La Nouvelle Carthage

Chapitre 8DAELMANS-DEYNZE

 

À rentrée d’une des rues riveraines duMarché-aux-Chevaux, où des hôtels un peu froids, habités par despatriciens, voisinent, comme en rechignant, avec des bureaux et desmagasins de négociants, théâtre d’un va-et-vient continuel de rucheprospère, – court, sur une quarantaine de mètres, un mur bistré,effrité par deux siècles au moins, mais assez massif pour subsisterdurant de longues périodes encore.

Au milieu, une grande porte charretières’ouvre sur une vaste cour fermée de trois côtés par desconstructions remontant à l’époque des archiducs Albert etIsabelle, mais qui ont subi, depuis, des aménagements et desrestaurations en rapport avec leurs destinées modernes.

Un des solides vantaux noirs étale une largeplaque de cuivre, consciencieusement astiquée, sur laquelle on liten gros caractères : J.-B. Daelmans-Deynze et Gie.Le graveur voulait ajouter : denrées coloniales. Mais a quoibon ? lui avait-on fait observer. Comme deux et deux fontquatre, il est avéré, à Anvers, que Daelmans-Deynze, les seulsDaelmans Deynze, sont commerçants en denrées coloniales, de père enfils, en remontant jusqu’à la domination autrichienne, peut-êtrejusqu’aux splendeurs de la Hanse.

Si l’on s’engage sous la porte, profonde commeun tunnel de fortifications, et qu’on débouche dans la cour, onavise d’abord un petit vieillard alerte, quoique obèse, rouge deteint, monté sur de petites jambes minces et torses, arc-boutéesplus que de nécessité, mais qui sont en mouvement perpétuel. C’estPietje le portier. Pietje de kromme – le cagneux – commel’appellent irrévérencieusement les commis et les journaliers de lamaison, sans que Pietje s’en offusque. Aussitôt qu’il vous auraaperçu, il ôtera sa casquette de drap noir à visière vernie et, sivous, demandez le patron, le chef de la firme, il vous dira,suivant l’heure de la journée : « Au fond, dans lamaison, s’il vous plaît, monsieur », ou bien : « àdroite, sur son bureau, pour vous servir… »

La cour, pavée de solides pierres bleues,s’encombre généralement de sacs, de caisses, de tonnes, defutailles, de dames-jeanne, d’outres et de paniers de toutescouleurs et dimensions.

Mais Pietje, jouissant de votre surprisecandide, vous apprendra que ceci ne vous représente qu’un dépôtinfime, un stock d’échantillons.

C’est à l’entrepôt Saint-Félix, ou dans lesdocks, aux Vieux-Bassins, que vous en verriez des marchandisesimportées ou exportées par Daelmans-Deynze !

De lourds chariots, attelés de ces énormeschevaux de « Nations » aux croupes rondes et luisantes,attendent, dans la rue, qu’on les charge ou qu’on les allège.M. Van Liere, le magasinier, en veston, fluet, rasé de près,l’œil douanier, le crayon et le calepin à la main, prend des notes,aligne des chiffres, remplit les formules, empoigne des lettres devoiture, parcourt les factures, saute parfois, agile comme unécureuil, sur le monceau des marchandises dont il constate lacondition en poussant des cris et des interpellations, gourmandantses aides, pressant les charretiers dans une langue aussiinintelligible que du sanscrit pour qui n’est pas initié auxmystères des denrées coloniales.

Les débardeurs, de grands diables, tailléscomme des dieux antiques, avec leur tablier de cuir, leurs bras nusoù les muscles s’enroulent comme les fibres d’un câble, rouges,empressés, soulèvent, avec un « han ! » d’entrain,les lourds ballots et, le poids assis sur leurs épaules, nesemblent plus supporter qu’un faix de plumes. Le charretier enblouse bleue, en culotte de velours brun à côtes, le feutre ronddéformé et déteint par les pluies, son court fouet à large cordesous le bras, écoute respectueusement les observations deM. Van Liere.

– Minus, dérangez-vous un peu ! Laissezpasser monsieur, dit ce potentat avec un sourire de condescendance,en comprenant, d’un coup d’œil, l’embarras de votre situation alorsque vous enjambez les sacs et les caisses sans savoir comment cettegymnastique finira.

Un des colosses déplace, comme d’un revers desa main calleuse, un des barils persécuteurs et avec un« Merci » de naufragé recueilli, vous poussez, enfin,dans l’angle du mur de la rue et du corps de bâtiment à droite, uneporte vitrée sur laquelle se lit le mot : Bureaux.

Mais vous n’entrez encore que dansl’antichambre.

Une nouvelle poussée. Courage ! La portecapitonnée de cuir à l’intérieur glisse sans bruit. Vingt plumesinfatigables grincent sur le papier épais des registres ou frôlentla soie des copies de lettres ; vingt pupitres adossés, deux àdeux, se prolongent à la file sur toute la longueur du bureauéclairé du côté de la cour par six hautes fenêtres ; vingtcommis juchés sur un nombre égal de tabourets, les manches enlustrine aux bras, le nez penché sur la tâche, semblent ne pass’être aperçus de votre intrusion. Vous toussez, n’osant recourir àune interpellation directe… – Artie étrangère ?M’sieur ?… – Correspondance ? Caisse ?… L’articlecorinthes… Dattes… Pruneaux… Huile d’olive ?… vous demandentmachinalement, sans même vous dévisager, les ministres de cesdépartements divers, jusqu’à épuisement de la liste. – Non !dites-vous au moins imposant de ce personnel… un jeune homme àl’air doux et novice, saute-ruisseau, vêtu de chausses trop courtespour son long corps, ses bras en steeple-chase continuelavec la manche de sa veste battant de la longueur d’une main, d’unpoignet, d’une partie d’avant-bras, l’étoffe poussive. – Non !dites-vous, je désirerais parler à M. Daelmans… –Daelmans-Deynze ! rectifie le jeune homme effaré…M. Daelmans-Deynze… la porte du fond devant vous… Permettezque je vous précède… Il peut être occupé… Votre nom,monsieur ?…

Enfin, la dernière formalité étant remplie,vous avancez, longeant la file des pupitres, passant pour ainsidire en revue, et de profil, les vingt commis gros ou maigres,chlorotiques ou couperosés, lymphatiques ou sanguins, blonds ounoirs, variant de soixante à dix-huit-ans – l’âge du jeune hommeeffaré – mais tous également préoccupés, tous profondémentdédaigneux du motif profane qui vous amène, vous, simpleobservateur, artiste, travailleur intermittent, dans ce milieud’activité incessante, un des sanctuaires de dilection du Mercureaux pieds ailés.

Et c’est à peine si M. Lynen, le vieuxcaissier, a relevé vers vous son front chauve et ses lunettes d’or,et si M. Bietermans, son second en importance, lecorrespondant pour les langues étrangères, a campé pour vouslorgner un instant, son pince-nez japonais sur son nez au buscdiplomatique.

Mais ces comparses comptent-ils encore lorsquevous êtes en face du chef suprême de la « firme » ?– Entrez, a-t-il dit de sa voix sonore. Il est là devant vos yeux,cet homme solide comme un pilier, un pilier qui soutient sur sesépaules une des maisons-mères d’Anvers. Il vous a dévisagé de sesyeux bleuâtres, gris et clairs ; cela sans impertinence ;d’un seul regard il vous jauge aussi rapidement son homme qu’ilcombinera une affaire en Bourse ; il a non seulement lecompas, mais la sonde dans l’œil ; il devinera de quel boisvous vous chauffez, et éprouvera, avec une certitude aussiinfaillible que la pierre de touche, si c’est de l’or pur ou dudoublé que porte votre mine.

Un terrible homme pour les consciencesvéreuses, les financiers de hasard, que Daelmans-Deynze ! Maisun ami de bon conseil, un aimable protecteur, un appui intègre queDaelmans-Deynze pour les honnêtes gens, et vous en êtes, car c’estavec empressement ; qu’il vous a tendu sa large main et qu’ila serré la vôtre.

La plume derrière l’oreille, la bouchesouriante, la physionomie ouverte et cordiale, il vous écoute,scandant vos phrases de politesse de « très bien ! »obligeants, en homme sachant qu’on s’intéresse à ce qui leconcerne. Sa santé ? Vous vous informez de sa santé.Pourrait-on porter plus gaillardement ses cinquante-cinq ans !Ses cheveux correctement taillés et distribués des deux côtés de latête par une raie irréprochable, grisonnent quelque peu, mais nedésertent pas ce noble crâne ; ils lui feront plus tard uneauréole blanche et donneront un attrait nouveau à ce visagesympathique. Les longs favoris, bruns, que sa main tortillemachinalement, s’entremêlent ; aussi de fils blancs, mais ilsont grand air, tels qu’ils sont. Et ce front, y découvre-t-on lamoindre ride ; et ce teint rose, n’est-il pas le teint parexcellence, le teint de l’homme sans fiel, au tempérament bienéquilibré, aussi foin de la phtisie que de l’apoplexie ?… Ilne porte même pas de lunettes, Daelmans-Deynze. Un binocle en orest suspendu à un cordon. Simple coquetterie ! il lui rendaussi peu de services que le paquet de breloques attaché à sachaîne de montre. Son costume est sobre et correct. Le drap trèsnoir et le linge très blanc, voilà son seul luxe en matière detoilette. Grand, large d’épaules, il se tient droit comme un I, ouplutôt, comme nous l’avons dit, un pilier, un pilier sur lequelreposent les intérêts d’une des plus anciennes maisonsd’Anvers.

Digne Daelmans-Deynze ! À la rue, ce sontdes coups de chapeau à chaque pas. Depuis les écoliers qui serendent en classe, jusqu’aux ouvriers en bourgeron, tous lui tirentla casquette. Et jusqu’au vieux et hautain baron Van der Dorpen,son voisin, qui le salue, souvent le premier, d’un amical« Bonjour, monsieur Daelmans »… C’est que son écusson demarchand n’a jamais été entaché. Réclamez-vous de cetteconnaissance et pas une porte ne vous sera fermée dans la grandeville d’affaires, depuis la Tête de Grue jusqu’à Austruweel.

Dans les cas litigieux, c’est lui que lesparties consultent de préférence avant de se rendre chez l’avocat.Combien de fois son arbitrage n’a-t-il pas détourné des procèsruineux et son intermédiaire, sa garantie, des faillitesdésastreuses. Vous vous informez de sa femme ?… Elle se portetrès bien, grâce a Dieu, Mme Daelmans… Je vous conduiraiauprès d’elle… Vous déjeunerez avec nous, n’est-ce pas ?… Enattendant, nous prendrons un verre de Sherry.

Il vous met sa large main sur l’épaule ensigne de possession ; vous êtes son homme, quoi que vousfassiez. On ne refuse pas, d’ailleurs, une si cordiale invitation.Il pourrait vous conduire directement du bureau dans la maison parla petite porte dérobée, mais il a encore quelques ordres à donnerà MM. Bietermans et Lynen. – Une lettre de notre correspondantde Londres ? dit Bietermans en se levant. Ah ! DeMordnunt-Hackey… Très bien… Très bien… ! L’affaire dessucres, sans doute… Écrivez-lui, je vous prie, que nous maintenonsnos conditions… Messieurs, je vous salue… Qui fait la Bourseaujourd’hui ? Vous, Torfs ? N’oubliez pas alors de voirM. Berwoets… Excusez-moi, mon ami… Là, je suis à vous…

Ô l’aimable homme queDaelmans-Deynze !

Ces ordres étaient donnés sur un ton paternelqui lui faisait des auxiliaires fanatiques de son peupled’employés.

Une remarque à faire, et ce n’était pas là unedes moindres causes de la popularité de Daelmans à Anvers, c’estque la firme n’occupait que des commis et des ouvriers flamands etsurtout anversois, alors que la plupart des grosses maisonsaccordaient, au contraire, la préférence aux Allemands.

Le digne sinjoor ne voulait même pasaccepter les étrangers comme volontaires, il ne reculait pas devantune augmentation de frais pour donner du pain aux « garsd’Anvers », aux jongens van Antwerpen, comme ildisait, heureux d’en être, de ces gars d’Anvers.

Les autres négociants trouvaient originalecette façon d’agir. Le banquier rhénan Fuchskopf haussait lesépaules et disait à ses compatriotes résidant à Anvers :« Ce ger Taelman vé té la boézie ! », mais le digneFlamand « faisait bien et laissait dire », et les Tilbakparlaient avec attendrissement du patriotisme du millionnaire duMarché-aux-Chevaux, et Vincent faisait miroiter aux yeux de sonpetit Pierket, bon écolier, cette perspective : « Toi, tuentreras un jour chez Daelmans-Deynze. »

Il vous a entraîné au fond de la cour dans lamaison dont la façade antique est tapissée d’un lierre pour lemoins contemporain de la bâtisse. À gauche, en face du bureau, sontles écuries et la remise. On gravit quatre marches, on pousse lagrande porte vitrée précédée d’une marquise.

– Joséphine ! voici un ressuscité…

Et une bonne tape dans le dos, de la main devotre hôte, vous met en présence de Mme Daelmans.

Celle-ci, qui travaillait à un ouvrage aucrochet, jette une exclamation de surprise et s’extasie surl’heureuse inspiration à laquelle on doit votre visite.

Si le mari a bonne mine et l’abordsympathique, que dire de sa « dame » ? Le type parexcellence de la ménagère anversoise, soigneuse, proprette etdiligente.

Elle a quarante ans, Mme Daelmans. Desbandeaux bien lisses de cheveux noirs encadrent un visage réjoui,où brillent deux yeux bruns affectueux et où sourient des lèvresmaternelles. Les joues sont fournies et colorées comme la chaird’une pomme mûrissante.

Elle est petite, la bonne dame, et se plaintde devenir trop épaisse. Cependant, ce n’est pas la paresse qui estcause de cette corpulence. Levée dès l’aube, elle est toujours surpied, active et remuante comme une fourmi. Elle préside à toutesles opérations du ménage, avoue-t-elle, mais ce qu’elle ne dit pas,c’est qu’elle met elle-même la main à toutes les besognes. Rien nemarche assez vite à son gré. Elle en remontre à sa cuisinière dansl’art de bouillir le pot au feu, et au domestique dans celuid’épousseter les meubles. Elle court de l’étage au rez-de-chaussée.À peine a-t-elle l’envie de s’asseoir et mis la main sur le journalou le : tricot entamé, que lui vient une inquiétude sur lesort du ragoût qui mijote dans la casserole, ou de la provision depoires du cellier : Lise aura fait trop grand feu et Piernégligé de retourner les fruits qui commençaient à se piquer d’uncôté. Avec cela pas d’humeur ; la bonne dame est vigilantesans être tatillonne. Elle fera largement l’aumône aux pauvres dela paroisse, mais ne tolérera pas qu’on perde un morceau de pain,petit comme le doigt.

Aussi comme elle est tenue, la vieille maisonde Daelmans-Deynze ! Dans la grande chambre où l’on vous aintroduit, vous ne serez pas frappé par un luxe de la dernièreheure, un mobilier flambant neuf, des peintures auxquelles undécorateur à la mode vient de donner un coup de pinceau hâtif. Non,c’est l’intérieur cossu et simple dont vous avez rêvé en voyant lesmaîtres. Ces meubles ne sont pas les compagnons d’un jour achetéspar un caprice et remplacés par une lubie, ce sont de solidescanapés, de massifs fauteuils en acajou, style empire, garnis develours pistache. On en renouvelle les coussins avec, un soinjaloux ; on polit consciencieusement le bois séculaire ;on les entretient comme de vieux serviteurs de la maison : onne les remplacera jamais.

La dorure des glaces, des cadres et du lustrea perdu, depuis longtemps, le luisant de la fabrique, et lescouleurs de l’épais tapis de Smyrne ont été mangées par le soleil,mais les vieux portraits de famille gagnent en intimité et enpoésie patriarcale dans ces médaillons de vieil or, et le tapislaineux a dépouillé ses couleurs criardes ; ses bouquetséclatants ont pris lès tons harmonieux et apaisés d’un feuillage deseptembre. Il y a bien des années que ces grands vases d’albâtreoccupent les quatre encoignures de la vaste pièce ; que cecuir de Cordoue revêt les parois ; que la table ronde enpalissandre trône au milieu de la salle, que la pendule à sujet, autimbre vibrant et argentin, sonne les heures entre les candélabresde bronze à dix branches. Mais ces vieilleries ont grand air ;ce sont les reliques des pénates. Et les housses ajourées, œuvre ducrochet diligent de la bonne dame Daelmans, prennent sur cescoussins de velours sombre des plis sévères et charmants de napped’autel.

C’est devant ce Daelmans-Deynze que GuillaumeDobouziez se présente, le lendemain du dîner politique chezM. Freddy Béjard.

Ces deux hommes, camarades de collège,s’estimaient beaucoup et se fréquentaient assidûment il y a desannées ; et c’est le luxe trop ostensible, le train de maisontapageur et surtout les relations remuantes et cosmopolites del’industriel qui ont éloigné M. Daelmans d’un confrère dont ilapprécie les connaissances solides, l’application et la probité.Autrefois même, il fut sérieusement question entre eux d’uneassociation commerciale. Daelmans comptait mettre ses capitaux dansla fabrique. Mais c’était à l’époque de la pleine prospérité decette industrie et Dobouziez préférait en demeurer propriétaireprincipal. Aujourd’hui il vient proposer humblement au négociant dereprendre ses actions.

Daelmans-Deynze sait depuis longtemps quel’usine périclite, il n’ignore pas moins les sacrifices auxquels serésigna Dobouziez pour établir sa fille et venir en aide àBéjard ; il pourrait manifester à son interlocuteur un certainétonnement devant une pareille proposition, et ravaler l’objetoffert afin de l’obtenir à des conditions léonines ; maisDaelmans-Deynze y met plus de discrétion et moins de rouerie. Aufond, il ne nourrit pas grande envie de s’embarrasser d’une affairenouvelle par ce temps de crise et de stagnation, mais il a deviné,dès les premiers mots de l’entretien, voire par la démarche même àlaquelle s’est décidé Dobouziez, que celui-ci se trouve dans desdifficultés atroces, et Daelmans appartient à la classe de plus enplus restreinte de commerçants qui s’entraident. Non, admirez letact avec lequel M. Daelmans débat les conditions de lareprise. Afin de mettre M. Dobouziez à l’aise, il ne feintaucune surprise, il ne prend pas ce ton de compassion quioffenserait si cruellement un homme de la trempe dufabricant ; il ne lui insinue même pas que s’il consent aracheter la fabrique, de la main à la main, c’est uniquement pourobliger un ami dans la détresse. Pas une récrimination, pas unreproche, aucun air de supériorité !

Oh ! le brave Daelmans-Deynze ! Etces bons sentiments ne l’empêchent pas d’examiner et de discuterlonguement l’affaire. Il entend concilier son intérêt et sagénérosité ; il veut bien obliger un ami, mais à condition dene pas s’obérer soi-même. Quoi de plus équitable ? C’est à lafois strictement commercial et largement humain. Cependant ils vontconclure.

Reste un point que ni l’un ni l’autre n’osentaborder. Il faut bien s’en expliquer cependant ; tous deuxl’ont au cœur. Mais Dobouziez est si fier et Daelmans sidélicat ! Enfin, Daelmans se décide à prendre, comme il dit,le taureau par les cornes :

– Et, sans indiscrétion, monsieur Dobouziez,que comptez-vous faire à présent ?

L’autre hésite à répondre. Il n’ose pasexprimer ce qu’il souhaiterait.

– Écoutez, reprend M. Daelmans, vouaaccueillerez mes ouvertures comme voua l’entendrez et il estconvenu d’avance que vous me les pardonnez, au cas où elles vousparaîtraient inacceptables… Voici. La fabrique changeant depropriétaire, il serait désastreux qu’elle perdit du même coup sondirecteur… Vous me comprenez ? Je dirai même que cetteéventualité suffirait pour faire hésiter l’acquéreur. Des capitauxse remplacent, monsieur Dobouziez, l’argent se gagne, se perd – segaspille, allait-il dire, mais il se retint – se regagne. Mais cequi se trouve et ce qui se remplace difficilement, c’est un hommede talent, un homme instruit, actif, expérimenté, un homme dumétier… C’est pourquoi je vous demande, monsieur Dobouziez, si vousverriez quelque inconvénient à demeurer à la tête d’une industrieque vous avez édifiée et que vous seul pouvez maintenir etperfectionner… Nous comprenons-nous ?

S’ils se comprenaient ! Ils ne pouvaientmieux se rencontrer. C’était précisément la solution qu’espéraitM. Dobouziez.

Entre gens si honnêtes et si droits, onconvint avec tout autant de facilité du chiffre des appointementsdu directeur ; sauf ratification par Saint-Fardier et lespetits actionnaires : une simple formalité. Il va sans direque M. Daelmans mit vos appointements à un chiffre trèsrespectable. Il voulait même que le directeur continuât d’occuperla somptueuse maison attenante à la fabrique. Mais le père esseulédésirait retourner auprès de son enfant.

Ah ! personne comme Daelmans-Deynzen’aurait pu adoucir à Dobouziez l’amertume et l’humiliation de cesacrifice ! Qui s’imaginerait pareille délicatesse etpareilles nuances de procédés chez cet homme de négoce !Dobouziez dut se l’avouer au fond de son cœur si blindé, si fier,si peu accessible aux émotions. Et, au moment de prendre congé deM. Daelmans – son patron – comme il articulait quelquecorrecte formule de remerciements, il sentit se fondre brusquementcomme des glaçons dans sa poitrine, et, se ravisant, se précipitadans les bras de son ami, son sauveur.

– Courage ! lui dit l’autre avec sasimplicité et sa rondeur habituelles.

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