La Nouvelle Carthage

Chapitre 2LA CASQUETTE

 

À la recherche du logis des Tilbak, il s’étaitengagé dans le quartier des Bateliers.

On commençait à allumer les réverbères,lorsqu’il avisa une petite boutique portant pour enseigne :À la Noix de Coco, à l’étalage de laquelle s’amoncelaientles objets les plus disparates ; lunettes et boussolesmarines, coffres de matelots, chapeaux goudronnés, casquettes degrosse laine, paquets de tabacs anglais et américain enveloppés depapier jaune, tablettes de cavendish ou rôles de tabac à chiquer,canifs, crayons, flacons de parfum, savon de Windsor.

Quelque chose lui disait que c’était là lelogis de sa chère Siska. Il n’eut plus de doute en avisant, dans laboutique, une femme occupée à ranger les articles déplacés. Elletournait le dos à Laurent, et comme la pièce n’était pas encoreéclairée, il distinguait à peine sa silhouette, mais avant qu’ellelui eût montré son visage, il l’avait reconnue. Elle alluma lesquinquets. Il la voyait en face. C’était la même bonne figureouverte d’autrefois ; elle avait encore ses bandeaux decheveux crespelés, un peu grisonnants à présent, où les doigts dugamin s’embarrassaient et qu’il tirait sans pitié. Il demeurait enarrêt devant l’étalage, de l’air d’une pratique qui fait son choixet, comme la rue était plus sombre que la boutique, Siska avaitplus de peine à le distinguer. De temps en temps, tout en vaquant àla toilette de son magasin, elle lançait au quidam hésitant unregard à la dérobée. Cela ne mordait donc pas ? Que fallait-ilpour l’amorcer ? Pauvre femme ! Laurent se demandait sielle vendait beaucoup de ces articles ?

Siska, ne comptant plus sur ce client, allaitse retirer dans une chambrette au fond du magasin. En poussant laporte, il fit tinter une sonnette, elle se ravisa et vint à lui,avec cet empressement et ce sourire engageant des marchands devantl’acheteur.

De l’air le plus grave, Laurent lui demanda àessayer des casquettes. Elle le dévisagea, tâchant de juger,d’après le reste de son ajustement, quelle coiffure lui agréerait.Cet examen rapide lui donna sans doute une idée assez haute del’élégance de Paridael, car elle lui montra ce qu’elle« tenait » de plus cher dans ce genre d’articles, descasquettes marines de fantaisie comme en portent les passagershuppés. Mais Laurent demanda à voir des casquettes de paysan, deroulier, d’arrimeur, et feignit de jeter son dévolu sur d’énormesbourrelets en laine brune, à visière et à pompon.

Siska le considéra rapidement, avec méfiance.Un excentrique, pour sûr ! ou quelque sujet ayant de bonnesraisons pour se déguiser en dehors du temps de carnaval ! Riende propre en somme. Et elle mit le comble à la joie malicieuse deLaurent – qui épiait son manège du coin de l’œil, et sans oser laregarder en face de peur de se trahir – en enlevant rapidement letrousseau de clefs laissé sur le tiroir. Laurent eut l’occasion dese rappeler, par la suite, cette velléité de mascarade et cettefantaisie pour la coiffure plébéienne.

Gardant sur la tête un des spécimens les plustapageurs de l’assortiment, coiffure rogue qui eût fait les délicesd’un rôdeur de quai, il lui en demanda le prix. Elle eut alors unair de consternation si amusant, si sincère, qu’il ne parvenaitplus à se contenir. Tandis qu’elle lui rendait la monnaie sur unbillet de vingt francs, avec la hâte de quelqu’un qui voudrait sedébarrasser au plus vite d’un client louche, lui, au contraire,prenait son temps, n’en finissait pas de se mirer et d’ajuster sonemplette de la manière la plus impudente et la plus dégagée.

Enfin, les poings sur les hanches il se campa,falot, devant la marchande et la dévisagea obstinément… Et comme,intriguée par ce regard, la bonne femme changeait de couleur,retrouvant dans ses jeux une expression bien connue, Laurent luisauta brusquement au cou. Avec un cri, elle lui avait déjà ouvertles bras.

– C’est moi, Siska ! Moi, LaurentParidael… votre Lorki…

– Lorki !…, monsieur Laurent !Est-il Dieu possible ! s’exclama la bonne âme.

Elle le lâchait et se reculait pour l’admirer,l’étreignait de nouveau, rouge de plaisir et de confusion, et necessait de se récrier : « Voyez-vous ce vilainfarceur ! ce gamin qui me bernait avec tant desérieux ! »

Cependant, aux exclamations de Siska, Vincentétait accouru, pas moins agréablement surpris que sa femme. Ilspoussèrent Laurent par les épaules, dans leur petite chambre deménage.

Ce réduit ressemblait furieusement à unecabine. Le jour, une fenêtre aussi étroite qu’une meurtrière yrépandait une lumière glauque comme sous-marine. Ses industrieuxoccupants résolvaient chaque jour le problème d’y faire tenir leplus possible d’êtres et d’objets. Pas un pouce d’espace qui y fûtperdu. Cette chambre était enduite d’une couleur brune, jouantl’acajou, ornée de quelques gravures représentant des scènes devoyage ; il y avait sur la cheminée un trois-mâts enminiature, voguant à toutes voiles, chef-d’œuvre confectionné parTilbak, et quelques-uns de ces grands coquillages dans lesquels, enles appliquant contre l’oreille, on entend mugir l’Océan.

Laurent se trouva mis en présence d’unekyrielle d’enfants de tout âge. On lui présenta d’abord Henriette,une accorte ménagère. Un visage ovale, allongé sans disgrâce, desyeux bleus étonnamment doux, pour ainsi dire lactés, des bouclesblondes, une physionomie reposée et confiante ; toute lapersonne embaumait la candeur primordiale et la foncièrepureté.

L’existence pour Siska de cette adolescentehéritière ne laissait pas d’intriguer Laurent. Devinant qu’ilsupputait les années écoulées depuis leur mariage, Vincent profilad’une sortie de la fillette pour lui dire à l’oreille, avec un coupde coude et le bon rire franc et luron, et le clin d’œil dontl’homme du peuple accompagne généralement sesgaillardises :

– Dame ! monsieur Laurent ! LorsqueSiska vous avait mis coucher, il nous fallait bien passer le temps…La mijaurée ne m’allongeait des claques et ne me tenait à distanceque devant vous.

Et Laurent se rappela certaine maladiemystérieuse de la servante, et aussi avec quelle joie et quellebonté Jacques Paridael la vit revenir après une villégiature d’unmois.

Après Henriette venait Félix, un membrunoiraud de quatorze ans ressemblant au père, et que Door Bergmansavait engagé comme saute-ruisseau et « garçon decourses », puis Pierket, un délicieux garçonnet de douze ans,aux cheveux blonds comme sa mère et sa grande sœur, mais avec lesvifs yeux bruns et le teint un peu ambré de son père et deFélix ; et Lusse, une bambine de six ans à peine – laminiature de sa mère.

Que de confidences et d’épanchements !Laurent raconta aux Tilbak ce qui s’était passé depuis le renvoi deVincent, mais une pudeur l’empêcha de parler de Gina. Il n’étaitpas sûr de la détester autant qu’il l’aurait voulu. Ne venait-ilpas de l’évoquer au bord de l’Escaut ?

Sollicité par son élément favori, mais forcéde renoncer à la navigation hauturière et même au cabotage, Vincentcumulait les fonctions de marinier, passeur et conducteurd’allèges ; il conduisait aussi jusqu’au bas de la rivière,les « commis de rivière », envoyés parles trafiquants àla rencontre des navires signalés au pilotage.

– Et vous, qu’allez-vous devenir ?demanda Vincent avec cette rondeur des dévouements qu’on nepourrait jamais taxer d’indiscrétion.

Le jeune homme l’ignorait lui-même. Il n’avaitrien à attendre des gens de sa famille, et ses cent francseussent-ils représenté une rente suffisante, qu’il n’était pasd’âge à paresser.

– Si je vous ai bien compris, reprit le maride Siska, vous préféreriez à un emploi sédentaire une besogne quivous permettrait d’aller et venir et de vous donner du mouvement.Je tiens peut-être votre affaire. Un chef de « Nation »de mes camarades a besoin d’un employé qui l’aide dans ses calculset dans la surveillance de la besogne, au chantier et à l’entrepôt.Faut-il lui parler ?

Laurent ne demandait pas mieux ; il futconvenu qu’il reviendrait prendre des nouvelles le lendemain.

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