La Nouvelle Carthage

Chapitre 9 «LA GINA »

 

Grand branle-bas aujourd’hui au chantier desconstructeurs de navires Fulton et Cie. On va procéder au lancementd’un nouveau navire achevé pour le compte de la Croix du Sud, laligne de navigation entre Anvers et l’Australie. La cérémonie estannoncée pour onze heures. Les derniers préparatifs s’achèvent.Comme un papillon immense, longtemps serré dans sa chrysalide, lenavire, complètement formé, a été dégagé de son enveloppe decharpentes.

Le chantier est orné de mâts, de portiques,disparaissant sous une profusion de « signaux », depavillons, d’oriflammes de toutes les couleurs et de toutes lesnationalités, parmi lesquels domine le drapeau rouge, jaune et noirde la Belgique. D’ingénieux monogrammes rapprochent les noms dunavire, de son constructeur, de son armateur : Gina, Fulton,Béjard. Ici figurent le millésime de l’inauguration et celui del’achèvement du travail.

Près du navire se dresse une tribune, tenduede toile à voile que le vent humide secoue par moments d’une façonassez rageuse.

Non loin de l’eau repose, comme une baleineéchouée, l’immense bâtiment. La puissante carcasse, étalonnée,fraîchement peinte en noir et rouge, À la poupe, en lettres d’or,dans une sorte de cartouche sculpté, figurant une sirène, on lit cemot : Gina.

Dès le matin, le chantier se garnit decurieux. Les invités munis de cartes prennent place sur les gradinsde la tribune. Au premier rang, des fauteuils en velours d’Utrechtattendent les autorités, la marraine et sa famille. Les badauds depeu d’importance et les ouvriers se placent au petit bonheur àproximité du rivage et du bateau.

Il fait un soleil glorieux comme celui quibrillait il y a près d’un an, lors de l’excursion à Hémixem. Toutce qui a la prétention de donner le ton, de régir l’esprit, la modeet la politique, se retrouve là comme par hasard. Ils seprélassent, les gens qui comptent : les Saint-Fardier, lesVanderling, les Brullekens, les De Zater, les Fuchskop, nombre deVerhulst, de Verbist, de Peeters et de Janssens, tous les Von etles Van de l’autre fois ; toujours les mêmes.

Le Dupoissy est radieux et se donne del’importance comme s’il était à la fois auteur, propriétaire etcapitaine du navire.

Les dames chiffonnent des toilettescharmantes, pleines d’intentions. Angèle et Cora Vanderlingminaudent à côté de leurs fiancés, les jeunes Saint-Fardier, quiétalent un élégant négligé bleu à boutons d’or, jouant l’uniformedes officiers de marine.

Door Bergmans aussi est de la fête, accompagnéde ses amis, le peintre réaliste Willem Marbol et le musicienRombaut de Vyveloy.

Cependant, tout est prêt. L’équipage se réunitsur le pont du navire, selon l’usage. Les matelots, endimanchés etastiqués, francs et débonnaires gaillards, rappelleraient àLaurent, s’il était de la partie, son brave Vincent Tilbak. Un peuembarrassés de leurs membres, on dirait que cette façon de paradersur un navire encore à terre n’est pas de leur goût. Mêlés àl’équipage, des badauds ont voulu se donner l’émotion de descendreavec le navire. Le patelin Dupoissy voudrait bien se joindre àceux-ci, mais ses fonctions délicates l’attachent au rivage. Enattendant l’arrivée du maître, c’est lui qui se charge de recevoirle monde, de caser les dames sous la tente, et aussi de fairel’office de commissaire et de déloger, au besoin, les profanes. Ila conscience de son importance, le radieux Dupoissy. Voyez-leconduire, près du bateau, les demoiselles Vanderling et leurexpliquer, avec des termes techniques, le détail de laconstruction. Il leur confie aussi, d’un petit air mystérieux,qu’il a préparé quelques vers « bien sentis ».

Pour se défaire du fâcheux raseur, lerédacteur du grand journal commercial a promis de les intercalerdans le compte rendu.

Plusieurs équipes des travailleurs les plusvigoureux et les plus décoratifs du chantier attendent, à portée dunavire, le moment de lui donner la liberté complète. Il ne manqueplus que les autorités et les principaux acteurs, les premiersrôles de la cérémonie qui se prépare. Au dehors du chantier, surles quais, en aval du fleuve vers la ville, des milliers de curieuxrefoulés des installations Fulton, où l’on s’entasse à s’étouffer,sont postés pour prendre leur part du spectacle, se piètent avec untumulte d’attente, un brouhaha d’endimanchement.

Attention ! Dupoissy, un mouchoir attachéau bout de la canne, a donné un signal, comme le starter auxcourses.

Des artilleurs improvisés, dissimulés,derrière les hangars, font partir des bottes. Le canon ! sedit la foule en se trémoussant dans un délicieux frisson d’attente.Les jeunes Saint-Fardier plaisantent Angèle et Cora qui ontsursauté.

Un orphéon entonne la Brabançonne.

– Ils arrivent ! ils arrivent !

Ils arrivent en effet. Descendant de voiture,voici le bourgmestre, le parrain du navire, donnant le bras à lamarraine, Mlle Dobouziez, éblouissante dans une toilette de gaze etde soie rose ; puis M. Béjard menant la maman Dobouziez,plus fleurie, plus feuillue et plus emplumée que jamais, surtoutque Gina a renoncé à contrarier son innocente manie. Derrière,vient M. Dobouziez conduisant la femme du constructeur. Lepopulaire, contenu à grand’peine par la police, aux abords del’enclos réservé, s’émerveille naïvement devant la beauté de MlleDobouziez. Il a acclamé Door den Berg, mais il fait entendre desgrognements au passage de Béjard. Et il se trouve, dans plus d’ungroupe de cette cohue de bonnes gens et même sur les banquettes dela tribune, des narrateurs pour établir un rapprochement entre lacérémonie brillante qui se passe aujourd’hui, au chantier Fulton,et les atrocités qui s’y commettaient il y a vingt-cinq ans, sousla responsabilité de Béjard, le père, et avec la complicité deFreddy Béjard, le futur armateur. Mais les huées mal contenues etles murmures se noient dans l’allégresse moutonnière et lajubilation badaude. Lorsque le cortège imposant a gagné ses places,nouveau coup de canon. La musique va repartir, mais Dupoissy faitun signe furieux pour lui imposer silence. Et se plantant devant latribune, sur la berge, à quelques pas. du navire, il tire de sapoche un papier à faveur rose, le déplie, tousse, s’incline,dégoise de sa voix de chevreau sevré avant terme une kyrielled’alexandrins rances, que personne n’écoute d’ailleurs. De temps entemps, entré les conversations, on en saisit un hémistiche :« Vaisseau fils de la terre – conquérant de l’onde – sur laplage lointaine – va saluer pour nous – poindre à l’horizon deseaux… symbole de nos lois… royaume d’Amphitrite… »

– Que de chevilles ! Vous verrez qu’iln’en ratera pas une ! murmure Mme Vanderling à l’oreillede Gaston Saint-Fardier, c’est un véritable almanach des Muses quece bonhomme-là !…

Il a fini. Quelques bravos discrets. Des« Pas mal ! pas mal ! » proférés àdemi-voix ; des « ouf ! » de soulagement chezla plupart des auditeurs. Enfin se prépare la phase véritablementémouvante. La musique joue l’air de Grétry « Où peut-on diremieux », M. Fulton, le constructeur, court donner unordre à ses ouvriers.

Sous la puissance des coups de bélier et ducoinçonnage destiné à le soulever, l’immense bâtiment, immobilejusqu’à présent, commence à se mouvoir insensiblement. Tous lesyeux suivent, non sans anxiété, les efforts de la robuste théoried’ouvriers massés sous l’avant du navire, et l’étayant de ce côté,armés de barres d’anspect afin de le faire glisser plus rapidementsur la coulisse. Pieux, ventrières, étançons sont tombés, lesdernières accores ont sauté.

Cependant Béjard a conduit Mlle Dobouziez prèsde l’amarre. Prenant une élégante hachette au manche garni depeluche, effilée comme un rasoir, il l’offre à la marraine etl’invite à rompre d’un coup sec le dernier câble de retenue. Labelle Gina, si adroite, s’y prend mal, elle attaque le chanvre,mais l’épais tressis tient bon. Elle frappe une fois, deux fois,s’impatiente, ses lèvres profèrent un petit claquement irrité. Lesilence de la foule est tel que les spectateurs haletants, retenantleur souffle, perçoivent ce mutin accès de mauvaise humeur del’enfant gâtée. Les loustics rient.

– Mauvais présage pour le navire ! sedisent les marins.

– Et pour la marraine ! ajoutent desregardants.

Comme Mlle Dobousiez n’en finit pas, Béjards’impatiente à son tour, reprend l’outil récalcitrant et cettefois, d’un coup ferme et nerveux, il tranche la corde.

La masse énorme crie sur ses ais, se metlentement en branle et dévale majestueusement vers son domainedéfinitif.

Moment pathétique. Qu’y a-t-il pourtant làpour faire battre tous ces cœurs, non seulement les simples, maisencore les plus vains et les plus fermés, plus difficiles àémouvoir que l’énorme colosse même ?

En gagnant le fleuve, le navire auquel s’estcommuniqué une vie étrange, continue de crier et de rugir. Rien demajestueux comme cette rumeur prolongée dont retentissent lesflancs de la Gina. Certains chevaux hennissent ainsi deplaisir et de fierté, au moment où l’homme met à l’épreuve leurvigueur et leur vitesse. Puis, brusquement, d’un trait, ilfranchit, comme un plongeur impatient, la distance qui le séparaitencore de la nappe ondoyante et il s’enfonce avec fracas dansl’Escaut que son entrée fait tressaillir et qui semble écarter,pour le recevoir, ses masses écumantes.

Alors, la rumeur du navire ayant cessé, de lafoule s’élèvent des hourrahs ! formidables et prolongés. Lamusique déchaîne de nouvelles et entraînantes fanfares, les salvesreprennent, un immense drapeau tricolore est hissé au sommet dugrand mât. L’équipage de la Gina éclate à son tour en cris dejubilation, et ses passagers pour rire, convaincus de leurimportance, agitent mouchoirs et chapeaux.

Bientôt le navire se prélasse au milieu dufleuve, et vire gracieusement, avec une dignité et une aisance detriomphateur. Ce n’est plus la masse lourde, rébarbative et un peupiteuse qu’on admirait tout à l’heure, de confiance, car un navirehors de l’eau a toujours l’air d’une épave, mais depuis qu’il estentré dans son élément, il s’est allégé et animé. Voilà même qu’onmet sa machine en mouvement, ses lourdes hélices battent l’eau, lafumée s’échappe par sa cheminée énorme. Son formidable organismefonctionne, ses muscles de fer et d’acier s’agitent, il gronde, ilrespire, il souffle, il vit. Et les hourrahs parlent de plus belle.Cependant, à terre, sous la tente, l’agent de M. Fultonfaisait circuler des coupes de Champagne et des biscuits, leshommes trinquaient avec bonhomie, en affectant de la rondeur et del’expansion, à la fortune de la Gina. Tous s’empressaientautour de la belle marraine afin de lui exprimer leurs vœux pourson brillant filleul. Gina portait le verre à ses lèvres et saluaità chaque toast, avec un sourire fin et digne. Les petitesVanderling buvaient en conscience ; serrées de près par leursfiancés, elles affectaient d’être chatouillées, se renversaient àfaire craquer leur canezou, en riant comme de petites folles,blanches, grassouillettes, le menton charnu, les lèvres trèsrouges, les yeux pleins de science amoureuse.

Béjard redoublait de prévenances etd’attentions auprès de Gina.

– Vous voilà attachée à ma fortune,mademoiselle, disait-il, non sans intention. Dans cetteGina qui m’appartient et qui fera honneur à son nom, jen’en doute pas, je me plairai à retrouver quelque chose de votrepersonne. D’ailleurs, les Anglais, nos maîtres en commerce, ontfait aux vaisseaux l’honneur de les assimiler à la femme. Pour euxtous les objets sont indifféremment du genre neutre. Les naviresseuls appartiennent au beau sexe…

– Je me sens assez petite fille à côté decette imposante matrone ! répondit Gina en riant. Et j’aipeine à croire que je l’ai tenue sur les fonts baptismaux ;c’est plutôt elle qui semble m’accorder son patronage… Et ceciexplique mon émotion de tout à l’heure… Ah ! vrai, j’ai sentil’aplomb m’abandonner…

M. Dobouziez, mis en veine de générositépar le succès de sa fille, toujours soucieux de suivre l’usage etde ne pas lésiner dans les circonstances publiques, avait faitappeler le contremaître.

– Tenez, dit-il, en lui remettant cinq louis,voici les dragées du baptême ! Partagez-les entre vos hommeset qu’ils les fassent fondre à leur soif.

– Quelle idée ! grommela Saint-Fardierpère à l’oreille de Béjard. Les brutes ne tiennent déjà plus surleurs jambes ! C’est moi qui leur en ficherais despourboires ! Il faut voir comme je les dégrise le lundi, à lafabrique !

Après avoir exécuté quelques voltes etmanœuvres, pour se montrer sous tous ses avantages au mondeconnaisseur et élégant qui assistait à ses premiers ébats, laGina redoubla de vitesse, et s’en fut, délibérément, vers larade, réjouir d’autres spectateurs. Une place lui avait étéaménagée, à quai, en attendant qu’elle complétât son outillage, sonéquipement et qu’elle prit son premier chargement de marchandiseset de passagers. Il était convenu, entre l’armateur et lecapitaine, qu’elle gagnerait la mer dans huit jours.

Dupoissy, assez mortifié du peu de succès deses vers, s’était approché de l’eau et, la coupe remplie deChampagne, posté à l’extrémité de l’appareil même d’où s’étaitélancé le navire, il interpella les autres personnes de lacompagnie, de l’air d’un escamoteur sur le point d’exécuter unnouveau tour : – Attention !

Tout le monde tourna les yeux de ce côté. LeSédanais avait sifflé verre sur verre, lorsqu’on ne s’occupait pasde lui et, désaltéré, même un peu gris, il se rappelait le mariagedu Doge et de l’Adriatique et les antiques libations des païens àl’Océan pour se rendre propices Neptune et Amphitrite.

– Que ce nectar de Bacchus répandu dans leroyaume des ondes assure à la glorieuse Gina la clémencedes éléments !

Il dit et se pencha un peu, chercha uneattitude noble, en se tenant sur une jambe, et versa le Roedererdans le fleuve. Mais le gros homme faillit l’y suivre ; siBergmans ne l’avait retenu par les basques de son habit, il piquaitune tête. On applaudit et on pouffa.

– Bon, voilà notre barde qui va se plongerdans le Permesse ! ricanait la Parisienne.

– Prenez garde, monsieur, les dieux anciens,le vieil Escaut, ne semblent pas goûter votre parodie de leursrites ! dit le tribun à Dupoissy.

– Ah oui, je suis un profane, un étranger,n’est-ce pas ? répliqua avec dépit le pseudo-marchand delaines, au lieu de remercier son sauveteur. Il n’appartient qu’auxAnversois pur sang de ressusciter les antiques religions !

– Je ne vous le fais pas dire ! ajoutaBergmans, en riant.

On se séparait ; les invités regagnaientleurs voitures. Les ouvriers, nantis du pourboire, acclamaient,avec plus de conviction qu’à l’arrivée, les importants personnages.L’après-midi il devait y avoir grand bal au chantier pour tout lepersonnel ; on mettrait quelques tonneaux en perce. Enexécutant les préparatifs de cette nouvelle partie du programmequelques-uns des compagnons fringuaient. Friands d’observation,Marbol et son ami Rombaut se promettaient de revenir l’après-midiavec Bergmans.

– Et vous, se hasarda de dire celui-ci àRégina, n’assisterez-vous pas aux ébats de ces braves gens ; àcette joie qui sera un peu votre œuvre ?

Elle eut une moue dégoûtée.

– Fi ! répondit-elle, je n’en auraigarde. C’est bon pour des démocrates de votre espèce. Vous vousentendriez parfaitement avec Laurent.

– Qui ça, Laurent ?

– Un cousin, très éloigné, – au propre et aufiguré, car il est en ce moment en pension à quelque cent lieuesd’ici… qui accorde, comme vous, de l’importance à ce monde commun…Mais il n’a pas même comme votre ami Marbol l’excuse de les peindreet de s’en faire de l’argent, ou, comme vous la perspective dedevenir président de la République et Ville libre d’Anvers.

Elle ne se rappelait Paridael que pour établirun rapprochement désobligeant, du moins dans sa pensée, entreBergmans et le collégien. Elle en voulait un peu au tribun de cequ’il ne se fût pas assez occupé d’elle pendant cette cérémonie etl’eût laissée tout le temps avec Béjard.

– Décidément, pensait Door, des abîmesd’opinions et de sentiments nous séparent ! Je ferail’impossible pour les combler… Elle est assez intelligente et jelui crois au fond beaucoup de droiture ; si elle m’aimait, jel’aurais vite intéressée à mon œuvre, au but de ma vie. Je m’enferais une alliée. Si elle m’aimait ! Car malgré sa hauteur etses dédains, et sa soumission aux préjugés, je persiste à latrouver déplacée dans son monde. Elle vaut ou vaudra mieux que sesparents. Il doit y avoir place en elle pour de généreux mouvementset des pensées supérieures… Sa beauté et son instinct contredisentson éducation… Que ne puis-je la disputer à ces épouseursrichissimes qui rôdent autour d’elle ! …

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