, circulent lestrafiquants en fonds publics, bricolant des liasses d’actionsnégligemment roulées dans des fardes ou de vieilles gazettes, etgriffonnant leurs bordereaux sur le dos d’un client secourable.

Couverts de complets de fatigue, lescommissionnaires en marchandises entreposent force sachetsd’échantillons, au fond de leurs poches.

Celui-ci pile dans la paume de la main unefève de Chéribon et en fait subodorer l’arôme à l’épicier qu’ilcapte et circonvient.

Celui-là vous persuade de la supériorité deson tabac, Kentucky ou Maryland, et finirait par endosser larécolte au preneur timoré qui n’en demande qu’un boucaut.

À chaque spécialité, à chaque article soncoin, sa dalle fixe. On ne se figure pas l’ordre régnant dans cetteapparente pétaudière, le nombre des démarcations, des classements,des subdivisions. Raffineurs, distillateurs, importateurs depétroles ou de guanos, facteurs en douanes, assureurs occupent, dupremier janvier au trente-et-un décembre, sans empiéter sur ledomaine du voisin, les quelques pieds carrés assignés à leurpartie. Un colin-maillard habitué de la Bourse, retrouverait sanspeine, au milieu de cette fourmilière, le quidam dont il abesoin.

Le sujet des conversations, l’objet débattuvarie de pas en pas. Des quirateurs ou propriétaires collectifsd’un navire discutent avec les affréteurs les clauses d’unecharte-partie. Un entrepositaire baragouine cédules et warrants.L’air retentit de mots exotiques et barbares : cent weights,primage, emprunt à la grosse aventure. Il est question de crimesspéciaux prévus par des codes exclusifs. Un armateur se plaint debarateries commises par ses capitaines. Ailleurs s’évalue un totalde droits de navigation. Un expéditeur confère avec sonsubrécargue. Des dispacheurs règlent un compte d’avaries.

Casquette à la main, un doyen de« nation » offre ses services à un importateur de bœufsvivants de la Plata et à un autre qui reçoit en conserves le bétaildu même pays. Un officier de la douane taxe de fraude etd’irrégularités les baes d’une « nation», qui mettent encause, de leur côté, le négociant entrepositaire.

Le long du pourtour, sous les galeries,règnent des files de hauts pupitres d’où dégringolent pour s’yrejucher aussitôt après, comme atteints de vertige, descalculateurs ; chiffres faits hommes, s’égosillant à glapirles côtes que les reporters de moniteurs financiers consignenthâtivement sur leurs tablettes.

Que de manœuvres pour arriver à ce but :l’argent. Tel a l’air taciturne, presque funèbre, parle affairesavec componction ; tel autre traite Mercure par-dessous lajambe et entremêle son boniment de facéties de rapin.

Des bateliers, patrons de beurts etde chalands, le visage briqueté, les oreilles ornées d’anneauxd’argent, se tiennent à part, près des portes et, se balançanttantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, crachent, chiquent, pipent,graillonnent en attendant le noliseur. Des capitaines anglais enbisbille, élèvent la voix comme pour commander l’abordage etcrispent désagréablement un conciliabule de jeunes beaux et devieux bellâtres, mutinés de spéculateurs qui, non loin de là, sechuchotent la chronique scandaleuse, dénombrent leurs bonnesfortunes de la veille, dévoilent les mystères de l’alcôve, et lessecrets du comptoir, lient des parties fines pour la soirée etfarcissent de potins de boudoirs et de coulisses l’aride rituelcommercial :

– Avec leurs goddam ils feraientgoddamner un saint ! déclare le plus spirituel desdeux jeunes Saint-Fardier, visant les loups de mer tapageurs, et ilse retire sur ce mot. Son frère l’accompagne, aussi radieux que sile mot était de lui. On leur donne le temps de s’éloigner ;puis le cercle se rapproche :

– Elles vont bien leurs petites femmes !En voilà qui font goddamner leurs maris ? Athanasen’a rien à envier à Gaston ; leur ressemblance est plus grandeque jamais. On se demande lequel est le plus sganarellisé desdeux ; Connaissez-vous le dernier patito de Cora ?

– Notre grand Frédéric Barberousse !

– Non, au rancart le robin ! En ce momentle képi supplante la loque.

– Un képi de l’armée belge…

– Ou à peu près…

– Autant dire un garde civique…

– Eurêka !

– Connais pas…

– Cet excellent Pascal qui n’entend pas legrec.

– Van Dam, le consul de Grèce ? Mais iln’est pas de la garde civique.

– Qui te dit le contraire ! Ô Pascal…agneau ! C’est Von Frans, parbleu !

– Et c’est là tout ce que vous savez ?intervient un nouveau venu, De Zater, l’homme toujours ganté. Quelvieux neuf ! Voici bien d’autre nanan : Lucrèce,l’imprenable Lucrèce…

– Eh bien ?

– … a fini par imiter ses petites folles decousines…

– Avec qui ?

– Avec le nouvel associé de son mari ; lesenor Vera-Pinto, un Chilien, un Fuégien ou un Patagon, jene sais au juste…

– Comment ! Le rastaquouère avec quiFreddy Béjard entreprend les transports d’émigrants en Argentine etqui lui a proposé l’opération des cartouches… Messieurs, cettecoïncidence ne vous entrouvre-t-elle pas des horizons nouveaux,comme on dit au Palais ?

– Tu ne prétends pas que le mari soit deconnivence avec la femme : ils se détestent trop pourcela.

– Peuh ! L’intérêt les rapproche…

– Voilà donc leur débâcle doublement conjurée.Car, vous n’ignorez pas, je suppose, que le papa Dobouziez vend sapart dans l’exploitation de la fabrique et jusqu’à sa maison… Hé,Tolmoch, combien font les métalliques ?

– Que cornez-vous là ? Le père Dobouziez,ce rigide matois, ce « tirez-vous de là comme vouspourrez ! » se sacrifier pour un autre ! pour unBéjard !

– Ah ça, vous tombez donc tous de la lune… Onne parle que de cette liquidation depuis ce matin, sur le tramway,au port, dans les bureaux…

– Daelmans-Deynze devient propriétaire del’usine. Le père Saint-Fardier aussi abandonne la fabrication desbougies. Il lâche le beau-père pour commanditer le gendre.Saint-Fardier remplacera Dupoissy, qui manquait de poigne, aubureau des enrôlements pour l’Amérique et c’est lui qui s’occuperade l’emménagement des navires. Il y a des milliers et des milliersde francs à gagner. On annonce le prochain départ de la Gina avecune cargaison de cinq cents têtes.

– Au lieu de bois d’ébène voilà que Béjard semet à vendre de l’ivoire ! conclut finement De Zater.

– À propos, De Maes, je vous prends vosconsolidés à terme…

– Dobouziez consent à rester comme directeuraux appointements d’un ministre, m’affirmait à l’instant lecaissier de la fabrique.

– Deux mots, monsieur de Zater, au sujet deshuiles : faut-il acheter ou vendre ?

– Vendre ! Que vous êtes jeune,Tobiel : télégraphiez sans retard à Marseille et emparez-vousde tout ce qui reste encore sur le marché…

– Ecco l’opération des cafés ; j’expédiepar le Feldmarschall deux cents balles Java à BrandFrères, de Hambourg, et, en même temps, je charge moncommissionnaire d’acheter avec le produit une partie de cuirs…

– Messieurs, j’ai bien l’honneur… De Zater, jesuis le vôtre… Vous parliez du grand désintéressement deDobouziez…

– Non, cela me passe. On n’est pas honnête àce point.

– Honnête ! ricane Brullekens, demaniaque qui fait décaper chaque matin son argent de poche ;c’est un autre mot, que vous diriez, vous, hé. !Fuchskopf ?

– Ce Taelmans-Teince, engore un orichinal, un•ardiste… Dummes Zeug ! Lauter Schweinerei !Bettlern ! Oui, té mentiants !

– Toujours explicites ces Teutons !…Mais, De Zater, pour en revenir à Lucrèce et à sonrastaquouère…

– Qu’est-ce donc cette affaire decartouches ?

– Pour le moins, un vol de grand chemin…

– Pas mal ! Mais je mets« cartouches » au pluriel et sans majuscule.

– Eh bien, voici : Béjard, l’uniqueBéjard, lui, toujours lui, vient d’acheter au dernier dictateurchilien, par l’entremise du senor Vera-Pinto et de compte à demiavec celui-ci, un solde de cinquante millions de cartouches, miseshors d’usage par suite de la réforme de l’armement. Il paraît quela digne paire d’amis s’est acquis ces munitions de rebut pour unecroûte de pain… Or, ce malin de Béjard compte revendre séparémentla poudre, le fulminate, le plomb et le cuivre qu’il retirera deces cartouches, et réaliser de ce chef le joli bénéfice de plus decinq cents pour cent…

– Une opération de génie ! opinèrent avecautant d’admiration que d’envie tous ces monteurs de coupsconstamment a l’affût des occasions de faire fortune du jour aulendemain. Jamais ils n’auraient trouvé ce moyen-là, si simple,pourtant. Vrai, ce Béjard pouvait être une canaille, mais il étaitdiantrement fort, et leur maître à tous !

– Toutefois, des difficultés se présentent,continua Brullekens. Le tout n’est pas d’amener jusqu’ici ce lotcolossal de cartouches ; il s’agit de se mettre en règle avecla douane, puis d’obtenir de la Ville l’autorisation de déchargerces redoutables produits, représentant une affaire de deux cents àdeux cent cinquante mille kilos de poudre, c’est-à-dire plus qu’iln’en faudrait pour faire sauter Anvers et son camp retranché… LaRégence hésite d’autant plus à assumer une grave responsabilitédans celte litigieuse affaire, que Bergmans, le vigilant agitateur,l’inconciliable ennemi de Béjard, ayant eu vent des manigances decelui-ci, ne cesse d’intimider notre Magistrat et d’exciter contreBéjard et sa mirifique entreprise les terreurs et la colère desportefaix du port qui n’ont pas encore oublié l’affaire des« élévateurs ». Aussi impopulaire qu’il soit, Béjard parequelque peu les assauts du bouillant tribun en faisant miroiter auxyeux de cette population riveraine, généralement besogneuse, laperspective du travail facile et lucratif que leur procurera sonindustrie.

« À la Ville, il promet d’extraire tousles jours mille kilos de poudre des cartouches, de manière à enfinir au bout de neuf mois. De plus, il s’engage à fournir toutesles garanties et à se conformer à telles mesures de précaution quelui imposera l’autorité. Et vous verrez, – au fond, je le souhaite,car l’affaire est trop sublime ! – que ce diable d’homme auraraison des obstacles qu’on lui suscite et qu’il se moquera une foisde plus, de la ville, de la province, du gouvernement, des foudresde Bergmans et même du vox populi ! »

Un mouvement qui se produisait de groupe engroupe vers l’entrée occidentale de la Bourse, jusqu’au quartierdes coulissiers et des tripoteurs en effets publics, interrompitcet édifiant colloque. Les éclats d’une aigre contestationdominaient les psalmodies coutumières. La poussée et le vacarmedevinrent tels que l’opulent Verbist, suprême amiral d’une flottemarchande de vingt navires, daigna s’enquérir auprès de son commisde la cause de cette perturbation.

– Claesaens, que signifie…

– Un escogriffe qu’on somme de payer sesdifférences, monsieur. Une triste espèce, à ce qu’onm’assure !

La face bouffie et adipeuse, blafarde comme unastre hydropique, sourit lugubrement, les épaules eurent unsinistre haussement et, en spectateur blasé sur ce genred’exécutions et qui n’en était plus à compter les banqueroutes deses contemporains, Verbist ne s’informa même pas du nom del’agioteur indélicat, mais continua de se curer les dents le plusconfortablement du monde.

C’était pourtant le bénin, le suave, l’uniqueDupoissy que l’on prenait si vivement à partie. Le hasard voulaitque le Sedanais s’abîmât sans retour le jour même où Béjard, sonmaître, son patron, doublait victorieusement le cap de laruine.

La fréquentation de Béjard lui avait donné foidans sa propre étoile. Ce satellite s’était cru planète. Cevolatile s’était pris pour un aigle et avait voulu voler de sesailes. Le jour où les bruits de l’imminente déconfiture de Béjardcommencèrent à circuler, le prudent Dupoissy le lâcha avec ladésinvolture d’un laquais. D’ailleurs Béjard, mis au courant destrahisons de ce gluant personnage, n’avait rien fait pour leretenir.

Au temps de la prospérité de Béjard, Dupoissys’était assuré de fortes commissions et lui qui n’avait jamaispossédé un sou vaillant, dans sa patrie ou ailleurs, se trouva unmoment à la tête d’un capital fort sérieux. Au lieu de s’établir etde se livrer, par exemple, au Commerce des laines et des draps,« parties » dans lesquelles il se proclamait d’unecompétence sans égale, il risqua tout son avoir dans des opérationsaléatoires et de longue haleine. Tant que Béjard fut là, letripoteur profitait de ses conseils et quittait la partie, sinonsans profit, du moins sans perte désastreuse. Mais, abandonné à sapropre initiative, il se fit complètement ratiboiser. Il en étaitarrivé à négliger les précautions les plus élémentaires ;c’est à peine s’il s’enquérait de l’état du marché. Persuadé de songénie, il spéculait indifféremment sur les changes, les métaux, leseffets publics et les marchandises. Quelque temps il parvint àfaire escompter ses effets et à continuer ses « marchésfermes » ; puis, l’un après l’autre, les banquiers luicoupèrent le crédit ; enfin, à part quelques pigeons quedupait sa mine confite et onctueuse, son accent papelard, son fleurde respectability, et qui, sur la foi de ses jérémiades,le considéraient comme une victime de Béjard, il n’y eut plus pourlui livrer leur signature que des flibustiers aussi mal cotés quelui.

Il paya même cher la longanimité dont ilbénéficia tout un temps.

C’était précisément, à la Bourse, jour degrande liquidation. Le faiseur, à bout d’expédients, avait passé lamatinée à battre les guichets de la place, sans trouver à emprunterquarante sous. Cela ne l’empêcha point de se présenter en Bourse,comme d’habitude, luisant, bichonné, bénisseur, tendant à tous sesmains chattemiteuses et feignant de ne pas s’apercevoir desrebuffades et des affronts. Avisant un de ses contractants surlequel il avait tiré à boulets rouges, il l’aborda, la bouche encœur et se mit à l’entretenir d’une voix doucereuse et avec desgestes enveloppeurs, d’une opération superlificoquentieuse (ilaimait ce mot) qui devait les enrichir tous les deux.

Il tombait mal cette fois.

– Je ne demande pas mieux que de traiter denouveau avec vous, lui répondit le marchand, mais, auparavant, sivous voulez bien, nous liquiderons cette petite affaire de la Rentefrançaise. Vous savez ce que je veux dire… Voilà, trois mois quevous ajournez le règlement de cette bagatelle…

Dupoissy ne cessa pas de sourire et serécria :

– Comment donc ! Mais volontiers, cherami. Et même à la minute… Justement j’allais vous prier de passerce soir chez moi… Si je vous parlais de cette nouvelle affaire,c’est parce qu’elle se rattache étroitement à celle que nous savonsterminée ; si étroitement, que nous pourrons les combiner jedirai, même les fusionner…

– Pardon ! interrompit l’autre, il nes’agit pas de tout cela. En voilà assez de vos combinaisonscontinues. Avant de m’embarquer avec vous dans d’autresentreprises, je désire connaître enfin la couleur de votreargent…

– Monsieur Vlarding ! fit Dupoissy, jouerl’homme irréprochable outragé dans ses sentiments. MonsieurVlarding, mon bon ami !

– Ta ta ta ! Il n’y a pas de Vlarding etde bon ami qui tiennent ! Vous allez me payer recta deux millefrancs en échange du reçu que voici…

– Mais, mon vieil ami, pareils procédés devotre part, après tant d’années de mutuelle confiance…

– Trêve de protestations ! Je ne vous disque ce mot : pagare, pagare !

– Lorsque je vous répète que je n’ai pas cetargent sur moi ! gémit Dupoissy à voix basse, et en pressantle bras de son interlocuteur. De grâce, calmez-vous… on nousécoute !

On commençait, en effet, à faire cercle autourd’eux. À l’ordinaire badauderie se joignait une curiosité maligne,attente d’une bagarre.

Mais plus Dupoissy essayait d’amadouerVlarding, plus celui-ci criait :

– Pour la dernière fois, monsieur Dupoissy,êtes-vous disposé à me solder les deux mille francs ?

– Quand je les aurai ! laissa échapper lemalheureux Dupoissy, perdant décidément la tramontane.

Vlarding bondit comme un chien flâtré.

– Comment dites-vous cela ? cria-t-ildans le visage du débiteur insolvable.

D’autres dupes faisaient chorus, à présent,avec Vlarding. C’était à qui réclamerait son dû.

– Payera ! Payera pas ! chantait lagalerie, sur l’air des lampions, en se trémoussant, en trépignantde joie féroce.

– Messieurs, mes bons messieurs, laissez-moisortir, je vous en conjure ! Je suis citoyen français,messieurs, j’en appelle au consul de mon pays… Messieurs, c’est uneindignité…

– As-tu fini ? goguenardaient les jeunesSaint-Fardier. Haro sur le déserteur ! Haro sur l’homme deSedan ! Ferme ta cassolette ! À la porte,Badinguet !

Mais les créanciers s’échauffaient et lemenaçaient du poing, du parapluie et de la canne. Vlarding venaitde lui abattre le chapeau de la tête.

– Non, non ! Pas de violence !intercédait hypocritement la majorité des assistants. Faisons durerle plaisir.

Tremblant de peur, hagard, livide, la sueur etla pommade fondue lui découlant du front et des oreilles, le groshomme ne bougeait plus. Il embaumait à outrance. Mais moins heureuxque le putois, son odeur ne tenait pas ses ennemis à distance.Comment aurait-il échappé à leur coalition ! La consigne avaitété donnée. On ne le frapperait pas ; on se bornerait à lebousculer. Le jeu avait des règles consacrées par de nombreuxprécédents. Plus d’un boursier malhonnête avait été exécuté de lasorte. Les mains enfoncées dans leurs poches, les bourreaux nejouaient que des coudes, des genoux ou des reins. Ainsi les vaguesballottent et roulent longtemps le naufragé, et le harcèlent detoutes parts, et se le renvoient l’une à l’autre, en lui faisant lemoins de mal possible.

Dupoissy était bien un homme à lamer !

Il virait de droite et de gauche, louvoyaitquelque temps dans un même sens, puis courait des bordéesfantastiques. À peine un flot de tortionnaires l’avait-il projetédans une direction, qu’un autre flot le ramenait à son point dedépart. D’autres fois il restait immobile, broyé entre deuxcourants de même force, presque réduit en bouillie, aux troisquarts époumoné. Les questionnaires les plus rapprochés de luirisquaient de partager, son sort.

– Arrêtez ! Pas si fort !criaient-ils à leurs camarades.

Une joie carnassière se repaissait de sadétresse. Un unique sentiment de cruauté confondait ces centainesde boursicotiers s’acharnant sur un joueur maladroit, ainsi que descollégiens sur leur souffre-douleur. Et, comme toujours les plusvéreux, les plus obérés, prenaient à cette brimade la part la plusféroce.

Les millionnaires podagres se faisaientreprésenter à cette fête par leurs héritiers et leurs commis.

La police se tenait discrètement enobservation. Tant qu’on n’endommageait pas la peau du patient etqu’on se bornait à le bousculer, elle n’avait pas missiond’intervenir. La tradition, autorisait les négociants assemblés àchâtier, dans cette mesure, le spéculateur de mauvaise foi.

Entre les arcades du premier, étage, accoudésà la travée du promenoir, penchés sur cette véritable arène, lespetits porteurs de dépêches jubilaient non sans éprouver quelquestupeur à la vue de ces personnages barbus et généralementcompassés, s’émancipant comme des vauriens de leur âge, et l’envieleur démangeait de descendre dans la piste pour participer à cesport de haut goût. Mais outre que les placides« gardes-ville » ne leur auraient pas assuré les mêmesimmunités qu’aux boursiers, à la tangue un sentiment de terreur etde pitié entrait dans l’âme des gamins : ils regardaientencore, les yeux écarquillés, mais ils avaient cessé de rire.

Les rudes bateliers, si prompts à se colleter,demeuraient stupéfaits devant ce déchaînement de furie chez tousces «chics messieurs», et ils en oubliaient de tirer des boufféesde leur brûle-gueule ou même de mordre leur chique.

Aucun des anciens amis du Sedanais, aucun, desamphitryons qui le recevaient autrefois à leur table, n’accourait àsa rescousse. Les plus humains, voyants la tournure critique queprenait l’altercation entre Dupoissy et ses créanciers, s’étaientprudemment esquivés, de peur d’être mêlés à l’esclandre ou pours’épargner la vue de ces scènes pénibles.

Pendant, la tempête, une barque de pêcheessaie d’enfiler le goulet du port. L’esquif a beau calculer sonélan chaque fois la barre l’entraîne à la dérive ou menace de lebriser contre les estacades. La tourmente humaine leurrait ainsi lepitoyable Sedanais et ne le rapprochait d’une des portes de salutque pour le rejeter à l’intérieur, et cela parfois en risquant dele fracasser contre les piliers.

Comme après bien des affres et bien despéripéties, une formidable impulsion le dirigeait pour la vingtièmefois vers la sortie, un retardaire venant de la rue poussa la portecapitonnée.

– Tenez la porte ouverte, Béjard ! mugiten s’épongeant Saint-Fardier père, qui s’était passionné pour cejeu comme un étudiant d’Oxford à un match de foot-ball.

Ganté de frais, la taille prise dans unpardessus de coupe irréprochable, la boutonnière fleurie, plussuperbe, plus maître de lui, plus dominateur que jamais, Béjarddevina la situation, et n’ayant plus rien de commun avec sonancienne créature, tenant surtout à affirmer qu’il la répudiaitsans merci, notre homme se prêta avec empressement à ce que lacohue attendait de lui.

S’effaçant contre la muraille, il tint laporte entrebâillée pour livrer passage à la victime. Son visages’éclairait d’une joie satanique. Vrai, il était propre à présent,le patelin lâcheur ! De son côté, Dupoissy reconnut son ancienassocié. Se voir ainsi houspillé devant lui ! C’était là lecoup de grâce, le suprême opprobre ! Franchement il neméritait pas ce surcroît d’ignominie ! Il concentra tout cequi lui restait de ressort, de flamme, d’énergie vitale, pourlancer au triomphateur un regard d’atroce rancune, quelque chosecomme une imprécation muette. Le crapaud doit avoir de ces regardssous le sabot d’un maroufle. Béjard ne broncha pas sous ce fluidevindicatif. Rien n’était, au contraire, plus flatteur pour lui. Aumoment où une dernière ruée accélérait l’essor du Sedanais et où ilfilait avec la véhémence d’un projectile devant le député Béjard,celui-ci lui fit une révérence profonde de tabellion qui reconduitun visiteur considérable.

Le Dupoissy alla rouler comme un ballot avariésur le pavé entre les deux trottoirs. Béjard le vit se ramasser,s’épousseter et se traîner, en longeant les murailles, avec desfaçons de limace.

Puis, lent et correct, sans s’occuperdavantage de cette épave, le grand homme laissa retomber la porteet entra dans le temple où l’attendaient les félicitations et leshommages d’une tourbe prête à le traiter comme Dupoissy le jour oùla Fortune cesserait de l’élire si manifestement pour sonfavori.

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