La Nouvelle Carthage

Chapitre 4CONTUMACE

 

Laurent commença par se loger au fin fond deBorgerhout près d’une coupure de chemin de fer, non loin d’une voied’évitement sur laquelle ne roulaient que des convois demarchandises. C’était un coin de la suggestive région observée,autrefois, de la mansarde chez les Dobouziez. L’agglomérationcitadine y dégénérait en une banlieue équivoque, clairsemée demaisons comme si leurs tènements s’étaient mis à la débandade,cabarets à tous usages, fourrières, chantiers de marbriers, defiguristes et d’équarisseurs. De la suie aux murs, de l’herbe entreles pavés. Pour monuments : un gazomètre dont l’énorme clocheen fer s’élevait ou s’abaissait dans sa cage de maçonnerie armée debras articulés : un abattoir vers lequel des toucheurspoussaient leurs troupeaux sans méfiance, puis une casernedespotique engouffrant des victimes non moins passives, tousédifices d’un rouge sale, d’un rouge de stigmatessanguinolents.

D’heure en heure le sifflet des locomotives,la corne du garde-barrière et la cloche de l’usine se donnaient laréplique, ou les clairons des conscrits, pitoyables se mariaientaux râles des ouailles. Jusqu’aux remparts des fortifications lesterrains vagues alternaient avec des préaux où quêtaient des chiensgratteleux ; des jardins embryonnaires amenaient à de fadeschalets fourvoyés dans cette zone rébarbative comme un joli cœurdans un repaire de marlous.

Les petits chiffonniers avaient raclé depuislongtemps le goudron et défoncé ou disjoint les planches despalissades. Munis de profonds sacs en rapatelle, ils escaladaient,chaque matin, la cloison, après avoir exploré du regard l’enclaveabandonnée. Trifouillant du crochet et des pattes, ils exultaientlorsque, parmi les drilles, ils rencontraient une peau de charogne.Ils se disputaient cette trouvaille comme une pépite d’or oul’arrachaient aux roquets qui décaniliaient en grondant.

Les péripéties de cette cueillette firentlongtemps la seule distraction des matins de Paridael. Puis ilavisa des sujets d’étude plus relevés.

Autour du garde-barrière, un beau brin demâle, brunet et trapu, dont la physionomie loyale tranchait sur lagrimace et les convulsions de cette banlieue et de ces roguesindigènes, tournait, depuis quelque-temps, une particulière poteléeà souhait, blonde et radieuse comme une emblavure, la carnationrose un peu fouettée de roux, mais des lèvres si rouges et sifriandes et des yeux si enjôleurs !… Ses frais atours decamériste huppée ; ses jolis bonnets blancs et ses tablierssans macule apprirent immédiatement à Paridael qu’elle étaitétrangère à ces parages. Sans doute, au hasard d’une flânerie, elleavait passé par ici et remarqué le gars de bonne mine. Elle n’étaitpas la première qu’eussent intriguée les prunelles couleur de cafénoir, la tignasse frisottée et l’air sérieux, mais non maussade, ducostaud. Il avait, en outre, une façon militaire, tout bonnementirrésistible, de planter son képi, et sa veste de velours luiprenait la taille comme un dolman ! Voisines et pas seulementles plus proches ne passaient leur chemin qu’à regret en guignantle zélé manœuvre. Les plus hardies lui faisaient des avances, ne segênaient pas pour lui dire leur caprice tout en semblant gouailler,et barbelaient d’une convoiteuse œillade le lardon qu’elles luidécochaient.

La ligne étant peu importante, ce bien-voulucumulait les fonctions de garde-barrière et d’aiguilleur. Mêmel’entretien du palier lui incombait comme à un simple hommed’équipe. Les évaporées le trouvaient toujours occupé. Sourd àleurs agaceries, un peu fier peut-être et les jugeant trop libreset trop trivales, il enchérissait sur son labeur, et lorsqu’ilavait fini de sonner de la corne, de présenter, de dérouler et deplanter son drapeau, d’ouvrir et de fermer la barrière, ils’empressait de brouetter le ballast, de recharger la voie etd’huiler les aiguilles.

La soubrette aux blancs bonnets ne se laissapas rebuter par ces façons dédaigneuses ou farouches. Plus mignonneet de meilleur genre que les commères du quartier, à la fois plusdiscrète et plus affriolante, doucement elle apprivoisa le sauvage.Il commença par se redresser lorsqu’il peinait, plié en deux, surle railway, et par soulever légèrement sa casquette pour répondre àson bonjour ; la semaine d’après il venait à elle, un peubenêt, en rougissant, pour lui parler de la pluie ; la foissuivante, accoudé à la barrière il lui contait des balivernesqu’elle humait comme paroles d’évangile. On eût dit que, pour lesimportuner, les trains tapageurs défilaient en plus grand nombre cejour-là. Mais elle attendait que le jeune homme accomplît sesmultiples corvées, suivait ses mouvements, ravie de ses alluresaisées, et ils reprenaient, ensuite, la causerie interrompue…

La conjonction graduelle de ces deux simplesamusa beaucoup Laurent Paridael, conquis par leurs ragoûtants typesde brun et de blonde, si harmonieusement assortis.

Auparavant il avait lié connaissance avec legarde ; aux heures de trêve, il lui offrait des cigares, luipayait la goutte et se faisait expliquer les particularités dumétier. Il le complimenta sur sa conquête, et lorsqu’il lestrouvait ensemble, d’un clin d’œil il l’interrogeait sur lesprogrès de leur liaison, et le rire un peu confus et l’œilémerilloné du galant lui répondaient éloquemment. Quant à lasoubrette, elle était tellement occupée à reluquer son élu ‘qu’ellene s’apercevait pas de ces signaux d’intelligence et de l’intérêtque Paridael portait à leurs amours. Cette félicité des autres,cette idylle de deux êtres jeunes et beaux, béatifiait etsuppliciait à la fois le fantasque Paridael, l’amant méconnu deGina.

Cependant les amoureux ne se possédaient plusde désir. Elle finit par aller le relancer dans sa maisonnette debois les nuits qu’il était de service. Un soir d’hiver qu’ilventait et neigeait, par la porte entrouverte, Laurent les vitblottis frileusement dans un coin, la fille sur les genoux dugarçon. Il n’y avait pas de lumière, mais le rougeoiement du poêlede fonte trahissait l’accouplement de leurs deux silhouettes.

Une bordée tirée de l’autre côté de la villeéloigna Laurent de ses protégés. En s’en retournant, il fut assezsurpris de ne voir le jeune homme ni sur la voie, ni dans lalogette. S’il se le rappelait bien, c’était pourtant cette semaineque le gars prenait le service de jour. Était-il malade ?L’avait-on remplacé ? Paridael s’inquiéta de cette absenceinsolite comme si le pauvre diable lui eût tenu au cœur par lesliens d’une amitié de longue date. Ce fut bien pis lorsqu’à la nuittombante, un autre que le personnage attendu vint relever l’ouvrierde garde. Cédant encore une fois à sa timidité, à cette pudeurqu’il mettait dans ses moindres sympathies, il n’osa pas s’informerdu déserteur. D’ailleurs Laurent ignorait son nom. Il lui eût falludonner un signalement, entrer dans des explications, et ils’imaginait que sa démarche paraîtrait étrange. Il rentra donc,mais la pensée de l’absent le tenailla toute la nuit, et la corne,soufflée par un autre, appelait au secours et sonnait l’alarme.

Le lendemain, le garde n’étant pas à sonposte, Laurent se décida à aborder son remplaçant.

Il apprit alors un funeste épilogue.

En dépit des règlements, sous la menace desamendes ou d’une mise à pied, au risque d’être surpris parl’inspecteur en tournée, l’amoureux ne quittait plus sa maîtresse.Or, une nuit, ils étaient si bien enlacés, tellement éperdus,lèvres contre lèvres, qu’il n’eut ni la force, ni même la présenced’esprit de suspendre ces délices pour signaler un train et barrerle passage. Peut-être comptait-il aussi sur la solitude etl’abandon absolus de la route à cette heure indue ? Unterrible gloussement de détresse suivi d’une volée de juronsl’avait arraché à son extase. Lorsqu’il se précipita surl’entrevoie, le train venait de stopper à quelques mètres de sonposte après avoir écrabouilllé un vieux couple lamentable.

Certain de devoir payer chèrement sanégligence, le coupable n’avait pas attendu le résultat del’enquête, mais s’était sauvé pendant que robins et gendarmesinstrumentaient contre lui. Il avait d’autant mieux fait deredouter les sévérités de la Justice, que les deux valétudinairessupprimés pendant cette veillée d’amour étaient de richissimesgrigous et que leurs hypocrites héritiers devaient bien à leurmémoire de poursuivre sans merci l’instrument de leur massacre,alors même qu’au fond de l’âme ils bénissaient probablementl’intéressant homicide.

La néfaste amoureuse disparut en même tempsque son possédé et personne n’ouït où ils se cachaient. JamaisLaurent ne les revit. Mais, depuis cette aventure fatale, chaquefois que rauquait la corne d’un garde-barrière ou qu’il apercevaitla cuve noire d’un gazomètre surplombant une hargneuse étenduefaubourienne, qu’il lui arrivait de respirer l’âcreté du coke, –surgissaient aussitôt les jeunes gens accoudés à la barrière, lui,hâlé comme un faune, habillé de pilou mordoré, la corne de cuivresuspendue en sautoir à un bandereau de laine rouge ; elle,blonde, rose, prête à défaillir et, avec sa cornette et son tablierblanchissimes, appétissante comme le couvert d’un festin[14].

Pour secouer ses regrets de la disparition dugarde-barrière, il changea momentanément de pénates et battit enexplorateur cette campagne anversoise que le souvenir des émigrantsruraux lui rendait chère. Willeghem devint même pour lui comme unbut de pèlerinage.

D’ailleurs, sans le quitter, sans cesser d’enfouler le sol et d’en respirer l’atmosphère, Laurent ressentaitpour son pays la dévotion meurtrière, le voluptueux martyre del’exilé. Il voyait, il percevait les moindres objets du terroiravec une intensité sensorielle que connaissent ceux-là seuls quireviennent après une longue absence ou qui partent pourtoujours ; ceux qui ressuscitent ou qui meurent. C’estseulement au rivage natal que les trois règnes de la nature separaient de cette fraîcheur, de cette jeunesse, de cet attrait, dece renouveau éternel.

Sa piété fervente s’étendait des êtresbesogneux et des quartiers excentriques de la grande ville, au solgâcheux ou aride, au ciel hallucinant, aux blousiers taciturnes dela contrée, à ces steppes de la Campine que le touriste redoutecomme le remords.

Affrontant ouragans et giboulées, il sepromenait par tous les temps.

En pleine bruine automnale, il tomba souventen arrêt devant un porte-blaude, arpentant la glèbe à largesenjambées et l’ensemençant d’un geste rythmique et copieux. L’été,un faucheur aiguisant gravement sa faux sur l’enclumette, lefaisait demeurer sur place, comme un fidèle devant un épisodesymbolique de l’office divin. Il élisait entre tous le villagevoisin de Willeghem où cette apparition s’était produite,retournait souvent se promener de ce côté, mais, subissant toujourscette vague pudeur, n’osait rien pour se rapprocher du sculpturalpaysan.

On le pénétrait encore, à la moindre odeur depurin, ce soir d’avril où un rustaud trimbalait sa tinette etaspergeait, à pleines écopes, les soles en gésine. Le mépris de cevillageois pour le printemps attendri et chatouilleur, le flegme dece fessu maroufle, à la pulpe mûre, aux cheveux filasse, en vaquantd’un pas appuyé à sa besogne utile, mais inélégante, le violentcontraste du substantiel pataud avec la mièvrerie ambiante,conquéraient d’emblée Laurent Paridael et, du même coup, le décoravrilien, l’énervement de l’équinoxe, la langueur à laquelleLaurent inclinait, la présence dont il venait de jouir, lui parutinsipide et frelatée comme une berquinade. Il n’avait plus de sensque pour ce jeune cultivateur. Ce même rural accosté par Laurent,cessait un instant de triturer le compost et de stimuler la glèbe,et narrait épanoui, simplard, en se grattant l’oreille :« Oui, tel que vous me voyez, monsieur, à quatre garçons duhameau nous fîmes notre première communion le jour même où noustombions au sort ! »

Et cette coïncidence du sacrement balsamiqueavec la brutale conscription ne se délogea jamais du cerveau deLaurent, et lui fut inséparable d’un mélange d’encens pascal et depouacre purée, comme de l’odeur même du jour où ce faitexceptionnel lui fut raconté.

À cette impression se rattachait intimementcelle d’une matinée passée dans la noue avec une horde de vacherset de vachères. Un grand sécheron de fille garçonnière commandaitla bande déguenillée et surveillait la cuisson des pattes degrenouilles pour raccommodement desquelles la généraleréquisitionnait le beurre de toutes les tartines du clan. Lesmenottes alertes entassaient sous la casserole, comme au bivac,bois mort et fouées. Le rissolement du fricot semblait unartificiel frisselis de feuilles.

Paridael s’ébaudissait ce jour-là ensauvageon, en primitif ; il en avait même oublié son deuil etsa rancœur, mais en moins d’un instant cette rare gaietétomba : un des petiots, saoulé de genièvre par un mauvaischarretier, dormait le long de la haie ; on avait beau lesecouer, il ronflait, baveux, abruti comme un alcoolique ; leschenilles velues provoquaient un frisson sous son derme rugueux, etles taons rageurs et moites qui faisaient s’ébrouer et ruer là-basune compagnie de poulains, arrachaient de temps en temps au dormeurune gouttelette de sang, couleur de mûre écrasée, et un vagissementqui criait vengeance au ciel.

D’autres fois, Paridael remontait oudescendait les longs et droits canaux flamands, à bord d’un bateaud’intérieur. Il vivait la vie des gabariers, partageait leursrepas, dormait dans leurs cabines proprettes et mignonnes comme unboudoir de poupée, prêtait un coup de main à ses hôtes, maiss’éternisait, les trois quarts du temps, dans un rien-faire absolu,goûtait le délice de se morfondre, et de glisser, au fil de l’eau,sans bouger et d’être, à son tour, la chose immobile, passive,irresponsable, devant laquelle processionnaient les saules,génufléchissaient les oseraies, s’attroupaient des villages, sepiétaient des clochers. Et les manœuvres, toujours les mêmes,répétées, aux diverses étapes, dans des sas construits sur l’uniquemodèle, les haltes en attendant l’éclusée, les bateaux du traits’alignant, s’accotant dans la retenue, tandis que l’éclusieractionne les vannes, et que les carènes descendent avec le niveauqui baisse ! Et les mêmes colloques geignards s’engageant, depont à pont, entre les ménagères !

Parfois dans la dolente ritournelles’introduit une modulation imprévue.

Sitôt le bâclage opéré, un des aides profitedu relais pour sauter à terre, déchausse une motte de gazon, aumoyen de sa jambette, et, regagnant le chaland, se met en devoir detasser cette herbe vive dans la cage de l’inséparable alouette.Sensible à cette attention, l’aimable captif accueille le régal parune vocalise étourdissante. Mais à cette allégresse intempestive,le vieux patron qui, ne pouvant venir à bout d’une manœuvre,bougonne et tempête depuis une minute, en réclamant son auxiliaire,l’avise à l’arrière du bateau et le relance au moment même où ilrefermait précipitamment la cage. Ah ! le fainéant ! Àlui cette bourrade, à lui ce coup de pied ! Le déserteur parela torgniole, embourse la ruade, pirouette stoïquement surlui-même, sans une plainte, sans une riposte. Sa large bouchetressaille nerveusement, il rougit sous le hâle, mais ses grandsyeux ne s’humectent pas. Ce qui le désarme, c’est moins la joie del’oiselet que le regard affectueux et apitoyé que lui adresse labatelière, leur patronne et leur mie ! Ah ! pour seconcilier la chère femme, il encourra volontiers les brutalités dupatron ! Il se moque autant de la rage du mari que desaboiements du cabot.Parbleu, le servile roquet tient pourle baes, tandis que l’alouette est à labazine !

Et le voilà, sans rancune, qui se remet àl’œuvre ! Lui aussi y va de sa chanson ! Hardi lepetiot ! Les vannes se rouvrent, le toueur repêche la chaînesans fin, et d’un bord à l’autre les aides-bateliers assujettissentet se passent les amarres.

Les bateaux s’émeuvent, reprennent la file.Lentement, tout droit, vers le Rupel, le trait dévale.

Laurent vaguait aussi, en malle-poste, par lescampagnes si lointaines et pourtant si proches ! Entre Beverenet Calloo, dans le pays de Waes, on percevait le bruit rythmiquedes fléaux battant l’airée. Le conducteur retint ses chevaux. Unefille, un peu dépoitraillée, luisante comme la pomme du pays,accourt, grimpe le talus de la chaussée, à temps pour attraper unpaquet que lui jette le postillon. D’un mouvement sec, elle faitsauter le cachet ; hésite au moment de déplier la lettre, puisse décide à en prendre connaissance.

Pas un muscle de son visage ne bouge ;mais Laurent croit entendre panteler son cœur. Et les batteursimmobiles, torses nus, le coutil bridant leurs cuisses – deuxbronzes rosâtres dans le clair-obscur de la grange, – baignés d’unesueur plus volatile que liquide, – les batteurs attendaient aussila nouvelle avec une certaine solennité. Une lettre denotre Jan, son frère, le « fils de la maison »ou de mon Frans, le promis, soldat à Anvers ? A-t-ileu la main malheureuse dans une bagarre, agonise-t-il à l’hôpitalmilitaire, la lettre vient-elle de la prison de Vilvorde ?Laurent se pose ces questions. Il brûle d’interroger la jeunepaysanne. Elle rentre dans la ferme. Il attendra toujours laréponse. La diligence poursuit sa course. Les grelots dindrelindentrailleusement au collier des chevaux, le fouet claque sansvergogne, il fait fastidieusement chaud, une de ces chaleurs deplein jour qui nous porteraient à maudire le soleil et à regretterl’hiver. La cloche de Calloo sonne son midi mélancolique, l’heuresi longue à sonner semble dire la cloche !… Les grillons serâpent rageusement les élytres. Et Laurent va toujours, toujours,vers un but qu’il s’est donné au hasard… Mais toujours, toujours,demain, après, fatalement, l’unique ferme du voyage, lapataude angoissée et les deux gars, moitié nus, jouant le bronze…Car sa seconde vue avertit le passant que la nouvelle est mauvaise.Il voudrait rebrousser chemin, consoler la belle terrienne ;il se sent capable de veiller, avec eux, l’ombre du mort. C’en estfait. Loin, bien loin déjà, il ne repassera de la vie par cetteroute. Mais il tient un souvenir de plus pour lui étreindre le cœurpar les chaleurs suffocantes des canicules. Le tintement d’unecloche de village, la pâmoison des mouches dans le coup de soleil,les grillons grinçant des ailes, lui reprochent toujoursl’image de gens qu’il aurait pu plaindre et aimer…

Ainsi, quantité de scènes indifférentes pourle vulgaire et pour les observateurs de métier, un visage entrevu,un passant coudoyé, un regard intercepté, une allure topique,laissaient d’ineffaçables traces dans sa vie. Il entretenait debourrelants regrets de compagnons d’une courte traite, derencontres sans conséquence ; inconsolable des bifurcations dechemin que la destinée impose aux voyageurs les mieux assortis.

De continuelles nostalgies le labouraient. Illui prenait des envies lancinantes de conjurer coûte que coûte desvisions fugaces ; il appétait ces apparitions bienvoulues et,dans sa mémoire, les souvenirs sympathiques se bonifiaient, secorsaient comme un vin généreux.

Une douce et noble figure de peuple, un grandgars basané, aux profonds yeux scrutateurs, penché à la portièred’une caisse de troisième, dans un train qui croisait le sien. Etil n’en fallait pas davantage à Laurent pour se rattacher cet êtrequ’il ne reverrait plus. Il savourerait dans l’éternité cetteminute trop rapide ; rien ne s’éventerait de l’atmosphère dece moment : c’était près d’un viaduc et dans l’air ondoyaientune odeur d’eau stagnante et une chanson de haleur. Effluenceboueuse, triste mélopée encadraient la noblesse suprême del’attitude et les grands yeux affectifs de l’inconnu…[15]

Pareils incidents devenaient pour Laurent destableaux très poussés, d’une couleur magnétique, d’une pâteragoûtante, mais avec, en plus, le parfum, la musique, le symbole,et ce je ne sais quoi qui différencie des autres les êtres et lesobjets élus. Quels chefs-d’œuvre, se disait-il, si on parvenait àrendre ces tableaux comme il les revoyait et les ruminait, lui, enfermant les yeux !

Celui-ci encore :

Un valet de ferme rentrait à l’écurie seschevaux dételés, mais non dépouillés du harnais. L’avant-train desbêtes s’engageait déjà dans l’ombre, les croupes seules luisaientau clair-obscur sous la porte charretière. Dehors, le palonnier auxpoings, le domestique, un gaillard râblé, d’une carre superbe, enmanches de chemise, vu de dos, obliquait et se penchait un peu versla droite, dans l’action de retenir les animaux trop impatients. Onaurait entendu le hiu ho ! du paroissien, ou sonclaquement de langue flatteur, ou son juron impératif, mais ongardait, avant tout, le dessin de son geste, tant cette impulsiondu corps était trouvée, unique, inséparable du personnage,harmonieuse et comme sublimée.

Avec le rappel mental de ce geste, Laurentreconstituait la scène dans ses détails accessoires. À la vérité,elle résidait tout entière dans ce mouvement qu’il avait essayé dereprésenter à Marbol.

Désespérant de se faire comprendre, ilentraîna de force le peintre, devant la ferme où s’était produit cegeste capital. Ils se tinrent à l’affût vers le soir, mais, aprèsavoir vainement guetté le modèle, Laurent s’informa de lui auprèsdes gens de la ferme.

C’est à peine si ces rustauds reconnurent leurpareil, ou du moins un des leurs, au portrait exalté qu’il traça dupersonnage.

– Ouais ! Le« Frisotté » finit par dire une des servantes avec uneindifférence hypocrite, – car elle avait dû connaître de très prèset apprécier à l’œuvre de chair ce fier compagnon de travail, –notre bazine l’a congédié il y a huit jours, et nous ne savons pasoù il est allé se louer.

– Avoir mime pareil sous les yeux et lemettre à la porte ! clama Laurent avec une indignation àlaquelle cette matérielle valetaille ne comprit rien.

Marbol tenta de persuader à son ami qu’ilsretrouveraient bien la même attitude, le même coup de reinprofessionnel chez d’autres sujets de l’espèce du drôle éconduit.Et, en effet, pour flatter la manie de Paridael et le consoler decette déplorable éclipse, ils assistèrent à la rentrée de quelqueséquipages de cultivateurs. Mais, au moment attendu, l’encolure,l’habitude du corps, la dégaine de ces marauds n’était qu’uneparodie, une pâle contrefaçon, un à peu près maladroit, un piteuxsynonyme de la posture de Witte Sus. Marbol s’en serait contenté etavait même tiré son calepin de sa poche afin de crayonner cepériode caractéristique de la manœuvre, mais Laurent ne lui laissapas entamer le croquis et, comme Marbol le plaisantait sur sonexclusivisme, il répondit avec conviction :

– Ris tant que tu voudras, mon cher. Maissache bien que pour assurer à mes yeux la volupté, la caresse decette attitude du jeune pataud, j’irais jusqu’à me fairecultivateur ; oui uniquement, afin de prendre le gaillard àmon service. C’est peut-être un fort mauvais sujet, un caractèreintraitable, un serviteur malhonnête, mais, fût-il ivrogne,paillard et voleur, je lui pardonnerais ses vices comme simplespeccadilles à raison de sa plastique supérieure… Celui-ci et lesautres que nous avons observés ne manquent pas de galbe, jet’accorde que leurs mouvements sont identiques. Bref, c’est la mêmerecette, le même consommé : il n’y manque que le savouret.

– Eh bien, il est heureux que tu nesaches dans quelle cuisine ce savouret, comme tu l’appelles, estallé relever le potage !…

– Oui, car je serais capable de l’engagersur l’heure.

Et comme Marbol ricanait de plus belle.

– Oh ! tais-toi, supplia son ami. Situ étais vraiment artiste, tu comprendrais cela !

Et en retournant, abattu, renfrogné, il nedesserra plus les dents, de toute la route.

Peu à peu l’équilibre, l’eucrasie, le bonsens, la saine raison de Bergmans lui déplurent. Il se blasait surses amis. Il allait maintenant jusqu’à trouver son inséparabletriumvirat, trop tiède, trop prudent. Au peintre il reprochaitl’épaisseur, l’opacité de ses vues, son manque de curiosité etd’inquisition. La santé exubérante, les luxuriances,l’épanouissement, l’optimisme du génie de Vyvéloy ne luiprocuraient plus les jouissances d’autrefois.

Ses sorties amusaient beaucoup son petitcercle. Ils traitaient leur censeur en enfant gâté et leménageaient comme un cher convalescent. Leur bonté protectrice,leur mansuétude, leur indulgence, loin de calmer Laurent,achevaient de le mettre hors de lui et, ne parvenant pas à entamerleur sérénité, il leur brûlait la politesse, quitte à venir lesretrouver quelques jours après. Les autres ne lui gardaient aucunerancune, et lui passaient ses incartades et ses propos passionnéscomme autant de paradoxes et de sophismes d’un grand cœur.

Mais, hanté par ses idées biscornues, Laurentrêvait d’y conformer sa conduite. Le moment arrivait où ildépouillerait ses derniers préjugés et enfreindrait les conventionssociales. Ses allures excentriques lassèrent enfin la tolérance deses intimes et, en personnages ayant une situation à garder devantle monde, ils risquèrent quelques observations. Un jour, ilsl’avaient rencontré en compagnie d’une couple de drilles assurémentfort pittoresques, rôdeurs de quai, mauvais journaliers, modelés etnippés à souhait, mais d’une originalité par trop outrée, à qui,pourtant, de la meilleure foi du monde, il se flattait de lesprésenter. S’étant dérobés en toute hâte à cette compromettanteaccointance, ils furent taxés durement de philistinisme.

Cette fois Bergmans riposta sèchement.Paridael leur en demandait trop, à la longue ! La plaisanterietournait à l’aigre. S’intéresser au peuple qui travaille et quisouffre : rien de plus équitable. Mais se passionner pour lessacripants, frayer avec les irréguliers et la racaille, c’était seconduire en excentrique, pour ne pas dire plus ! Puiss’adoucissant, Bergmans tenta de montrer au dévoyé l’abîme verslequel il glissait ; il lui reprocha son désœuvrement, sa vieà part, ses chimères, s’offrit même de le placer chezDaelmans-Deynze[16].

Paridael refusa net. La plus légèredépendance, le moindre contrôle lui répugnaient comme unechaîne.

Quelquefois, sensible à une parole émue ilpromettait de se ranger ; il ferait un effort et secontenterait de l’existence commune aux gens rassis ou du moinsplus posés ; mais ces sages résolutions l’abandonnaient aupremier froissement que lui causaient la platitude et laméconnaissance bourgeoises.

Les pronostics du cousin Dobouziez pesaientsur lui comme une malédiction ; cet homme positif etclairvoyant avait scruté l’avenir de ce parent exceptionnel.

Laurent en arrivait à se souhaiterirresponsable, à envier les internés criminels ou fous, que neronge plus le souci du pain quotidien et de la lutte pourl’existence. Sa bonté évangélique, une bonté hystérique comme celledes franciscains d’Assise, s’effrénait et le poussait aux dernièresconséquences du panthéisme. Fataliste, il se croyaitprédestiné ; sans ressort, sans foi, sans but, il souhaitaitmourir et se replonger dans le grand tout, comme une pièce ratéeque le fondeur remet au creuset. Après l’éparpillement de sesatomes et la diffusion de ses éléments, l’éternel chimiste lescombinerait une autre fois avec plus de profit pour lacréation.

La visite que Laurent fit, au plus fort decette crise, à une maison pénitentiaire, exaspéra ces délétèresnostalgies :

« Des malades, des inconscients, desmalheureux ! » plaidait-il, au retour de cette excursion,devant le tribun, le peintre et le musicien. « Les bayeurs,les effarés, les éblouis, les éperdus, aux grands yeux visionnairesqui ne comprennent rien au monde et à la vie, au Code et à lamorale, – des faibles, des pas-de-chance, moutons toujours tondus,instruments passifs, dupes qui coudoyèrent toutes les scélératesseset demeurèrent candides comme des enfants ; débonnaires qui netueraient pas une mouche quoique des escarpes les aient associés àleurs entreprises ; viciés, mais non vicieux, souffre-douleurautant que souffre-plaisir…[17]

– Parlerais-tu pour toi ?interrompit Marbol.

– Un artiste, toi ! fulmina Paridaelsans répondre à cette pointe. Qu’as-tu souffert pour ton art, quelui as-tu sacrifié ? C’est là-bas que j’en ai rencontré un,d’artiste ! Et un vrai, et un sincère va !… Après m’avoirpromené d’atelier en atelier, le directeur me fit entrer dans uneforge modèle. Figurez-vous une triple rangée d’enclumes, autant desoufflets rythmant à leur haleine éolienne la danse rouge desflammes ; une centaine d’hommes, le poitrail et le ventreprotégés par le tablier de cuir raide comme une armure, pileux,hirsutes, noircis, formidables, leurs bras nus aux musclessaillants battant allègrement du marteau ; un tonnerre et unetempérature de cratère en éruption ; une affolante dissolutionde limaille dans la sueur humaine ; des éclairs de coupellealternant avec des girandes de feu ; et, s’éclaboussantd’étincelles, des torses comparables à celui du Vatican.

À part ses dimensions énormes et son appareilplus nombreux, rien ne distinguait cependant cette forge de cellesque nous avons rencontrées ; les forgerons robustes etmagnifiques ressemblaient à tous les forgerons du monde.L’activité, la fièvre, l’émulation régnant dans ce hall immenseétaient ni plus ni moins édifiantes que celles d’un atelier detravailleurs libres, et on eût stupéfait maint criminaliste, versédans la science de Gall et de Lavater, en lui révélant les tares etles incompatibilités de ces athlètes de mine surhumaine.

En passant entre les files d’enclumes, un desfrappeurs surtout me conquit par ses dehors : c’était ungaillard chenu, bien découplé, d’une physionomie douce et pensive,d’au plus trente ans. Le directeur m’avait montré dans ses salonsd’admirables objets en fer battu rappelant ou plutôt perpétuant lesexquises ferronneries du Moyen-Âge et de la Renaissance.

« Voici me dit-il, l’auteur de cesmorceaux ! » et au marteleur qui ne cessait de corroyerle métal en ignition : « Karel, ce Monsieur a bien voulutrouver quelque mérite à vos menus ouvrages. – Non pas quelquemérite, mais le plus grand mérite ! rectifiai-je avecempressement. Ces grillages de fenêtre, ce foyer, ces torchères,cette rampe d’escalier sont tout bonnement superbes, et je vous enfélicite de grand cœur ! » À l’accent convaincu, àl’expression catégorique de mes louanges, le visage sérieux ducolon s’illumina d’un pâle sourire, ses prunelles orageusesirradièrent ; il me remercia d’une voix douce et pénétrée,mais sourire, intonations et regards étaient tellement poignantsque si j’avais insisté, et pressé sur la même fibre, l’expressionde la gratitude du pauvre diable se fût résolue, sans doute, dansles larmes et les sanglots. Du coup, je me sentis encore plusbouleversé que lui et après avoir touché furtivement sa maincalleuse, je m’éloignai rapidement, la gorge serrée et unbrouillard devant les yeux.

« Figurez-vous, me dit mon pilote,lorsque nous fûmes sortis et tandis que je me détournais pour luicacher mon trouble, que j’avais très avantageusement placé cegaillard-là chez le maréchal du village. Il gagnait un honnêtesalaire et son baes le traitait avec force ménagements. D’ailleurs,j’avais pu recommander le sujet en toute confiance. Il avait falludes afflictions infinies, la mort des siens, foudroyés pendant ladernière épidémie de typhus, pour le réduire au désespoir, àl’ivrognerie, à la misère et le faire échouer au seuil du Dépôt. Jeme flattais de l’avoir réconcilié avec la vie et avec la société.Eh bien, ne s’est-il pas avisé de quitter brusquement ses patronset de venir sonner à notre porte. Amené devant moi, il m’a suppliéde le reprendre. Vous ne devineriez jamais sous quelprétexte ? Cet original trouvait en dessous de sa dignité delouer ses bras à un forgeron de village qui les employait à destravaux grossiers et il s’estimait beaucoup plus heureux des’appliquer comme réclusionnaire, au Dépôt, parmi des rafalés, àdes ouvrages de choix, à des travaux d’art du genre de ceux qu’onentreprend ici. Naturellement, je refusai de me prêter à cettesingulière fantaisie et croyant lui avoir démontré l’absurdité desa préférence, je l’éconduisis en lui promettant de lui chercher unatelier plus digne de son talent. Il n’objecta rien à mes raisons,sembla se soumettre, mais il me dit au revoir d’un ton sarcastique,tout à fait contraire à sa nature. Deux mois après cette entrevue,il me revenait mais, cette fois, escorté par les gendarmes, avec lafourgonnée quotidienne de canapsas que nous adresse l’autoritéjudiciaire ; il se faisait admettre non plus par faveur, maisde droit, bel et bien nanti, en manière de lettre d’introduction,d’une patente d’incorrigible pied-poudreux. Et lorsqu’il a eu purgésa peine, pour lui épargner des récidives, j’ai consenti à legarder. Seulement ne répétez pas cette histoire, car, si ellearrivait aux oreilles du ministre, ma complaisance serait peut-êtresévèrement jugée. Et pourtant ma conscience m’approuve ! Lemoyen d’en agir autrement avec ce diabled’aristocrate ? » Le croirez-vous, loin de le blâmer, jefélicitai sincèrement ce fonctionnaire compréhensif et lui sus gréde ses bontés pour un des seuls complets artistes, un des vraisaristocrates, – c’était le mot – que j’eusse rencontrés… Oh !rassieds-toi Marbol, et toi aussi Bergmans, je n’ai pas fini… Notrepromenade s’acheva dans un mutisme lourd de pensées. Je mereprochais ma pusillanimité à l’égard de celui qui était resté dansla forge. J’aurais dû sauter au cou de cette victime des maldonnessociales et lui crier : « Moi je te comprends,orgueilleux misérable ! Combien ton apparente partialité estplausible ! Je partage ta prédilection pour cet asile où tu telivres sans entrave à la fantaisie créatrice, où celui qui te paiene met pas aux prises ta conscience et ton intérêt. Combiend’artistes ne t’arrivent pas à la cheville ! Puis, mon brave,je te devine un caractère trop impressionnable pour qu’il te fûtpossible de te rapatrier avec la géométrique humanité. Une premièredéfaillance te mettait au ban des mortels ostensiblement vertueux.Un faux pas t’aliénait à jamais ces austères équilibristes. Tupréfères à cette société hypocrite et rectiligne tes pairsétranges, tes compagnons de bagne. Tu vis sans mortification, tuproduis à ta guise ! Ce pain que tu manges, aucun compétiteurne te l’arrachera ; encore moins le voles-tu à ton frère dansla détresse. Plus de lutte pour l’existence, cette lutte qui finitpar déteindre sur l’artiste. Pas de marchand, pas de parades, pasde public. Autour de toi de pauvres êtres qui, sans mieuxcomprendre nécessairement ton œuvre que les connaisseurs patentés,excusent et respectent ton art, ton vice, ton vice rareparce que tu ne songes pas non plus à leur faire un grief de leursubversive originalité ». Après cette apologie du rafaléet de l’insoumis, une terrible discussion s’engagea entre Laurentet ses compagnons, quoique ceux-ci eussent tout fait pour rompreles chiens. Ces scènes se renouvelèrent, arrachant chaque fois unlambeau à l’ancienne intimité, et Laurent finit par ne plus voirses féaux d’autrefois.

Il se replongea plus avant dans les quartiersextrêmes illustrés par les amours du garde-barrière ; pratiquales repaires de la limite urbaine, les coupe-gorge du Pothoek et duDoelhof, les ruelles obliques du Moulin-de-Pierre et du Zurenborg,dont la vue lui pénétrait le cœur, lorsqu’il était enfant, et luiinspirait une curiosité mêlée d’angoisse et une pitié malsaine,cette zone excentrique, à l’est de la ville, véritable vestibuledes Dépôts, salles d’attente des Maisons centrales, grouillantesmaladreries morales.

Il battit aussi l’immense région des Bassins,commençant devant l’ancien Palais des Hanséates, dégarni de soncampanile et de l’aigle impériale, et présentant une successionininterrompue de réservoirs quadrangulaires, énormes et solidescomme ces arènes inondées servant aux naumachies des Césars.Cependant les navires y affluaient en masses si compactes que, plusd’une fois, Paridael traversa ces docks, à pied sec, comme sur unpont de bateaux. Sans trêve on en creusait d’autres plus profondset plus vastes encore. À peine inaugurés, ils se trouvaientinsuffisants pour les flottes marchandes qui s’y rencontraient descinq parties du monde, et, derechef, la métropole, glorieuseMessaline du négoce, insatiable et inassouvie, s’élargissait lesflancs pour mieux recevoir ces arches d’abondance et, toujoursstimulée, luttait d’expansion et de vigueur avec ses copieuxtributaires[18].

Et sans cesse une armée de terrassiers duPolder s’évertuait à creuser, pour la reine de l’Escaut, un lit àla taille de ses amants.

Mais si elles étaient exigeantes, du moins cesamours étaient fécondes.

Le long des quais, alentour de chaque bassin,se déployait un appareil de grues et de chèvres actionnées par lesforces de l’eau et de la vapeur et desservies par des théories dedébardeurs herculéens. Inquiétantes à l’égal des engins debalistique et de ces machines de siège, inventées autrefois parGiambelli, l’Archimède anversois, pour couler et fracasser lesgalions de Farnèse, leur bras démesuré brandi comme une menaceperpétuelle vers le ciel, elles n’arrachaient plus les navires àleur élément, mais après avoir plongé, comme un poing armé duforceps, leurs crocs d’acier au tréfonds des cales, elles enguindaient, sans trop grincer des chaînes et des dents, lescargaisons recélées dans ces entrailles éternellement engésine.

Communiquant avec les docks et avec la radepar de puissantes écluses pourvues de passerelles et de pontstournants s’alignaient les cales sèches, ainsi qu’un hôpitalattenant à une maternité. Là se ravitaillaient les vaisseauxmalades ou blessés. Une nuée d’opérateurs, calfats, peintres,étoupeurs, entreprenaient la carène avariée, l’écorchaient,l’adoubaient, la blindaient, la suiffaient, la peignaient àneuf ; et la rumeur des percussions, des maillets et des pics,couvrait les giries des cabestans, le sifflet des sirènes et lefracas du portage.

Puis, après l’hôpital, la fourrière, lamorgue. Des champs incultes où des carcasses de navires, couchéessur le flanc, lézardées, rongées de varech, lépreuses, la mined’incurables, de baleines échouées, attendaient qu’on les déchirâtou achevaient de pourrir comme une charogne parmi les détritus etles menues épaves. La Gina ne serait-elle pas venue échouer en cetendroit ? Parfois Laurent tentait de reconnaître ces planchesde rebut.

Puis il poursuivait encore. Il tournait lesentrepôts de matières inflammables. Des magasins de pétrole et denaphte s’immergeaient comme des îlots dans des bas-fondsmarécageux. Ici s’arrêtait, pour le quart d’heure, l’industrie dela grande ville. Barrant l’entrée de la campagne, vers Austruweel,régnaient les glacis de la vieille citadelle du Nord, forteresse derebut, boulevard encombrant et démodé, épouvantail déchu,poulailler chétif dont la ville utilitaire venait d’obtenir lacession et qu’elle s’empresserait de saper pour la convertir, commeses autres annexions, en darses, en docks, en hangars, en calessèches. Ah ! que ne pouvait-elle en agir de même avec tous cesretranchements et ces remparts dont on s’obstinait àl’entourer ! Car la cité, essentiellement marchande, subit àcontre-cœur son rôle de place forte, quoiqu’elle y ait étéprédestinée dès l’origine, par ce burg romain, son berceau, dont onvoit encore aujourd’hui les vestiges et d’où la poésie spoliée ettravestie guette son chevalier, comme, aux premiers jours, Elsa deBrabant, marquise d’Anvers, conjurait l’apparition de Lohengrin,son vicaire, dans le sillage éblouissant du cygne fatidique.

Gardant au cœur un dernier scrupule filial, aulieu d’abattre le vénérable donjon, Anvers se contente de lebafouer en le flanquant de deux promenoirs aussi mesquins que despraticables d’opéra-comique.

Mais elle n’userait même pas de cescontestables égards envers les bastilles plus récentes.

Elle maudit comme une détestable servitudel’enceinte de fortifications que ses princes ne consentent àdémolir de siècle en siècle que pour les transporter plus loin etles rendre inexpugnables.

La Pucelle d’Anvers, plus hautaine quebelliqueuse, foulerait volontiers aux pieds la couronne créneléedont on la coiffa de force.

L’histoire ne laisse pas de justifier larépugnance de la métropole pour cette toilette guerrière. Au lieude la préserver, ces murailles et ces remparts attirèrent de touttemps sur elle les pires fléaux. Assiégée durant des mois,bombardée, puis forcée, envahie, pillée, saccagée, mise à feu et àsang, dévastée de fond en comble par les soldatesques étrangères,notamment lors de cette Furie espagnole, si bien nommée,elle faillit ne plus en réchapper, ne jamais se relever de sescendres et disparaître avec sa fortune. Mais grâce à son fidèleEscaut, qui lui tient lieu à la fois de Pactole et de Jouvence,elle renaît chaque fois plus belle, plus désirable et recouvre mêmeau décuple sa prospérité ravie. À mesure pourtant qu’elles’enrichit, elle devient hargneuse et égoïste. Pressentirait-ellede nouveaux sinistres ? Elle étale un luxe si insolent et tantde misères l’environnent ! Et plus son commerce fleurit, pluss’invétère sa haine contre ces fortifications néfastes, quicontrarient non seulement son essor, mais la désignent, en cas deguerre, pour théâtre des luttes désespérées et des effondrementssuprêmes.

Continuellement les remparts chargés decanons, les casernes bourrées de soldats, évoquent le spectre de laruine et de la mort, à ces Crésus aussi arrogants que poltrons. Etla ville en arrive à envelopper dans la même animadversion lesbastions qui l’étranglent et la garnison oisive et parasite quisemble insulter à son activité et dont elle conteste jusqu’aucourage patriotique. Ainsi Carthage exécra jadis sesmercenaires.

La manière dont se recrute l’armée necontribue pas à la relever aux yeux de ces oligarques. Elle ne secompose, en majeure partie, que de pauvres diables ou devauriens ; de conscrits ou de volontaires avec prime. Or lesmillionnaires, élevés dans le culte de l’argent, n’établissentguère de différence entre un indigent et un vagabond. L’armée tientà bon droit la garnison d’Anvers pour la plus inhospitalière. Lestroupiers relégués dans ce milieu antipathique présentent bientôtune physionomie entreprise et contrainte. À la rue,instinctivement, ils s’effacent et cèdent le haut du pavé aubourgeois. Ils portent non pas l’uniforme du guerrier, mais lalivrée du paria. Au lieu de représenter une armée, d’émaner dupatriotisme d’un peuple, d’incarner le meilleur de son sang et desa jeunesse, ils ont conscience de leur rôle de mortes-payes.

Les Anversois confondent ces soldats du paysneutre avec les indigents secourus par la bienfaisance publique,avec les pensionnaires des orphelinats et des hospices[19].

Et, par une étrange anomalie, le préjugé dubourgeois d’Anvers contre le soldat, aveugle les gens du peuple,ceux-là même qui risquent de devoir servir ou qui ont servi, lespères dont les garçons étaient ou deviendront soldats.

Il ne s’agit plus d’une haine de castes, maisd’une véritable incompatibilité de mœurs, d’une rancune historiquedont l’Anversois hérite comme d’une tradition inhérente à l’airqu’il respire et au lait qu’il a tété.

Dans les guinguettes, les ouvrières refusentsouvent de danser avec les soldats. Ailleurs, aux yeux des belles,la tenue revêt le galant d’une crânerie irrésistible ; icielle tare le cavalier le plus fringant. Lorsqu’ils se sentent ennombre, les soldats rebutés ne digèrent pas l’affront, mais piquésau vif, élèvent la voix, prennent l’offensive, mettent le bal sensdessus dessous, tirent le bancal ou la latte, et se vengent dumépris de leurs donzelles sur les gindres et les garçons bouchers.Presque chaque semaine des bagarres éclatent entre pékins etsoldats ; surtout dans ces tènements obliques, avoisinant lescasernes de Berchem et de Borgerhout. Cette inimitié entre le civilet le militaire sévit même hors de l’enceinte fortifiée, dans lacampagne des environs d’Anvers. Malheur au traînard qui regagneseul, le soir, un des forts avancés. Les ruraux apostés tombent surlui, le criblent de coups, l’assomment, le traînent sur le pavé.Ces guets-apens appellent de terribles représailles. À la suivantesortie les frères d’armes de la victime descendent en force dans levillage et s’ils ne parviennent pas à mettre la main sur lescoupables, envahissent le premier cabaret venu, brisent lemobilier, cassent les verres, défoncent le tonneau, écharpent lesbuveurs, abusent des femmes. Il arrive que des rues entières deBerchem sont livrées aux excès de cette soudrille. À leur approche,les habitants se claquemurent. Ivres de rage et d’alcool, lesforcenés enfoncent leurs sabres à travers portes et volets et nelaissent plus vitre entière dans les châssis.

Le lendemain le colonel aura beau consigner lerégiment dans ses casernes et interdire ensuite à ses hommes dehanter les estaminets de la région, après ces camisades la hainecontinue de couver, latente et sourde, et à la première rencontreéclatent de nouvelles et meurtrières conflagrations.

Naturellement Laurent prenait, dans la plupartdes cas, le parti des soldats, poussés à bout, contre leursantagonistes, les farauds et les tape-dur du Moulin de pierre.

Il se conciliait surtout les nouveaux venus,les novices, les plus dépaysées et les plus rebutées des recrues.Car celles-ci subissaient non seulement les avanies des bourgeois,mais servaient encore de bardot aux anciens du régiment.Souffre-douleurs d’autres souffre-douleurs, c’étaient pour laplupart des terriens poupards et massifs littéralement déracinés deleurs villages campinois.

Laurent suivait les pauvres claudes dès cesgrises après-midi de tirage au sort et de conseil de milice, où,crottés jusqu’aux reins, ils gambillaient et beuglaient par labrume et la fange des rues, la casquette renouée de papillotes etde rubans de feu, l’air fallacieusement faraud d’aumailles priméesaux comices agricoles, les yeux humides et perdus, bras dessus brasdessous, outrageusement éméchés, battant de désordonnés « enavant deux » de quadrilles. Ce spectacle lui retournaitl’âme.

Puis il se représentait ces fanfaronsd’allégresse, les premiers jours, à la caserne : Desinstructeurs choisis parmi les plus braques, souvent parmi desremplaçants, injuriaient, brusquaient, molestaient ces pataudsabalourdis au point de ne plus distinguer leur droite de leurgauche, de ne plus articuler leur nom ou celui de leur paroisse. Etles brimades atroces et dégoûtantes dans les chambrées ! Puis,les trôleries, à vau-de-rue, dans leur uniforme neuf ; parcoteries de pays ; frileusement rapprochés comme des poussinsde la même couvée ; les haltes béates devant les étalages etles tréteaux, leur marche dodelinante, leurs enjambées et leursdéhanchements rustauds, leur mine vaguement inquiète et suppliantede chien perdu ; le puéril travestissement guerrier s’adaptantmal à ces rudes manieurs d’outils et soulignant le contraste entreleur membrure terrible et leurs ronds et placides visages.

Peut-être, samaritain renforcé, Laurentpréférait-il encore au troupier soumis et passif, les déserteurs,les réfractaires, et jusqu’aux dégradés mis au ban de l’armée etaffligés de la cartouche jaune.

En commémoration de la poignante énigme poséeentre Beveren et Calloo, il hébergea et recéla durant plus d’unesemaine, le temps de dépister les gendarmes et de lui recueillir leviatique nécessaire pour passer à l’étranger, un évadé de lacorrection, un pauvre diable de disciplinaire, conscrit inoffensifet ahuri, condamné, pour une vétille, à croupir, jeune et bravecomme il était, dans les caponnières d’un fort marécageux et à setordre sous l’arbitraire d’un officier en disgrâce. À l’heure de lacorvée, le pionnier avait chaviré la brouette, jeté loin la piocheet pris la fuite sous les yeux du piquet de garde qui le couchaiten joue. Il avoua même à Laurent qu’il comptait moins regagner laliberté que recevoir le coup de grâce. Et comme tous ces fusilspartirent sans le toucher, le débonnaire crut toujours que lamaladresse des sentinelles, de ses frères les paysans, avait été dela miséricorde.

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