La Nouvelle Carthage

Chapitre 7HÉMIXEM

 

Heureux Laurent ! Il eût fallu le voirsur l’embarcadère des paquebots, exultant dans ses vêtements neufs,portant haut la tête, se mêlant aux invités avec un sentiment deconfiance et d’égalité inéprouvé jusqu’alors. Il y avait au moinstrente personnes de la partie. Dames et demoiselles en fraîches etclaires toilettes de villégiature ; cavaliers en négligéélégant : chapeau de paille et pantalon de piqué. Nonseulement Laurent était aussi bien mis que ceux-ci, mais il étaitmême mieux mis, trop correctement peut-être, et les deux jeunesSaint-Fardier, deux freluquets de dix-huit et vingt ans, habilléstout de flanelle blanche, à qui Gina le présenta comme un petitsauvage réputé incorrigible, mais en passe de s’apprivoiser, letoisèrent en échangeant avec la jeune fille un sourired’intelligence qui eût peut-être défrisé, le candide Paridael entout autre moment. Ce sourire disait clairement l’anomalie de satoilette de ville.

Athanase et Gaston, inséparables, toujourshabillés de même, deux doigts de la même main ou plutôt deuxasperges de la même botte. Fluets, pâlots, l’air malsain, ilsprétextaient la sensibilité de leurs amygdales pour exagérer lalargeur de leurs carcans et s’emmitoufler périodiquement lecou.

La veuve Saint-Fardier, leur grand’mère,maîtresse d’un gentilhomme podagre et quasi gâteux, le capta sibien qu’il contraignit son enfant unique, une douce et filialecréature, à se mésallier avec le fils de sa concubine. Onattribuait à l’inconduite du Pacha l’affliction morale et aussi lemystérieux et incurable mal qui avaient prématurément emporté lajeune dame Saint-Fardier. Athanase et Gaston tenaient de leur mèredes traits agréables, une distinction native, mais ils n’étaientguère plus intelligents que le baron La Bellone, leur aïeul, et lesdébordements paternels les avaient marqués de ces stigmatesqu’effaçaient les rois de France.

Pour Saint-Fardier ces piteux rejetonsconstituaient un blâme, un remords vivant. Il les prit en horreurdès leur berceau, mais sa répugnance l’emportant sur la haine,jamais il n’osa les battre. Il les tenait à distance, les confiaità des étrangers ou les abandonnait à eux-mêmes, les bourraitd’argent de poche, les faisait voyager, cela afin de les voir lemoins possible. Ils finirent par vivre de leur côté, comme lui dusien, par prendre leurs repas et par loger au dehors, par letraiter comme un simple banquier, et même par ne plus avoir affairequ’au caissier de la fabrique. Ce ne fut pas de sa faute s’ils netournèrent pas en affreux gredins et s’ils ne représentèrent quedes viveurs infatués de leur personne, mais pas méchants. Au reste,ils rendaient à leur père mépris pour dégoût. Malgré leur idiotie,ils ne pouvaient lui pardonner ce qu’ils avaient vaguement apprissur la fin de leur mère. Les allures de maquignon du Pacha lesfaisaient rougir. Ils évitaient de parler de lui, fréquentaientchez des patriciens en se recommandant du nom de leur mère, et sefaisant appeler Saint-Fardier de La Bellone.

À la fois blasés et candides, poupins etridés, jeunets et caducs, leur aspect rappelait à Laurent la misequ’il avait lui-même le jour des Saints-Innocents, lorsque la bonneSiska lui grimait le visage et le déguisait en vieillard.

Mais les jeunes Saint-Fardier n’arrêtèrent paslongtemps l’attention de Laurent.

La cloche sonnait le départ ; on avaitretiré la passerelle, la machine s’étirait les membres, et tout lemonde, empressé de se rendre à bord, se casait de son mieux sur lepont à l’avant, tendu d’une toile pour protéger les passagers depremière classe contre les ardeurs indiscrètes du soleild’août.

Le temps servait à souhait lesexcursionnistes. Pas un nuage dans le ciel d’un bleu éteint deturquoise.

Le large fleuve olivâtre et blond avait sonaspect dominical. Vers le Nord, en rade et dans les bassins, lesgrands navires de commerce, voiliers et vapeurs reposaient,délaissés par le gros de leurs équipages. Manœuvre etmanéage[2] étaient suspendus. Les brigades dedébardeurs chômaient. C’est tout au plus si on achevait de chargerun navire devant gagner la mer dans l’après-midi. Il n’y avaitd’autre mouvement sur le fleuve que celui des embarcations deplaisance, des canots de « balade », des yachtsd’amateurs et de sportsmen, gréés et taillés pour la course, et despaquebots offrant aux désœuvrés de la petite bourgeoisie destraversées à prix réduit vers les principaux villagesriverains.

Des « sociétés » entières,endimanchées, accompagnées de fanfares s’embarquaient à bord de cespetits vapeurs. Une grosse gaîté bourrue et démonstrative, unehâte, une fièvre émoustillait tout ce peuple émancipé, cette légionde navigateurs d’occasion, de marins novices. Les familles seralliaient sur le rivage avec des exclamations à propos de bagagesoubliés dans un estaminet. Et les orphéons s’enlevaient en pasredoublés allègres, après le coup de canon du départ, tandis quel’un ou l’autre paquebot, démarré, quittait la rive et viraitmajestueusement, avant de gagner le milieu du courant.

Le yacht à vapeur sur lequel étaient montésles Dobouziez et leurs invités appartenait à M. Béjard, grosarmateur et négociant de la ville, un des hommes les plusimportants de sa caste. Il avait mis son élégant et spacieux bateauà la disposition des Dobouziez et accepté en échange leurinvitation à la partie de campagne.

Le yacht leva l’ancre, à la grande et candidejoie de Laurent.

L’Escaut ! Comme le gamin le retrouvaitavec émotion ! Encore une ancienne et bonne connaissance duvivant de son père ! Combien de fois ne s’étaient-ils paspromenés, les deux Paridael, sur les quais plantés de grandsarbres, en faisant halte de temps en temps dans une ce ces« herberges » tellement achalandées, le dimancheaprès-midi, que la porte ne suffisant pas à l’afflux desconsommateurs, ils pénétraient par les fenêtres en gravissant unpetit escalier portatif appliqué contre le mur au dehors. Là, si ontrouvait moyen de s’attabler, qu’il faisait bon suivre le mouvementdes flâneurs sur la rive et les voiles sur l’eau ! Quelledouce fraîcheur à la tombée du jour ! Que d’années écouléesmaintenant sans avoir revu ce fleuve tant aimé ! …

Mais c’est la première fois que Laurentnavigue et les impressions nouvelles amortissent ses regrets.

Le vapeur, après avoir tourné une couple defois sur lui-même, avec la coquetterie d’un oiseau qui essaie sesailes avant de prendre son essor, a trouvé sa voie et s’éloignedélibérément, sous la pression accélérée de la vapeur. Le panoramade la grande ville se développe d’abord dans toute sa longueur etaccuse ensuite les proportions audacieuses et grandioses de sesmonuments. C’est comme si elle sortait de terre : les arbresdes quais élancent tours cimes feuillues, puis les toits desmaisons dépassent la futaie ; les vaisseaux des églises,surgissant à leur tour derrière l’alignement des hauteshabitations, regardent même par-dessus les toitures des entrepôts,des marchés, des halles historiques ; puis plus haut, toujoursplus haut, tours, donjons, campaniles, pointent, montent, semblentvouloir escalader le ciel, jusqu’au moment où tous s’arrêtentvaincus, essoufflés, sauf la flèche glorieuse de la cathédrale.Celle-là seule continue son ascension, laissant loin en arrière lesfaîtes les plus altiers. Encore ! Encore ! À son tourelle abandonne la partie. Elle surplombe la ville, elle plane surla contrée. Il l’emporte suffisamment sur ses rivaux, le beffroiaérien et dentelé, si haut qu’on ne voit plus que lui à présent.Anvers s’est éclipsé derrière un coude du fleuve ; la tour parexcellence marque comme un phare superbe l’emplacement de lapuissante métropole. Et Laurent contemple la tour de Notre-Damejusqu’à ce qu’elle se fonde, lentement, dans les lointains silointains que l’horizon bleu en pâlit.

Alors le dévot passager regarde lacampagne : polders argileux, briqueteries rougeoyant parmi lesdigues verdoyantes ; villas blanches encadrées de rideauxd’arbres, auxquelles de vastes pelouses, dévalant doucement jusqu’àla rive, ménagent la perspective du fleuve. Mais, plus encore quele reste, l’Escaut même impressionne le collégien. Il s’en remplitle cœur par les yeux, par le nez, par les oreilles avec l’aviditéd’un proscrit à la veillé de l’exil, il fait provision de tableauxqui seront ses mirages et ses rêves de là-bas durant combien delendemains !

Accoudé au parapet, à l’arrière, il s’amusaitdu remous écumeux causé par la machine foulant les vaguesparesseuses, d’un vol de mouettes s’abattant sur l’eau ets’appelant d’un cri aigre, des chalands lourds et pansus aveclesquels le yacht se croisait, des voiles qui marquaient comme despoints de repère dans la profondeur du tableau. Puis Laurentrevenait à son entourage : au mouvement sur le pont, à lamanœuvre exécutée par trois ou quatre marins de fière mine triésparmi les plus robustes des équipages de M. Béjard – car,fondateur d’une double ligne de navigation entre Anvers etMelbourne et Anvers et Batavia, le propriétaire du yacht possédaitdes bâtiments autrement sérieux que cette embarcation joujou.

– Vous voyez cette rouche ! disaitjustement Béjard à Mlle Dobouziez, non loin de Laurent, en luiindiquant des chantiers établis sur la rive droite. Pardon,mademoiselle, rouche est un mot technique qui veut dire la carcassed’un navire en construction… Elle vous représente l’embryon de cequi deviendra un bâtiment de neuf cents tonnes agencé et outillécomme cela ne s’est jamais vu, la perle de notre flotte marchandeet qui s’appellera Régina, si vous voulez bien nous fairel’honneur, dans un an, d’en être la marraine.

Et il s’inclina galamment.

– Dans un an ! Nous avons le temps d’enparler, monsieur Béjard… Puis, ne me trouvez-vous pas un tantinetfluette et pensionnaire pour tenir sur les fonts baptismaux unpoupon de la corpulence de votre nouveau vaisseau : un navirede neuf cents tonnes ! Et moi qui ne pèse pas même untonnelet ! Car je me suis fait peser l’autre jour à lafabrique, comme un simple tourteau de stéarine. Songez donc, s’ilarrivait malheur à mon filleul !

– Oh, dit Béjard avec un ricanement de joueurà coup sûr, il n’arrive jamais malheur aux bâtiments, de la Croixdu Sud… Tous naissent sous une bonne étoile… Puis, ils sontassurés…

– C’est égal, répartit Gina, j’ai monamour-propre de marraine, et toutes les assurances du monde ne medédommageraient pas du chagrin que j’éprouverais en sachant mongros filleul englouti au fond de la mer, en aller au royaume desmadrépores… Pardon, je vous rends votre rouche de tout à l’heure…Et rieuse, elle courut se mêler à un groupe voisin où jacassaientses amies, les petites Vanderling.

En entendant la voix claire de Gina, Laurents’était tourné du côté des interlocuteurs.

Il dévisageait attentivement le propriétairedu yacht.

Béjard avait, outre l’air orgueilleux, distantet protecteur, commun à la majorité des gros négociants d’Anvers,quelque chose de fuyant dans le regard et de sourd dans la voix.Quarante-cinq ans, la taille moyenne, sec et noueux ; la peaujaunâtre, presque séreuse, le nez crochu, la barbe longue etrousse, les cheveux châtains rejetés en arrière, les lèvres minces,les yeux gris, le front bombé, l’oreille contournée ; tell’homme au physique. Dans son allure et sa physionomie régnaient àla fois la cautèle du juif moisi derrière le comptoir d’unegasse sordide de Francfort ou d’une laand’Amsterdam, et l’audace de l’aventurier qui a écumé les mers etopéré au grand jour et au grand air dans les pays vagues. Mais cemélange de forfanterie et d’urbanité mielleuse, crispait par sonatroce discordance. Chez cet être l’expression était mixte etdisparate ; les yeux éteints démentaient la parole cassanteou, réciproquement, la voix sourde et larmoyante contredisaitl’éclair dur et malicieux des prunelles grises. Avec cela, correct,homme de savoir-vivre, causeur facile, hôte prodigue, amphytrionroyal.

Dans le monde on ne l’aimait pas, mais on lerecherchait assidûment ; on le craignait et pourtant c’était àqui s’effacerait pour le mettre en avant. Par sa fortune, sonactivité, son entregent il avait conquis un réel ascendant, uneprépondérance capitale non seulement dans le domaine des affaires,mais il était en train de se tailler un rôle dans la politique etmême dans ce qui s’entreprenait à Anvers sous couleur d’art et delittérature. Il affichait la plus complète tolérance, prônait lesidées larges, se disait cosmopolite, libre-échangiste, utilitaire,jurait par Cobden et Guizot, affectait, en affaires des allures deyankee, mais sorti de l’atmosphère du négoce, exagérait en sociétél’étiquette, la tenue, le genre des parfaits gentlemen anglais.

Il s’en fallait cependant que l’origine dupersonnage et de sa fortune, que son passé cadrât avec son prestigeactuel. Des histoires véridiques, mais étranges et inquiétantescomme des légendes, couraient sur son compte. Avec un flegme et unesérénité parfaite il venait d’attirer l’attention de Gina sur lechantier Fulton. Et pourtant la vue seule de ces lieux eût dû lenavrer ou du moins le rappeler à plus de modestie, mêlés qu’ilsétaient à de déplorables pages de sa vie.

Autrefois, il y avait des années de cela, sonpère était directeur de ces mêmes chantiers lorsque les abusinouïs, les actes monstrueux qui s’y commettaient vinrent au grandjour.

Cédant on ne sait à quelle perversion de lafantaisie, assez rare chez les gens du peuple, les ouvriers duchantier s’amusaient à martyriser leurs jeunes apprentis, en lesmenaçant de tortures plus atroces encore et même du trépas, s’ilss’avisaient de divulguer, ces abominables pratiques. Lessouffre-douleur, terrorisés comme les fags des ancienscollèges anglais, ne parvenaient à échapper à ces cruautés qu’enabandonnant à leurs bourreaux le gros de leur salaire. À la finpourtant l’affaire transpira : Le scandale fut immense.

La bande des tortionnaires dénia devant letribunal et, tant que dura leur procès, un extraordinairedéploiement de gendarmes et de militaires eut peine à les protégercontre d’expéditives représailles populaires, surtout contre lafureur des femmes tournées en Euménides, dont les ongles lesauraient réduits en charpie. C’est aussi que les débats avaientrévélé des mystères abominables : simulacres de crucifiement,flagellations en masse, noyades consommées jusqu’à la dernièreextrémité, ébauches d’auto-da-fé. Des enfants enterrés des heuresjusqu’au cou ; d’autres obligés de manger des chosesdégoûtantes ; d’autres encore forcés de se battre quoiqu’ilsn’entretinssent aucune animosité.

La justice écarta toute présomption decomplicité directe de M. Béjard père avec ses subalternes,mais la négligence et l’incurie du directeur ressortirent d’unefaçon accablante. La compagnie l’ayant cassé aux gages, laconscience publique ne se déclara pas encore satisfaite et,confondant le père Béjard avec les brimeurs condamnés aux travaux,forcés, elle lui fit quitter la ville. Une circonstance établie partoutes les dépositions contribua à cet ostracisme. Le fils dudirecteur disgracié, alors un collégien d’une quinzaine d’années,avait présidé plus d’une fois à ces spectacles et, au dire desacteurs, en y prenant un certain plaisir. Peu s’en fallut que dansson effervescence l’auditoire ne réclamât l’emprisonnement dusournois potache qui s’était bien gardé de dénoncer à son père ceuxqui lui procuraient de si palpitantes récréations.

Après, vingt-cinq ans on apprit que le filsBéjard revenait dans sa ville natale. Son père s’était enrichi auTexas et lui avait laissé des plantations importantes de riz et decannes à sucre, des domaines immenses comme un royaume, cultivéspar une armée de noirs. À la veille de la guerre de sécession,Freddy Béjard liquida une partie de ses biens et en plaça leproduit sur les principales banques d’Europe. Il resta pourtant enAmérique au début de la campagne, moins par solidarité avec lesesclavagistes que pour défendre le reste de ses propriétés. Il fitle coup de feu, en guérillero, dans la prairie, contre les hommesdu Nord. Enfin, après la pacification, plusieurs fois, millionnairemalgré de grosses pertes, il rentra à Anvers, songeant peut-être àvenger son nom des éclaboussures et des tares du passé.

Voilà ce qu’on savait de plus clair sur Béjardet ses commencements, et c’est ce qu’il en avouait lui-même, avecune certaine jactance, dans ses moments de belle humeur.

Son faste de nabab, les magnifiquesentreprises par lesquelles il collaborait1 à la prospéritéextérieure de sa ville natale, lui ouvrirent toutes les portes, dumoins celles du monde, assez mêlé, des négociants, carl’aristocratie et l’autochtone bourgeoisie patricienne le tinrenten aussi piètre considération que le menu peuple.

Si les flatteurs du succès, admirateurs des« malins » et des élus de la chance, les brasseursd’affaires, les spéculateurs s’inclinant devant le million d’oùqu’il provienne, oublièrent ou enterrèrent le passé, les castesplus essentiellement locales, la population stable, les Anversoisde vieille roche se remémoraient, eux, les scandales anciens etvouaient à Freddy Béjard un mépris et une antipathie invétérée.

De plus, les récits qui avaient passé l’océanajoutaient des torts plus récents à la compromettante affaire duchantier Fulton.

Ainsi, on alla jusqu’à prétendre qu’enragé dela victoire des Américains du Nord dont la campagne abolitionnisteentamait sa fortune, loin de rendre, après la conclusion de lapaix, la liberté à ses esclaves, il les avait vendus à un négrierespagnol des Antilles, et que c’était même pour avoir éludé ainsiles décrets du vainqueur qu’il dut quitter sa seconde patrie.D’après une autre version, plutôt que de se conformer au décretd’affranchissement des noirs, il avait abattu les siens jusqu’audernier.

Les commerçants traitaient toutes ceshistoires de contes de vieille femme inventés par les envieux etles adversaires politiques du parvenu. M. Dobouziez, lui-même,sans s’éprendre pour Béjard d’une sympathie qu’il n’entraitd’ailleurs pas dans ses habitudes de prodiguer, ne pouvait admettrequ’on rendît l’entreprenant et courageux armateur responsable d’unefaute ou plutôt d’un accident expié assez durement par son père.Saint-Fardier, lui, éprouvait pour ce hardi bougre de Béjard uneadmiration de connaisseur, il ambitionnait même de lui servir delimier féroce et fidèle, car il tenait de ces blood houndsau moyen desquels tes planteurs traquent leurs nègres fugitifs. Aufond il s’impatientait des scrupules du correct Dobouziez ;son véritable associé eût été Béjard.

Laurent n’avait jamais vu celui-ci ; ilignorait ce qui se racontait sur son compte. Et pourtant un malaiseindicible s’empara de lui en présence de cet homme. Il eut unpressentiment douloureux, son cœur se contracta, et lorsqu’il sedétourna de l’armateur pour reprendre sa contemplation du paysage,les rives lui parurent dégager une fatidique tristesse.

Au moment où le chantier Fulton allaitdisparaître derrière un tournant de l’Escaut, l’appareil compliquédes charpentes entourant la rouche du navire en constructionrevêtit l’apparence d’un énorme squelette auquel adhéraient ça etlà des lambeaux de chair ; et de vêtements, calcinés. Maiscette illusion sinistre ne dura qu’une seconde et le charmed’autres sites rassura l’humeur, momentanément troublée, deParidael.

Lorsqu’elle se produisit il n’attacha aucuneimportance à cette hallucination, mais par la suite il devait se làrappeler quand elle intervint avec un redoublement d’horreur àl’instant le plus tragique de sa vie.

On s’était dispensé de présenter Laurent aupropriétaire du yacht. Béjard jeta plusieurs fois un regard aigu etméfiant à ce gamin un peu embarrassé, de ses vêtements tout neufset qui, se tenant à l’écart, contemplait avec obstination la natureflamande trop plane et trop peu accidentée au gré des touristes deprofession. L’armateur s’était même informé de cet intrus, prêt àstopper et à le faire déposera terre :

– Laissez, lui dirent les élégantsSaint-Fardier en riant de sa méprise, c’est un petit parent pauvredes Dobouziez… On l’expédie demain à l’étranger et c’est sans doutelà ce qui le rend si taciturne.

– Compris ! fit Béjard ne prétendantpoint, par cette exclamation, pénétrer la nature des impressions del’orphelin, mais approuver simplement l’isolement dans lequel on lelaissait. Et rassuré sur l’identité de cette non-valeur, il cessade s’en occuper.

Dans l’ordre des probabilités, le petitpassager de l’arrière ne possédait aucun titre à l’attention duCrésus. Et pourtant s’il avait prévu le rôle décisif que cettenon-valeur jouerait dans son existence ! Les autres passagersrenseignés sur Laurent dans des termes aussi indifférents ne luiaccordèrent guère plus d’attention. Il ne s’apercevait pas de cedédain aujourd’hui. Il se réjouissait de pouvoir s’imprégner, à sonaise, des effluves du terroir aimé.

La cousine Lydie, en robe vert d’eau garnie delierre, comme une tonnelle ambulante, s’essoufflait à morigéner lavaletaille qui accompagnait la société avec des bourriches deprovisions. Le cousin Guillaume conférait avec Béjard,Saint-Fardier et l’éminent avocat Vanderling. Si ces hommes gravesfaisaient à l’Escaut l’honneur de le regarder ; c’était pourinvoquer les avantages qu’une société de capitalistes retireraitd’une fabrique d’allumettes chimiques ou d’un magasin de guanosétabli sur ses rives.

Régina, vêtue de mousseline rose thé, la têtebouclée coiffée d’un large chapeau de paille retroussé à laLamballe, formait le centre et l’âme d’un cercle de jeunes fillesqu’elle amusait par de piquantes remarques sur le groupe des jeunesgens au milieu desquels trônaient les frères Saint-Fardier. Ceux-cis’approchaient parfois des rieuses et leur débitaient quelquedéplorable galanterie. Les petites Vanderling, deux blondescaillettes, potelées et fort affriolantes, leur avaient, comme ilsdisaient, « tapé dans l’œil».

Le yacht accosta d’une façon irréprochable aupied du débarcadère d’Hémixem. À terre, le programme s’accomplitsans accroc. Pendant la promenade, les excursionnistess’informaient principalement du nom des propriétaires des villas etdes châteaux. Les jeunes gens estimaient la contenance desécuries ; les jeunes filles se récriaient devant les beauxcygnes si blancs et aussi devant les roses si roses. Et comme toutela troupe s’arrêtait avec quelque respect devant une grille doréeau bout d’une avenue seigneuriale, à travers laquelle onapercevait, au delà d’une pelouse, un bijou de pavillonrenaissance :

– Oui, c’est très beau, fit Béjard, qui lesrejoignait avec Dupoissy, son inséparable… Au baron de Waerlant…Très chic, en vérité… mais grevé aux trois quarts… On aurait labicoque pour cinquante mille francs en sus des hypothèques quimontent bien à cent mille francs… Avis aux amateurs.

– Juste châtiment d’un aristocrate fainéant etlibertin ! approuva Dupoissy d’une voix nasillarde de chantred’office funèbre.

Ces chiffres douchèrent l’admiration de cesgens bien élevés, prétendant tous à une position solide. Ils sehâtaient de poursuivre leur chemin, avec une moue choquée, honteuxde leur condescendance envers cet immeuble, un peu comme si lepropriétaire aux abois allait déboucher d’un quinconce et leuremprunter de l’argent.

Après une heure de marche sous la coupolebleue où viraient des alouettes tirelirantes, parmi les champs oùle regain faisait parfum de toutes ses meules, sans oser sel’avouer, tous commençaient à en avoir assez de ce vert, de cebleu, de ces fermes closes et de ces domaines dont ils neconnaissaient pas les habitants. On fit halte dans un petit bois desapins, le seul de la région, un malheureux bosquet artificiel,planté là tout exprès par le propriétaire, premier commis desDobouziez, un garçon comprenant les « plaisirs de lacampagne » et les « déjeuners sur l’herbe ». Or,tous les villégiateurs s’accordent à proclamer qu’il n’y a pas dedéjeuner sur l’herbe sans un petit bois. On avait longé de superbesavenues de hêtres et de chênes généreusement ombragées, toutindiquées pour une halte. Mais il fallait un bois, ce bois fût-ilminable et pouilleux !

Les ombrelles de. ces dames suppléèrentl’ombre avare des conifères. On déballa les provisions, on mangeafroid et on but chaud, l’ingénieux appareil à frapper le Champagneayant refusé tout service, comme c’est le cas de la plupart desappareils perfectionnés. Le déjeuner fut très gai cependant, et onne manqua pas de sujets de conversation, grâce au maudit appareilet à la chaleur. Les chenilles et les coléoptères qui tombaientdans les assiettes et dans le cou des demoiselles permettaient àGaston et Athanase Saint-Fardier d’écheniller Angèle et CoraVanderling, près desquelles ils s’étaient faufilés et dont lacoquetterie les engluait bel et bien.

Une compagnie de petits paysans revenant de lagrand’messe, regagnaient leur hameau au pas accéléré. D’aborddéfiants, timides, les jeannots s’arrêtèrent, puis, après s’êtreconcertés, rouges comme des gorges de dindons, ils approchèrent,l’un poussant l’autre, et on chavira dans le tablier des filles etles poches des sarreaux[3] desgarçons, le reste des pâtés de viande, des sandwichs, les os maldéchiquetés et les carcasses des volailles, et comme ils seretiraient, on les rappela pour leur loger sous les bras lesflacons à peine entamés.

Cet intermède divertit les promeneurs jusqu’aumoment de gagner la campagne des Dobouziez. Le cousin Guillaume,bon marcheur, aurait voulu revenir au point de départ par un cheminplus long. Ses hôtes désirèrent savoir d’abord s’il y avait plusd’ombre de ce côté et autre chose à voir que des champs et desarbres.

Mais comme, en cherchant bien,M. Dobouziez ne se rappelait point d’autre« curiosité », dans cette direction ; qu’unebrûlerie abandonnée et que le dépôt militaire de Saint-Bernard, lamajorité préféra rebrousser par le chemin le plus court, au risquede se buter au baron sans le sou.

Rentrés, en attendant l’heure du dîner, lesdames montèrent s’épousseter et se rafraîchir, et les hommesvisitèrent « la propriété ».

Au dîner, servi de manière à satisfaire lesgens réfractaires à la gastronomie pastorale, on fut unanime àcélébrer le déjeuner sous bois, et les jeûneurs, lestés à présent,feignirent de s’étonner de leur appétit. Il est vrai que lapromenade, l’air vif…

On prit le café sur le perron. Béjardconduisit Gina au piano et la pria de chanter. Laurent descendit aujardin, séduit par la soirée délicieuse, la brise de l’Escaut, lesexhalaisons nocturnes des bosquets, le sensuel et capiteux silenceque lutinait le cri-cri des grillons et que berçait le vol obliqueet velouté des chauves-souris, effarouchées par la présenceexceptionnelle des maîtres de cette campagne délaissée.

La voix de Gina lui arriva claire et perlée,au fond du parc anglais. Elle chanta la valse de Roméo et Juliette,de Gounod, divinement ; l’interprète fut supérieure aumorceau. Elle lui donna la sincérité qui lui manquait, elle levirtuosa à plaisir. Elle parodia cette valse frelatée, en exagérale rythme à tel point qu’on aurait pu la danser. Laurent trouvaitque Gina se montrait trop la femme de cette valse : la femmedu vide, du tourbillon, du vertige, de la curiosité, du changementde place. Sans avoir lu Shakespeare, Laurent détestait ce clinquantmusical et trouvait ces roucoulades déplacées : ce chant tropgai, trop rieur, d’une vivacité et d’un éclat insolent, devenait,pis qu’un air de bravoure, un air de bravade.

Les auditeurs, Béjard, les Saint-Fardier entête, applaudirent et bissèrent. Laurent, à son tour, tâchad’arriver jusqu’à la belle cantatrice pour lui faire ses adieux. Letrain devait emporter le potache le lendemain à la première heure.Il avait tant de choses à dire à sa cousine ! Il tenait à laremercier pour les bontés de cette dernière semaine ; à luidemander un souvenir de loin en loin. Il ne put que balbutier unsimple adieu. Elle lui abandonna négligemment le bout des doigts,ne se tourna pas même vers lui, continuant d’escarmoucher avecM. Béjard. Laurent désespérait d’attirer son attention etd’obtenir d’elle un mot, une parole douce à retenir, quand elle luijeta avec un sang-froid, un à-propos, une présence d’espritvraiment atroce un : « Bonsoir, Laurent ; soyez sageet surtout étudiez bien ! »

M. Dobouziez n’eût pas mieuxdit !

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