La Nouvelle Carthage

Chapitre 6LE COSTUME NEUF

 

Cet hiver Mlle Dobouziez entrerait dans lemonde. Les journées se passaient en courses et en emplettes. Ginase faisait confectionner de coûteuses et raffinées toilettes. Lamère, qui allait être forcée de la chaperonner et de l’accompagner,se sentait un regain de coquetterie. Elle entendit s’habiller commeune jeunesse, porter des couleurs claires, assortir ses robes etses coiffures à celles de sa fille. Poussant à l’excès l’amour desfleurs artificielles et des rubans tapageurs, elle mettait sensdessus dessous les magasins de la modiste, déroulait tous lesrubans, déballait tous les cartons d’oiseaux empaillés, se trempaitcomme dans un bain de coques, de brides, de marabouts et de plumesd’autruches. Si Régina n’eût point été là pour prendre à part lafournisseuse, au moment de sortir et lui décommander à l’oreille,une partie des agréments choisis par la bonne dame, elle eût arboréses chapeaux de quoi garnir les vases d’un maître-autel decathédrale ou enrichir un musée de botanique et d’ornithologie. Cen’était pas sans luttes et sans peines que Gina, très sensible auridicule, parvenait à élaguer de quelques arbustes la pépinière queMme Dobouziez se proposait d’offrir à l’admiration du grandmonde commerçant.

Gina révélait déjà des impatiences de femme,montrait des velléités d’émancipation. Pour le milieu où elle lesproduirait, ses toilettes de jeune fille manquaient un peu demodestie – comme s’exprime la pruderie provinciale – mais ellespossédaient tant de cachet et Gina les portait avec une allure sicrâne et si souveraine ! Laurent se sentait de plus en plusfasciné par la radieuse héritière et cela sans démêler encore si lesentiment qu’il éprouvait à son égard était de l’envie ou del’amour.

Il arrivait un moment où la perspective dedistractions et de succès nouveaux enfiévrait Gina et la rendaitplus communicative, plus aimable avec son entourage. Gagné par cetentrain, cette humeur conciliante et réjouie, Laurent lui-mêmedemeurait quelquefois auprès d’elle. Quand il se renfrognait dansson coin elle l’appelait, lui racontait ses projets, le nombred’invitations qu’on lancerait pour le premier bal, lui montrait sesemplettes, daignait le consulter sur la nuance ou le chiffonnaged’une étoffe, sur le choix d’une bague : « Voyons,approche, paysan ! Montre que tu as du goût ! » Ellelui décochait cette épithète de paysan avec une rondeur quienlevait sa portée désobligeante au sobriquet. Cette embelliefamiliale durerait-elle ? Laurent en profitait comme levagabond transi se réchauffe béatement au coin d’un âtrehospitalier, oubliant que dans une heure, il lui faudra reprendresa course à travers la neige et le gel.

Lorsque Laurent assistait dans le vestibule etjusque sous le porche de l’allée cochère au départ de ces dames,Gina acceptait ses attentions, consentait à prendre de sa main lasortie de bal, l’éventail, l’ombrelle. Il la voyait monterprestement en voiture, relever d’un geste adorable le fouilliscoquet de ses jupes : « Viens-tu, mère ? … Bonjour,paysan ! » La cousine Lydie se hissait, essoufflée ;le marchepied criait sous son poids et la caisse de la voiturepenchait de son côté.

Enfin, avec un soupir, elle s’installait.Nerveuse, la menotte gantée de Gina abaissait la glace ducoupé ; le portier, casquette à la main, écartait les vantauxde l’entrée et saluait ces dames… Elle était partie !…

Il fallut songer aussi au trousseau du jeuneParidael qu’on allait envoyer loin du pays dans un collègeinternational, d’où il ne reviendrait qu’après avoir terminé sesétudes.

La cousine Lydie et l’inévitable Félicité selivrèrent à des fouilles dans la garde-robe de M. Dobouziez.Avec une minutie d’archéologue elles inspectèrent, pièce par pièce,les nippes que « Monsieur » ne portait plus, se lesrepassant de main en main, pesant, tâtant, se concertant. Amadouéeaussi par l’atmosphère de fête emplissant la maison,Mme Dobouziez se déclarait prête à sacrifier, pour la faireajuster à la taille de son pupille, par un petit tailleur dufaubourg, une redingote presque neuve ou une culotte, plutôtdémodée qu’usée, de son époux.

Mais Félicité trouvait toujours les vêtementsbeaucoup trop beaux pour un garçon si négligent sur seseffets : « Vrai, madame, les sabots, la blouse, lacasquette et la culotte en cuir de nos ouvriers lui conviendraientmieux. »

La cousine Lydie arrachait presque, parserment, à l’heureux Paridael, la promesse de bien ménager ceshabillements. C’était des « bien sûr ? » et des« tu le corrigeras, n’est-ce pas ? » comme si on luieût confié la tunique sans couture du Sauveur. À tel point quedevant la lourde responsabilité qu’il endosserait en même temps quela défroque du cousin, Laurent eût préféré revêtir, en effet, lesbardes inusables et commodes des manœuvres, ses amis.

Il ne restait plus qu’à disposer de certaineculotte à carreaux verts et bleus, une horreur que le cousinlui-même, peu exigeant sur le chapitre de la toilette, avaitrépudiée dès la troisième épreuve.

Félicité guignait ces bragues désastreusespour les revendre au fripier. Chaque pièce d’habillement dévolue àl’orphelin diminuait d’autant le profit du factotum à qui revenaitautrefois 1a dépouille des maîtres. Cette circonstance n’était pasétrangère à l’animosité qu’elle entretenait à l’égard de Laurent.Celui-ci, cependant, lui aurait volontiers cédé toute la garde-robedu cousin, et surtout ce désastreux pantalon épinard etindigo ; mais il n’osait témoigner ouvertement sa répugnance,la cousine Lydie s’étant mis en tête de lui causer une grandejoie.

En ce moment Régina qui cherchait sa mère seprésenta sur le palier des combles.

– Oh ! le cauchemar !fit-elle ; j’espère bien, maman, que tu ne vas pas faireporter cette friperie à Laurent ? C’est pour le coup que lepaysan mériterait son nom.

Et, prise d’un bon mouvement fraternel, Ginaayant examiné le tas de vieilleries destinées à son cousin, déclaraqu’il y avait là de quoi lui tailler quelques vêtements de fatigue,mais rien dont on pût retirer un costume habillé :« Viens-nous-en, mère, dit-elle ; j’ai deux courses àfaire en ville, et, en passant, nous verrons les fournisseursd’Athanase et Gaston Saint-Fardier. Ils trouveront bien moyen dedécrasser un peu ce bonhomme ; allons, arrive,toi ! »

Pas moyen de résister à Gina. Félicité dévorason dépit et se consola de l’insolite faveur témoignée par lacapricieuse et hautaine jeune fille à ce maudit gamin, ens’adjugeant sans répugnance le terrible pantalon bicolore.

C’était la première fois que Laurentaccompagnait ses cousines en voiture. Assis à côté du cocher, quela surprise avait failli précipiter de son siège au moment oùLaurent s’y juchait, il se retournait de temps en temps pourmontrer à Gina un visage qu’il savait moins maussade que de coutumeet la remercier par ce rayonnement inusité. Il comptait donc enfinpour quelque chose dans la famille Dobouziez ! Cette subiterentrée en grâce faillit le rendre vaniteux. Il se sentait venir aucœur un peu de morgue et il regardait les piétons du haut de sagrandeur. Sous l’impression du moment il oubliait les dédains etles affronts essuyés auparavant ; la dureté de Gina et de sesparents pour Tilbak ; il se rappelait non sans remords lesblasphèmes qu’il avait proférés contre la « Nymphe duFossé », ce sinistre soir de neuvaine quand régnait lecholéra.

Ah ! les cholériques, les blessés, lesparias étaient loin ! Il ne les reniait pas, mais il ne s’eninquiétait plus… Il était prêt à reconnaître sans peine et sansréserve les bienfaits de son tuteur, à trouver très affectueuse lacousine Lydie, à mettre la férocité du Pacha sur le compte de samaladie de foie. Il n’en voulait même plus autant à la malicieuseFélicité.

Charmante matinée de conciliation ! Ilfaisait beau, les rues semblaient en fête, les dames dont leséquipages croisaient la Victoria des cousines Dobouziezcomprenaient presque le petit Paridael dans les saluts échangésavec celles-ci.

On arrêta tour à tour chez le tailleur, lechemisier, le bottier, le chapelier des jeunes Saint-Fardier, cesarbitres de suprême élégance… Le tailleur prit mesure à Paridaeld’un complet dont Gina choisit l’étoffe, la plus chère et la plusriche, naturellement, malgré les protestations de Mme Lydiequi commençait à trouver ruineuse la sollicitude de sa fille pourle petit parent pauvre. À quelles prodigalités la fantasque Ginan’allait-elle pas l’obliger avant de rentrer ? À tout instantla tutrice économe consultait sa montre : « Gina, l’heuredu déjeuner… Ton père nous attend ! » Mais Gina s’étaitmis en tête de s’occuper à son tour de la toilette de son cousin,et elle apportait dans l’exécution de son dessein sa hâte, sapétulance habituelle. Quand elle avait décidé quelque chose, ellen’admettait ni retard, ni réflexion. « Sur l’heure oujamais ! » eût-elle pu adopter pour devise.

Chez le chemisier, outre six chemises de finetoile commandées à la mesure de son protégé, elle acheta une couplede délicieuses cravates. Chez le chapelier il échangea son feutrerâpé contre un couvre-chef irréprochable et chaussa aussi chez lebottier des bottines faites à son pied. Il garda au corps leschaussures et le chapeau neufs. C’était un commencement demétamorphose. Chez la gantière Gina remarqua pour la première foisqu’il avait les attaches fines, la main et le pied petits. Elle seréjouissait de la métamorphose graduelle du gamin.

– Vois donc, maman, il n’a plus l’air aussirustre. Il est presque bien, n’est-ce pas ?

Ce « presque » gâtait un peu lebonheur de Laurent ; mais il pouvait espérer que lorsqu’ilserait habillé de neuf des pieds à la tête, Gina le trouverait toutà fait présentable.

Illusion, leurre, mirages, cette journée n’enfut pas moins une des meilleures que Laurent eût rencontrées. CommeGina donnait le ton, tout le monde à la fabrique, même le cousinGuillaume, même l’inconciliable Félicité faisait meilleur visage aucollégien et ne le morigénait pas aussi souvent.

– Mademoiselle a l’air de jouer encore à lapoupée ! se contenta de dire en a parte la hargneusecréature, lorsque Gina fit tourner et retourner Laurent pour lemontrer au cousin Guillaume.

Il faut croire que le jeu amusa la jeunefille, car le tailleur ayant livré les vêtements neufs de Laurentla veille d’une excursion par eau à Hémixem, où les Dobouziezavaient leur « campagne », elle demanda que le gamin fûtde la partie. Comme il devait partir le lendemain pour l’étranger,les parents se prêtèrent à cette nouvelle fantaisie de Gina, àcondition qu’il s’en rendit digne par des prodiges d’application etde sagesse.

Décidément Laurent sentait ses dernièrespréventions se dissiper. Age privilégié du pardon des injures, oùla moindre attention compense dans la mémoire de l’enfant desannées de désaffection et d’indifférence !

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