La Nouvelle Carthage

Chapitre 3RUCHES ET GUÊPIERS

 

Maître Jean Vingerhout engagea, sur-le-champ,le jeune homme recommandé par son ami Vincent Tilbak, Jean était unjoyeux vivant, râblé, solide, cadet de notables fermiers desPolders les alluvions de l’Escaut, lequel, fatigué de cultiver àperte, avait acheté, avec le produit de son héritage, une partd’actionnaire dans une « Nation ».

Les « Nations », corporationsouvrières rappelant les anciennes gildes flamandes, se partagentl’entreprise du chargement, du déchargement, de l’arrimage, ducamionnage et de l’emmagasinement des marchandises ; ellesforment dans la cité moderne une puissance avec laquelle doitcompter le clan des forts commerçants de la place, car, coalisées,elles disposent d’une armée de compagnons peu formalistes capablesd’entraîner une stagnation complète du trafic et de tenir en échecle pouvoir du Magistrat. Là, du moins on sauvegarderait les droitsdes enfants du terroir ; jamais l’immigré ne supplanteraitl’aborigène de la contrée anversoise comme baes,c’est-à-dire maître, ou même comme simple compagnon.

L’« Amérique », la plus ancienne etla plus riche de ces nations, au service de laquelle venaitd’entrer Laurent, écrémait la main-d’œuvre, disposait des plusbeaux chevaux, possédait des installations modèles et un outillageperfectionné. Chariots, harnais, grues, bâches, cordeaux, bannes,poulies et balances n’avaient point leurs pareils chez lescorporations rivales. Depuis Hoboken jusqu’à Austruweel et à Merxemon ne rencontrait que ses diligentes équipes. Ses poseurs et sesmesureurs transbordaient le grain importé sur des allèges d’unecontenance invariable ; ses portefaix juchaient les sacs etles ballots sur leurs épaules et les rangeaient à quai ou lesguindaient sur les fardiers ; ses débardeurs déposaient sur larive des planches, poutres et grumes en réunissant les produits dela même essence.

Trop habitués à ouvrer de leurs dix doigtspour s’escrimer du crayon et de la plume, c’était Laurent qui, surla présentation de leur collègue Vingerhout, le syndic des chefs oubaes, était chargé de leur besogne de bureau et aussi dusoin de contrôler, à l’entrée ou à la sortie des docks, leschiffres renseignés par les peseurs et mesureurs d’autrescorporations.

Un négociant en café, client de l’Amérique,a-t-il repris une partie de denrées à un confrère, Laurent reçoitle stock des mains de la nation concurrente avec laquelle a traitéle vendeur. Il en a souvent pour une journée de posage sur le quaien pleine cohue, sous les ardeurs du soleil ou par la pluie et lagelée. Mais il s’absorbe en la tâche. Des centaines de ballespoinçonnées et numérotées depuis la première jusqu’à la dernièredéfilent devant lui. Il additionne des colonnes de chiffres tout ensurveillant du coin de l’œil le jeu de la balance. Car gare auxerreurs ! Si le preneur ne trouvait pas son compte, c’estl’Amérique qu’il tiendrait responsable de l’écart, à moins queLaurent n’eût constaté que le préjudice émanait du vendeur et deses ouvriers.

Plusieurs fois il eut à surveiller lesexpéditions de l’usine Dobouziez, et ce n’était pas sans émotionqu’il avisait les caisses blanches balafrées au pinceau noir dusacramentel D. B. Z.

Mais il n’éprouvait pas le moindre regret deson changement de position. Au contraire. Il se réjouissait deservir ces patrons sans morgue, ces baes d’un abord siréconfortant, au lieu de pâtir dans un bureau morose à la solded’un Béjard ou d’un autre arrogant parvenu. Devant la rade et lesbassins remplis de navires, ce mouvement ininterrompu des entréeset des sorties, ces dégorgements ou ces engloutissements decargaisons, ce va-et-vient entre les entrepôts flottants et lesdocks du rivage, cet éboulement continu des marchandises sur lequai et au fond des cales, le commerce ne lui paraissait plus uneabstraction, mais un organisme tangible et grandiose.

Souvent Laurent assistait à la réunion desbaes, le soir, dans une brasserie du Port. Fardiers etcamions sont remisés sous les hangars, mangeoires remplies,litières renouvelées. Les chevaux broient le picotin, le comptablea fermé ses registres, les vastes bâtiments ne logent plus d’autrecompagnon que le garde-écurie, et les grosses portes massives,vraies portes de forteresse, protègent la fortune de l’Amériquecontre les coups de mains des ribleurs et des larrons.

Les bruyantes assemblées, l’épiquedéboutonnage, les croustilleux ou tonitruants propos, alors, àl’« herberge » habituelle ! Tudieu ! ces rudeschefs de corporation, ces baes à peine mieux équarris queleurs subalternes, en lâchent de carabinées qui renverseraient,comme ils en conviennent eux-mêmes, un paysan de son cheval !Il fait beau les voir se nettoyer la bouche d’une gorgée enconséquence, après une gaillardise énorme entre toutes qui les faitse trémousser sur leurs escabeaux et communiquer à la table, àl’armée des demi-litres et aux carreaux des fenêtres unetrépidation comparable à celle que provoquent pendant le jour lescahotements sur le pavé d’un de leurs formidables attelages.

Laurent sortait de ces conférences abasourdi,assommé, un peu asphyxié, comme si on l’avait regoulé de fortsquartiers de viande ou même exposé comme un jambon à desfumigations prolongées. Et en présence de ces tourmentes d’humeurpléthorique comment taxer d’exagération l’exubérance sanguine et lalicence presque animale des coloristes du passé !

En temps de presse, lorsque les salariés àdemeure, l’effectif stationnant, aux heures de la reprise dutravail, devant les locaux de l’Amérique, ne suffisait pas àl’abondance de la peine, il arriva à Laurent d’accompagner sonmaître Jan Vingerhout au Coin des Paresseux, le carrefour voisin dela Maison Hanséatique, ainsi appelé parce que s’y tenait la Boursedes chômeurs perpétuels. Bien typiques les scènes d’embauchage etde recrutement auxquelles il assista ! La première foisLaurent ne comprenait pas que baes Jan, ayant seulementbesoin d’un renfort de cinq hommes, s’était embarrassé d’unevingtaine de ces maroufles, assurément fort valides, même bâtispour fournir des travaux de géant, mais n’exerçant jamais leurmusculature que dans des altercations de pochard et mêlant tropd’alcool à leur sang riche.

– Attendez ! lui dit, en riant, le baes,qui connaissait son monde.

Après des transactions saugrenues, les drôlesacceptaient enfin le marché et se mettaient en route, mais comme àleur corps défendant et en poussant, chaque fois qu’ils mettaientun pied devant l’autre, des soupirs à fendre l’âme.

Arrivés à une vingtaine de mètres de leur lieude stationnement, l’un ou l’autre de ces lazzaroni du Nord,s’arrêtait net et déclarait ne plus pouvoir avancer si on ne luiadministrait un cordial à base d’alcool.

Vingerhout faisant la sourde oreille, lesoiffard se traînait non sans maugréer à sa suite, quitte àformuler la même déclaration quelques pas plus loin. Quoique deuxautres recrues eussent appuyé la supplique du camarade par unsuggestif claquement de langue et des gestes dignes de Tantale, lerecruteur n’entendait pas plus que la première fois.

Au troisième débit de liqueurs, autant dire àla sixième maison, le patient s’avoua vaincu et, avec un juron dedésespoir, déserta la compagnie pour s’approcher du zinc plusirrésistible que l’aimant. Ses deux partisans se traîneront jusqu’àl’assommoir suivant, mais là, après une suprême, mais vainesommation à l’embaucheur. ils reprirent leurs libations au dieuGenièvre.

Laurent commença à comprendre pourquoiVingerhout avait forcé le contingent.

– Ces trois-là sont des ivrognes et deslendores[4] patentés ! lui dit le baes. Je neles engage plus que par acquit de conscience, persuadé qu’ils melâcheront à l’un des premiers tournants du quai. Encore ne suis-jepas sûr des autres !

Jan avait raison de se méfier de leur force decaractère. Le chantier vers lequel il tendait étant situé à prèsd’un kilomètre de là, quelques défections se produisirent encore,l’une pratique débauchant l’autre, si bien qu’à l’arrivée à piedd’œuvre il ne restait à Vingerhout que les dix bras dont il avaitbesoin.

– Estimons-nous heureux que ceux-ci ne noussoient pas glissés entre les doigts à la dernière minute, ce quinous aurait forcé de retourner à leur vivier et d’y recommencer lapêche ! conclut le Poldérien philosophe sans épiloguerautrement sur cet édifiant épisode. Et pour reconnaître leurrelative complaisance, il leur paya une tournée du mirifiquegenièvre.

Laurent apprit à connaître des gaillards, plusoriginaux encore que ces clampins, en accompagnant Vincent Tilbakqui conduisait, en chaloupe, l’un ou l’autre commis de rivière, àla rencontre d’un arrivage. L’amarre détachée, le rameur ne pouvaitd’abord que godiller, pour sortir du bassin de batelage et de larade sans heurter les chalands et les navires à l’ancre. L’yolepassait entre deux vaisseaux dont les œuvres mortes semblaient desomnolentes baleines ayant pour prunelles les fanaux clignotants.Puis Tilbak jouait allègrement de l’aviron. Un silenceintermittent, plus majestueux que le calme absolu, planait sur laterre et le ciel. Laurent prêtait l’oreille au grincement destaquets frictionnés par les rames, à l’égouttement de l’eau despalettes, au clapotis dans la cale. Parfois un « quivive » partait d’une patache de la douane en quête desmoglers. Le nom et la voix de Tilbak apprivoisaient lesgabelous. Au Doel les nuits se passaient, suivant la saison et latempérature, dans la salle commune de la frugale auberge, cassineen bois goudronné, ou à la belle étoile, sur l’herbe de laDigue.

On y rencontrait une engeance interlope,d’industrieux amphibies que Laurent avait le loisir dedétailler : courtiers marrons, estafettes de mercantis,drogmans de mauvais lieux, ou, à des échelons inférieurs encore,pilotins réfractaires, garçons de cambuse en congé forcé, rôdeursde quai, gibier de la correctionnelle, fretin des pénitenciers,généralement désignés sous l’appellation de runners. Desadolescents imberbes, de dégourdis bouts d’hommes, noctambulescomme des matous, insinuants comme des filles : asticots despêcheries en eau trouble.

– N’ayez peur, monsieur Lorki, disait Tilbak,se méprenant sur la stupeur de Laurent devant ce bivacd’interlopes.

À la vérité Paridael celait une curiosité plusque partiale, sous une contrainte et une répugnance assezplausibles. Ils chiquaient, pipaient, sifflaient le rogomme,poissaient des cartes, se portaient des gageures incongrues etmêlaient à leur argot bourguignon flamand des termes d’une langueverte cosmopolite, des éructations de slang. Le lucre, la ruse, lacolère et le vice chiffonnaient les frimousses très avenantes à lapénombre des larges visières marines ou des cheveux frisottant sousles bérets, et la lumière rembrandtesque du bouge, le fuyant clairde lune, le petit jour cuivreux du dehors, un petit jour deguillotinade, leur prêtaient une équivoque de plus.

Le brave Tilbak, qu’ils respectaient au pointde céder le passage à son client, leur gardait rancune depuis savie de matelot.

– En voilà qui s’entendent à gruger les gensde mer ! disait-il. Ah ! ce qu’ils m’ont fait sacrer, cesgouins-là ! Les tentations, les boniments, qu’il m’a fallusubir, lorsqu’ils s’abattaient sur le pont comme une nuée depoissons volants. Heureusement j’avais l’âme trop férue de Siskapour me laisser prendre à leurs amorces. Ils en étaient pour leursdistributions de prix courants et d’échantillons. Je n’aurais eugarde de leur engager mon prêt, ma chair et mon salut. Mais c’estégal, j’étais content de mettre le pied sur le plancher des vaches,pour échapper à leurs hameçons. Je vous le dis, monsieur Laurent,ces runners sont les vrais suppôts des sept péchéscapitaux !…

Vincent Tilbak aurait dû remarquer que, loinde partager son animadversion, Laurent scrutait les jeunesrunners avec une complaisance indue.

Un jour il laissa même entendre à son mentorles affinités qu’il se découvrait avec ces mauvais petitsbougres[5].

À cette ouverture la physionomie de l’honnêteTilbak exprima une si touchante consternation, que l’étourdis’empressa de renier ces sympathies déplacées et déclara, non sansrougir, qu’il avait simplement voulu badiner. Des instinctsd’irrégulier et de réfractaire couvaient en lui. De là, sans qu’ilparvînt à se les expliquer, les postulations sourdes, l’énervanteangoisse, la curiosité lancinante, le navrèrent jaloux et apitoyé,à la fois craintif et tendre, qui le travaillaient devant lefarouche Moulin de pierre, le repaire, mais aussi l’asile des êtresasymétriques.

La vie laborieuse et salubre qu’il menait avecde droits et probes gaillards de la trempe de Jean Vingerhout,l’amitié de Vincent et Siska, mais plus encore l’influencebalsamique d’Henriette devaient reculer l’éclosion de ces germesmorbides. Laurent était devenu le commensal régulier des Tilbak.Une confiance fraternelle ne tarda pas à s’établir entre Henrietteet lui. Jamais il ne s’était trouvé plus à l’aise, plus rassuré,plus charmé, vis-à-vis d’une personne de l’autre sexe. Il semblaitqu’il la connût de longue date. Ils avaient dû grandir ensemble. Lesoir, Laurent aidait les enfants, Pierket et Lusse, à écrire leursdevoirs et à étudier leurs leçons. La sœur aînée vaquant aux soinsdu ménage, allant et venant par la chambre, admirait la science dujeune homme. Après le souper, il faisait la lecture à toute lafamille ou les instruisait en causant. Henriette l’écoutait avecune ferveur non exempte de malaise. Lorsqu’il parlait desévénements de ce monde et de la condition de l’humanité, la jeunefille était bien plus impressionnée par l’exaltation, l’amertume,la fièvre, la révolte que trahissaient les propos du jeune homme,que par le sens même de ses objurgations. Avec cette seconde vuedes aimantes âmes féminines, elle le devinait foncièrement tristeet troublé, et plus il montrait de sollicitude pour les malheureux,les souffrants, et surtout les égarés, plus elle le chérissaitlui-même, plus elle s’absorbait candidement en lui, pressentantqu’entre tous les misérables, celui-ci avait le plus grandementbesoin de charité.

D’ailleurs, auprès d’elle le cours de sesidées ne tardait pas à reprendre une pente moins tourmentée. Sousla caresse tutélaire de ces grands yeux bleus arrêtés ingénumentsur lui, il ne s’apercevait plus que de la quiétude présente, desambiances loyales et des sourires de la vie. Il cessait de cherchermidi à quatorze heures, imposait silence à ses orageusesspéculations.

Autrefois, à la Fabrique, les prunelles deGina lui injectaient sous le derme une liqueur traîtresse ; ilne se possédait plus, devenait mauvais, rêvait un bouleversement etdes représailles, une jacquerie, une révolte servile, aprèslaquelle il se fût attribué, pour part de butin, l’orgueilleuse etméprisante patricienne et lui eût imposé les outrages de sonincendiaire désir. C’était même autant par rancune contre Gina quepar haine des dirigeants et des capitalistes qu’il était retournévers les exploités. Il allait descendre jusqu’aux pariassubversifs, lorsqu’il avait rencontré les prolétaires résignés. Ildevint une sorte d’ouvrier dilettante. La sagesse, la placidité, labelle humeur, la philosophie de ses nouveaux entours, surtout labonté et le charme d’Henriette, endormirent ses rancunes, sesgriefs, le rendirent accommodant et presque opportuniste. L’imagede Gina pâlissait.

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