La Nouvelle Carthage

Chapitre 10L’ORANGERIE

 

Une année s’écoula encore. Le jeune Paridaelobtint enfin de retourner quelques semaines au pays. Dobouziez luifit passer un examen sommaire duquel il résulta que ce gamins’ingéniait plus que jamais à « mordre » aux branchesdont le tuteur faisait le moins de cas ou qu’il les étudiait à unpoint de vue tout opposé aux intentions de cet homme pratique.

Ainsi, au lieu d’apprendre des languesmodernes ce que doit en savoir un bon correspondant commercial, ils’était bourré la tête de billevesées littéraires.

– Je vous le demande ! comme s’iln’existait pas assez de sornettes en langue française ! serécriait le cousin Guillaume.

Laurent était devenu un grand rougeaud auxcheveux plats, d’une santé canaille de manœuvre ; mais sousces dehors trop matériels, sa physionomie épaisse et maussade, cepataud cachait une complexion impressionnable à l’excès, un intensebesoin de tendresse, une imagination exaltée, un tempéramentpassionné, un cœur altéré de justice. Son apathie extérieure,compliquée d’une insurmontable timidité et d’une élocution lente etembarrassée, entravait et contrariait des sons, d’une acuitépresque morbide, des nerfs vibrants et hypéresthésiques. Sous satorpeur couvaient de véritables laves, des fermentations denostalgies et de désirs.

Dès sa plus tendre enfance il avait présentéquelque chose de différent, d’incompatible, qui avait inquiété sesparents pour son avenir. Le pressentiment des épreuves que luiréservait le monde leur rendait plus cher encore ce rejeton à lafois disgracié et élu. Mais en dehors de ces bien-aimés à qui lapromiscuité du sang et de la chair révélait les mérites du sujet,peu d’êtres devaient l’apprécier. Il n’y avait pas à dire, le gamindéconcertait l’observation immédiate, rebutait les avances banales,ne payait pas de mine. Alors qu’il débordait de sentiments et depensées, ou bien une pudeur, une fausse honte l’empêchait de lesexprimer, ou bien, voulût-il les traduire, ce qu’il en disaitprenait un air grimaçant outré, et dépassait le but imposé par lanorme et les convenances.

Laurent serait fatalement incompris. Lesmeilleurs et les plus pénétrants se méprenaient sur son compte ous’alarmaient de ses enthousiasmes débridés, de ses raisonnementspoussés à l’extrême. Il se livrait à des démonstrationsintempestives auxquelles succédaient de brusques abattements. Dessorties exaltées s’étranglaient net dans la gorge et finissaientpar un inintelligible, rauque et presque animal grognement, commesi son âme jalouse eût vivement rappelé, à l’intérieur, cette voléed’incendiaires captifs ou comme si lui-même eut désespéré de sefaire comprendre et reculé devant l’inouïsme de ses effusions.Tels, parfois, la pantominie et les vagissements du sourd-muet surle point de parler. Ses impressions et ses impulsions lecongestionnaient.

En pension, il ne se fit que de rarescamarades. On l’eut pris pour souffre-douleur si ses poings demaroufle n’eussent tenu les brimeurs en respect.

La mort prématurée des siens contribua non pasà le dégoûter de la vie, mais à la lui faire comprendre à sa façon,aimer pour d’autres motifs, voir par d’autres yeux, prendre àrebours des codes, des morales et des conventions. Il devint deplus en plus taciturne. Son apparente inertie représentait celled’une bouteille de Leyde saturée de fluide à en éclater. Souffrant,toujours tendu, pléthorique, ses instincts se dédommageraient de lalongue contrainte, il se débonderait d’un seul coup, s’assouviraitsans mesure, se perdrait à tout jamais, mais en s’étant vengé de lavie. Capable de tous les dévouements, de toutes les délicatesses,mais aussi de tous les fanatismes, dans certains cas il auraitréhabilité le vice et apologié le crime ; il fût devenusuivant les circonstances un martyr ou un assassin ; peut-êtreles deux à la fois.

À l’un de ces dîners de demi-apparat,fréquents à présent chez ses tuteurs, le jeune Paridael fit laconnaissance de Door Bergmans. L’air franc, la prestance, l’allureouverte, les bons procédés du tribun apprivoisèrent le jeunesauvage. Jamais les habitués de la maison ne faisaient attention aupetit parent pauvre. Gina plaisanta Bergmans ; « Vousvous rappelez ma prédiction le jour du lancement du navire ? –Parfaitement, répondit Door. Et je vous avouerai que si c’est là legarçon auquel vous faisiez allusion, il m’intéresse au superlatif.Les quelques mots que je lui ai arrachés révèlent une nature bienau-dessus de l’ordinaire !

Gina parut ne point prendre cet éloge ausérieux, mais, depuis, elle condescendit à s’entretenir plusfréquemment avec son cousin.

Cependant le mariage de Gina ne se décidaitpas aussi facilement que M. Dobouziez avait pu le supposer.Quantité d’obstacles surgissaient contre l’établissement del’héritière, toute millionnaire et ravissante qu’elle fût. Lesprétendants redoutaient son caractère tranchant et impérieux etaussi son goût du faste. Les adulateurs ne manquaient pas. C’étaitautour d’elle une nuée de courtisans, un assaut perpétuel deflirtage et de galanterie, mais aucun prétendant ne seprésentait.

Cora et Angèle Vanderling, plus jeunes queGina, venaient d’épouser Athanase et Gaston Saint-Fardier. Ellesimportunaient leur amie de confidences d’alcôve et lui vantaientles libertés que procure l’existence conjugale. Elles menaienttoutes deux leurs lymphatiques maris par le bout du nez et segênaient moins que jamais pour coqueter avec les galants.Saint-Fardier père, enchanté de se débarrasser de ses fils, leuravait obtenu à l’un un bureau d’agent de change, à l’autre uneposition de « dispacheur » ou expert en avaries.Vanderling, de son côté, avait très décemment doté ses fillettes.Les deux jeunes ménages menaient fort grand train, et lesappétissantes blondines, d’une beauté de plus en plus radieuse etépanouie, s’abandonnaient à tous leurs caprices et à tous leurspenchants.

Avec Bergmans, Béjard demeurait le plus assiduvisiteur des Dobouziez. Laurent, qui savait aujourd’hui lesantécédents de l’armateur, ne lui cachait pas son aversion. Enclinà un vague swedenborgisme, il s’expliquait à présent le momentd’hallucination qu’il avait eu, autrefois, sur l’Escaut, lors del’excursion à Hémixem. À Laurent, Freddy Béjard semblait exhalerles corrosives vapeurs des acréolines, incorporer aussi lesmachines tueuses d’hommes, amputeuses de saine et florissantemain-d’œuvre. Aussi combien Laurent souffrait de voir ce satellitesinistre et néfaste graviter incessamment dans l’orbite de laradieuse Gina. Béjard avait l’intuition du sentiment qu’ilinspirait au collégien et s’amusait à l’agacer, mais à distance,prudemment, comme on fait à un chien de garde qui pourrait sedétacher :

– Ma parole, disait-il souvent à Gina, c’estqu’il n’a pas l’air rassurant, du tout notre jeune maroufle !Voyez donc de quels yeux d’assassin il nous couve ? Ne luiarrive-t-il pas de mordre ? À votre place je lemusellerais !

Disons à la louange de Gina que si l’éloge dupetit sauvage par Bergmans ne laissait pas de l’agacer, elle étaitnéanmoins tentée de prendre le parti de son cousin contre lessarcasmes de Béjard.

Laurent se rapprochait d’autant plus deBergmans qu’il le savait compétiteur de Béjard. Il avait entendu letribun parler en public et, profondément séduit par son éloquenceimagée et savoureuse, il n’était plus seulement son ami, maisencore son partisan. Pourtant, par degrés, un sentiment de jalousies’emparait de lui. Lequel ? Si vague qu’il n’aurait su dire aujuste s’il était jaloux de Gina ou de Bergmans ?

Une plaisanterie inoffensive du tribun faitedevant Régina le blessait. Il tournait alors le dos à son ami, leboudait durant des jours, se montrait plus atrabilaire encore aveclui qu’avec les autres.

– Qu’a donc encore une fois notre petitcousin ? demandait Bergmans.

Mais au contraire de Béjard qui sedivertissait de ces accès d’humeur, Bergmans se rapprochait dupauvret, le grondait doucement avec tant de vraie bonté quel’enfant finissait par se rapprivoiser et par lui demander pardonde ses lubies.

Depuis la puberté, son sentiment capricieux etindéfini pour la jeune fille s’était exaspéré d’énervantespostulations charnelles. L’âge ingrat rendait son caractère encoreplus impressionnable. Les exigences du tempérament s’impatientaientde sa réserve et de sa timidité natives.

À la pension, alors qu’il courait ses quinzeans, il lui était arrivé de défaillir comme une fillette auxeffluves trop vifs des jardins printaniers. Les lutineries durenouveau, les bouffées des crépuscules orageux, ces lourdes brisesd’avant la pluie, qui s’abattent dans les hautes herbes et semblents’y panier, trop ivres pour pouvoir reprendre leur essor,l’atmosphère des solstices d’été et de l’équinoxe d’automnechatouillaient Paridael comme le contact de bouches invisibles.

En ces moments la création entièrel’embrassait et, démoralisé, hors de lui, il aurait voulu luirendre caresse pour caresse ! Que ne pouvait-il étreindre dansun spasme de totale possession les grands arbres qui le frôlaientde leurs branches, les meules de foin auxquelles il s’adossait, ettoutes les ambiances parfumées et attendries ! Il lui tardaitde s’absorber à jamais dans la nature en fermentation ! Nevivre qu’une saison, mais vivre la vie de cette saison !Quelle mélancolie bénigne, quelle délicieuse angoisse, quelrenoncement de son être, quelle morbidesse déjà posthume ! Unjour le timbre si particulier d’un alto lui avait arraché deslarmes. Ce son veloureux et grave, sombre et opulent comme unmanteau nocturne ou un sous-bois automnal, il le retrouvait, àprésent dans la voix de sa cousine. Il assimilait le despotisme decette voix à la vertu des nuits insolites, ne procurant que dedérisoires sommeils, nuits propices aux cauchemars, auxconjurations et aux attentats – les nuits du Moulin depierre !

Il ne cessait pas, croyait-il, d’en vouloirsincèrement à Gina ; il la jugeait avec plus de sévérité et derancune que jamais. Et pourtant l’idée qu’elle n’agréait personnelui causait une certaine joie. Non seulement il se réjouissait dudédain et de la malice avec lesquels elle traitait Béjard, mais ilétait presque heureux lorsqu’elle taquinait et rebutait Bergmans.En apparence elle n’encourageait pas plus l’un que l’autre.« La mauvaise ! » se disait Laurent avec uneartificielle et laborieuse indignation. « À la place de Doorje lui répondrais de la belle façon ! »

Ombrageux comme il l’était, il remarqua unjour l’intonation tendre et presque passionnée qu’elle mit dansquelques paroles sans conséquence adressées au tribun. Il en futtellement troublé que, demeuré seul avec elle, il osa lui dire àbrûle-pourpoint : « Et pourquoi n’épouseriez-vous pasM. Bergmans, ma cousine ? » Elle éclata de rire etle regarda dans le blanc des yeux. « Moi, épouser un partageuxcomme lui, devenir la citoyenne Bergmans ? »s’écria-t-elle avec un accent de sincérité auquel Laurent se laissaprendre.

Tout en protestant contre ses paroles, au fondil en était ravi. Elles le rassurèrent à tel point qu’il feignit dereprocher à Bergmans ses hésitations et ses lenteurs. Il rusaitsans préméditation, d’instinct ; indigné de ses propresdiplomaties, furieux de voir tous les mouvements d’une consciencedroite et probe contrariés et paralysés dans les rets desensorielles duplicités. S’il servait ostensiblement son amiBergmans, c’était malgré le cri de sa chair.

– Me marier, moi ? Demander la main deMlle Dobouziez ! Tu plaisantes, fiston ! » se récriaBergmans à la perspective que venait de lui suggérer, non sansanxiété, le jeune Paridael. « Qui diable t’a logé cette idéedans la caboche ? D’abord cette femme est trop riche pour moi…Et comme l’autre le pressait : « À te dire vrai, jel’aime et me suis fait une délicieuse habitude de saprésence ! Si elle m’avait encouragé le moins du monde,peut-être aurais-je osé m’en ouvrir au père Dobouziez… Mais ce quetu viens de m’évoquer est un avertissement… D’autres que toi aurontremarqué mon assiduité… Il est temps que je cesse de compromettreta cousine. »

– Quel dommage ! fit Laurent. Voussembliez faits l’un pour l’autre. » Et malgré cette convictiontrès légitime, le paradoxal enfant eut peine à contenir sajubilation et à ne pas sauter au cou de Bergmans. Il se fitpourtant violence au point de combattre et de discuter lesscrupules de son ami. En songeant que si Bergmans cessait de venirà la fabrique il n’aurait plus l’occasion de le voir, il lui arrivamême de l’exhorter sans arrière-pensée, car il chérissaitréellement ce prestigieux garçon.

Quant à Béjard, Laurent était certain que Ginane l’accepterait, jamais pour époux. Non seulement l’armateuraurait pu être le père de la jeune fille, mais le correct etirréprochable Dobouziez portait à Béjard une estime purementprofessionnelle qui n’allait pas jusqu’à l’oubli des petitespeccadilles que ce poursuivant avait sur la conscience. Il l’eûtpris plus facilement pour associé que pour gendre.

Fidèle à sa résolution, le tribun fréquentamoins régulièrement la maison et, après un mois de ces visites deplus en plus espacées, il les cessa complètement.

Laurent respirait, à la fois heureux et navré,presque heureux malgré lui, malgré ses remords. Mais il n’était pasà bout d’angoisses.

Gina, la coquette et maligne Gina qui semblaitavoir fait si peu de cas des hommages de Bergmans, parut trèsaffectée de ne plus le voir. Ces regrets, cette préoccupationdevinrent même tellement apparents que la lumière se fit enfin enl’esprit de Laurent.

– Elle m’a menti, elle l’aime ! se dit lejeune homme. Et la déchirante torture que lui causa cettedécouverte lui arracha à lui-même l’aveu de son amour désespérépour l’orgueilleuse Régina.

Il fut atterré, car du même coup il pressentitqu’elle ne l’aimerait jamais.

Alors, il était de son devoir de rapprocherles deux amants. Il aurait même déjà dû prévenir la jeune fille del’affection que lui portait le tribun. S’il se taisait à présent ilse conduirait en fourbe. D’un mot il aurait pu consoler sa cousineet combler de bonheur son ami Bergmans. Bourrelé de remords, il segarda bien de prononcer ce mot. Il endurait un martyre inouï. –Vas-tu parler enfin ? lui criait sa conscience. – Non,non ! Grâce ! Pitié ! gémissait sa chair. – RappelleBergmans au plus vite ! – Je ne le puis, j’expirerais plutôt…– Misérable, mais je te le répète, elle ne t’aimera jamais ! –N’importe, elle ne sera à personne ! – Bergmans est tonami ! – Je le hais ! – Assassin, Gina se meurt ! –Plutôt que de les rapprocher je les tuerais tous deux !

En effet Gina se mourait. En la voyantmaigrir, s’étioler, si triste, si faible, si tranquille et sidouce, ne riant, ne raillant presque plus, indifférente à tout cequi la distrayait autrefois, Laurent fut cent fois sur le point delui confier ce qu’il savait des sentiments de Bergmans. La languelui brûlait comme à un muet qu’un mot soulagerait et quel’impitoyable nature empêche de prononcer ce mot. Cent fois aussi,au moment d’écrire à Door, il laissa tomber la plume. Il eûtpréféré signer son arrêt de mort.

Parti pour Odessa, Bergmans avait envoyé desbords de la Mer Noire deux ou trois lettres commerciales pourempêcher que l’on commentât son éclipse prolongée.

La douleur des Dobouziez était telle qu’ils neremarquèrent pas la figure convulsée et les allures bizarres deleur pupille.

Laurent qui ne se sentait décidément point laforce de parler à Gina prit un soir la résolution de tout raconterle lendemain au père. « Elle ne m’aimera jamais ! serépétait-il à la façon des stoïciens raffinant sur les torturespour s’y rendre insensibles. Et moi, suis-je bien certain de luiporter de l’amour ? N’est-ce point l’envie qui m’aveugle etqui, parce que je suis morose et déshérité, me rend hostile aubonheur des autres ? » Malgré tous les efforts qu’il fitpour se persuader de ces prétendues erreurs, en présence deM. Dobouziez il ne trouva plus une parole et toute sa grandeurd’âme sombra dans les abîmes de son amour.

Il était allé s’asseoir aux côtés de lamalade, dans l’orangerie, parmi ces fleurs capiteuses et perversesdont elle persistait à s’entourer. Depuis sa maladie elles’habituait à la présence et aux soins de Laurent comme à ceux d’ungarde-malade. Généralement il lui faisait la lecture et elleprenait un plaisir de petite-maîtresse à le reprendre. Ce matin ilbredouillait et bafouillait outrageusement : « Maisqu’avez-vous donc, Laurent ? fit-elle, je ne comprends plus unmot de ce que vous lisez. »

Il déposa le livre sur la table et saisissantses mains amaigries : « Régina, balbutia-t-il, il fautque je vous apprenne quelque chose de grave, oh, de trèsgrave… » Il s’arrêta, la regarda dans les yeux, devint trèsrouge. Il allait prononcer le nom de Door Bergmans, de nouveau cenom ne passa point la gorge. Sans ajouter un mot, entraîné par uneimpulsion irrésistible, pris d’une sorte de vertige, il ne put quetomber à genoux et couvrir de baisers et de pleurs les mains queGina confuse et même effrayée essayait de retirer. Agacé et excitépar l’aversion qu’elle lui témoignait, loin de la lâcher, il serapprocha d’elle et l’attira brutalement à lui. Gina jeta un criperçant auquel accourut la providentielle Félicité :

– De mieux en mieux ! glapit le factotumen jetant les bras au ciel.

Laurent lâcha prise, sortit en courant, lespoings serrés, furieux comme s’il avait été trahi et écrasé aumoment de tenir une victoire. Sur-le-champ la servante fit sonrapport à ses maîtres et le même jour, avant que les vacancesn’eussent expiré, M. Dobouziez renvoyait Laurent aucollège.

De là, le coupable tout penaud et au regret desa violence, très inquiet des conséquences qu’elle avait eues pourGina, écrivit lettre sur lettre demandant des nouvelles. Personnene lui répondait. Il se faisait horreur. Sans doute Gina allait auplus mal. L’aggravation de son état n’était-elle pas due àl’émotion qu’il lui avait causée ? Peut-être était-elle àl’agonie, peut-être était-elle morte ? À la fin, n’y tenantplus il s’enfuit du pensionnat et tomba comme une bombe à lafabrique. Le télégraphe avait déjà mis la maison au courant de safugue. La première personne qu’il rencontra fut le terribleSaint-Fardier.

– Ah ! vous voilà, vaurien ! s’écriacelui-ci, et il fit mine de vouloir lui tirer les oreilles.

– Je vous en supplie, monsieur, s’écria.Laurent, dites-moi comment va ma cousine Régina…

– Mme Béjard se porte d’autant mieuxqu’elle n’aura plus rien de commun avec un polisson de votreespèce…

Madame Béjard ! Laurent n’entendit queces doux mots et demeura hébété, tellement que Saint-Fardierl’ayant pris au collet, il ne songea même pas à se défendre.Dobouziez intervint en ce moment : « Laissez, dit-il, àson associé, je vais en finir avec ce gredin ! » Et, àLaurent : « Vous, suivez-moi dans monbureau ! »

Le jeune homme obéit machinalement,

– Voilà cent francs ! lui dit Dobouziez.Tous les premiers du mois on vous en enverra autant. Cette sommereprésente le revenu du modique capital que vous laissa votre père…Tirez-vous d’affaire à présent… Bonne chance… Ah ! unerecommandation encore… Il ne faut plus compter sur aucun membre dela famille… Toutes nos portes vous sont fermées… Cetteinqualifiable équipée vous met au ban des vôtres. Au revoir… Je nevous retiens plus…

– La cousine Gina n’est pas devenueMme Béjard, n’est-ce pas ? hasarda Laurent entendant àpeine l’excommunication majeure fulminée contre lui.

– Mme Béjard n’est plus votre cousine.Allons, prenez votre argent… Et tâchez que je n’entende jamaisparler de vous !…

Laurent s’arrêta sur le seuil de la porte.Déjà M. Dobouziez s’était rassis devant sa table de travail etallait se remettre à la besogne comme si rien de grave ne s’étaitpassé, comme s’il venait simplement de régler son compte à uncommis congédié.

Cette attitude froissa Laurent et le rappelaau sentiment de la situation. Depuis quelques secondes il senoyait, il abjurait la vie ; à présent il remontait a lasurface :

– Eh bien, soit, pensa-t-il, autant nousséparer comme ça.

Il sortit. Dans la rue une gaîté nerveuses’empara de lui, par réaction. N’était-il pas libre, émancipé, sonpropre maître ? Plus de collège, plus de contrôle, plus detutelle. Et surtout plus de remords, plus de jalousie, plus mêmed’amour. Mme Béjard, croyait-il en ce moment, le détachait àtout jamais de Gina. Il répudiait sa cousine comme il eût rejetéloin de lui une fleur polluée par une limace.

– Dire que ces Dobouziez croient me punir enrenonçant à s’occuper de moi ! se répétait le jeune exalté. Etcette brute de Saint-Fardier ! Si je n’avais pas été assommépar cette nouvelle… je l’étranglais net.

En longeant le fossé dé la fabrique :« Tu as beau parler, eau graisseuse, eau putride ! C’estle passé, mon passé, qui croupit au fond de ta vase huileuse… C’estun cadavre, c’est ma chrysalide que tu détiens. Ta nymphe estdevenue Mme Béjard ! Cloaque pour cloaque, ô fossé demalheur, tu me parais moins dégoûtant que certainsmariages ! »

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