La Nouvelle Carthage

Chapitre 7GENDRE ET BEAU-PÈRE

 

M. Freddy Béjard, nouveau député, donne àses amis politiques le grand dîner retardé par le sac de son hôtelet l’effervescence populaire.

L’émeute n’a pas duré. Dès le lendemain, lesbons bourgeois, que le tumulte de la nuit empêchait de dormir etfaisait trembler dans leurs lits, prenaient comme but de promenadeles principales maisons ravagées par la populace. Comme les richesne manquent pas d’imputer ces actes de sauvagerie à Bergmans,malgré les protestations et les désaveux énergiques de celui-ci,M. Freddy Béjard bénéficie de l’indignation des gens rassis ettimorés.

Les gazettes persécutées par M. Dupoissypublient durant des semaines des considérations de « l’ordrele plus élevé », sur « l’hydre de la guerre civile »et le « spectre de l’anarchie », si bien que nombre debons Anversois, détestant Béjard et les étrangers et portés pourBergmans, craindraient, en continuant d’appuyer celui-ci, deprovoquer de nouveaux désordres.

Comme il incombait à la ville de dédommagerles victimes des démagogues, M. Béjard n’a rien perdu non plusde ce côté-là, et en a profité pour grossir l’évaluation desdégâts.

De sorte que c’est dans un hôtel repeint etmeublé à neuf, plus cossu que jamais, où rien ne porte trace de lavisite des runners, que M. le député traite ses féauxet amis ; ses collègues du « banc » d’Anvers auParlement, ses égaux, les riches : Dobouziez, Vanderling,Saint-Fardier père, les deux jeunes couples Saint-Fardier, VanFrans et autres Van, les Peeters, les Willems, les Janssens, sansoublier l’indispensable Dupoissy.

La belle Mme Béjard préside à cedîner : plus en beauté que jamais. On l’accable de complimentset de félicitations et Dupoissy ne peut lever son verre sanss’incliner galamment du côté de Mme la représentante.

À la vérité, Mme Béjard est profondémentmalheureuse.

Ce mari, qu’elle n’a jamais aimé, elle ledéteste et le méprise à présent. Il y a longtemps que leur ménageest devenu un enfer : mais par fierté, devant le monde, ellese fait violence et parvient à « représenter » de manièreà tromper les malveillants et les indiscrets.

Elle sait que son mari entretient une Anglaisedu corps de ballet ; une grande fille commune et triviale, quijure comme un caporal-instructeur, fume des cigarettes à s’enbrûler le bout des doigts et boit le gin au litre.

Honnête et droite, orgueilleuse, mais d’uncaractère répugnant aux actions malpropres, Gina a dû subir lesconfidences cyniques de cet homme. Les infamies de la vie privée oupublique des gens de son monde lui ont été révélées par cetambitieux. Et, d’un coup, elle a vu clair dans cette société sibrillante au dehors ; et elle a compris l’intransigeance deBergmans, elle l’en a aimé davantage allant jusqu’à épouser au fonddu cœur, elle, la fière Gina, la cause de ce révolutionnaire, de ceroi des poissardes, comme l’appelle le député Béjard.

Et pendant les troubles, lorsqu’elle rencontraLaurent Paridael, si elle s’était montrée distante et railleusec’était par habitude, par une sorte de pudeur, par une dernièrefausse honte qui l’empêchait de paraître convertie à des sentimentsde générosité qu’elle avait méprisés et blâmés chez lui.

En réalité, lors de l’élection, elle forma desvœux ardents pour Bergmans et maudit le succès de son mari. À telleenseigne que le sac de leur maison avait même répondu ce soir defurie populaire à son état d’énervement, de dépit et de déconvenue.C’est qu’elle appartient, à présent, à Bergmans, qu’elle est siennede pensées et de sentiments. Mais comme elle ne sera jamais sonépouse elle tiendra jusqu’à la mort ces sentiments renfermés auplus profond de son cœur. Elle ne vit plus que pour son fils, unenfant d’un an qui lui ressemble ; et pour son père, à elle,le seul riche qu’elle aime et qu’elle estime encore. Les petitestentatrices, Angèle et Cora, continuent de perdre leur peines envoulant lui inculquer leur philosophie spéciale.

Prendre la vie comme une perpétuelle partie deplaisir, ne se forger aucune chimère, s’attacher modérément defaçon à se détacher facilement, profiler de la jeunesse et dusourire des occasions ; fermer les yeux aux choses tristes oumaussades, à la bonne heure. Voyez-les à ce dîner, appétissantes,décolletées, la chair heureuse, rire et bruire comme des plantesvivaces aux souffles conquérants de l’été ; piailler,caqueter, agacer leurs voisins et se lancer, par moments, d’un côtéà l’autre de la table, des regards de connivence. Bien naïve leuramie Gina d’héberger des diables bleus et des papillonsnoirs !

Mme Béjard, souffrant d’une migraineatroce, préside, avec un tact irréprochable, ce dîner qui n’enfinit pas.

Combien elle voudrait relever les vileniesdont, pour flatter le maître de la maison, ses familiers, Dupoissyen tête, saupoudrent la renommée de Bergmans.

– Oh ! très drôle, très fin… Avez-vousentendu ?

Et le Sedanais s’empresse de répéter, à motsdiscrets, à Gina la petite malpropreté. Si elle n’y applaudit pas,du moins lui faut-il approuver du sourire, d’une flexion detête.

Béjard s’essaie à son rôle nouveau. Ildisserte et papote à l’envi avec ses collègues, jargonne comme eux,rapports, enquêtes, commissions, budgets.

M. Dobouziez parle encore moins qued’habitude. Savoir sa fille malheureuse, l’a vieilli, et elle abeau faire bonne figure et affecter du contentement, il l’aime troppour ne pas deviner ce qu’elle lui cache. Veuf depuis un an, sescheveux ont blanchi, sa poitrine ne se bombe plus si fièrementqu’autrefois, et son chef autoritaire s’incline. Il faut croire quequelques-uns de ses problèmes sont restés sans solution ou quel’algébriste a trouvé des résultats incompatibles ?

Au dessert, on prie Mme la représentantede chanter. Régina a encore sa belle voix, cette voix puissante etsouple de la soirée d’Hémixem, mais enrichie aussi de cetteexpression, de cette mélancolie, de ce charme de maturité qu’arevêtu sa physionomie autrefois trop sereine. Et ce n’est plus lavalse capricante de Roméo qu’elle gazouille aujourd’hui,c’est une mélodie large et passionnée de Schubert,l’Adieu.

Assis dans un coin, à l’écart,M. Dobouziez est suspendu aux lèvres de sa fille, lorsqu’unemain se pose sur son épaule. Il sursaute. Et Béjard, àmi-voix :

– Passons un moment dans mon cabinet,beau-père, j’ai un mot à vous dire…

L’industriel, un peu désappointé d’êtrearraché à une des seules distractions qui lui restent encore, suitson gendre, frappé par l’étrange intonation de la voix dudéputé.

Installés l’un en face de l’autre devant lebureau, Béjard ouvre un tiroir, furette dans un casier, tend àDobouziez une liasse de papiers.

– Veuillez prendre connaissance de ceslettres !

Il se renverse dans son fauteuil, ses doigtstambourinent les coussinets de cuir, tandis que ses yeux suiventsur la physionomie de Dobouziez les impressions de la lecture.

Le visage de l’industriel se décompose ;il pâlit, sa bouche se plisse convulsivement, tout à coup ils’interrompt.

– Me direz-vous ce que cela signifie ?fait-il en regardant son gendre avec plus d’angoisse que decourroux.

– Tout simplement que je suis ruiné et qu’onproclamera ma faillite avant un mois, avant quinze jours peut-être,à moins que vous ne veniez à mon aide…

– À votre aide ! » Et Dobouziez secabre. « Mais malheureux, je me suis déjà enfoncé, pour vous,dans des difficultés dont je ne sais comment sortir !… Et ence moment même le désastre qui vous frappe m’englobe… Vous êtesfou, ou bien impudent, de compter encore sur moi ! »

– Il faudra pourtant que vous vous exécutiez,monsieur… Ou bien préfèreriez-vous passer pour le beau-père d’unhomme insolvable, d’un failli ? … Mais vous n’avez pas fini delire ces lettres… Je vous en prie, continuez… Vous verrez que lachose mérite tout au moins réflexion… Avouez que ce n’est pas de mafaute. La débâcle de Smithson et C°, à New-York, une banque sisolide ! Qui pouvait prévoir cela ? … Ces mines decuivre, de Sgreveness, dont les actions viennent de tomber à vingt,au-dessous du pair, ce n’est pas moi pourtant qui vous les aivantées. Soyez de bonne foi et rappelez-vous votre confiance en cepetit ingénieur, votre camarade du génie, qui vint vous proposerl’affaire…

– Taisez-vous, interrompt Dobouziez… Ah,taisez-vous ! Ces spéculations effrénées sur les cafés, quiont englouti, en moins de quatre jours, la totalité de la dot devotre femme ! Dites, est-ce moi aussi qui vous les aiconseillées ? Et ce jeu sur les fonds publics, auquel vousemployez votre Dupoissy ? Croyez-vous les gens qui fréquententla Bourse assez bêtes pour supposer un seul instant que les centmille et les deux cent mille francs de différences payés par cemérinos, qui n’a jamais possédé de laine pour son compte, que celleque porte sa tête cafarde, soient sortis de ses proprescoffres ? Et pour comble voilà que ce pied-plat qui lèchel’empreinte de vos talons est tout doucement en train de vouslâcher. Il faudrait entendre comme il vous traite en votreabsence ! Vous dégoûtez jusqu’à ce paltoquet. En Bourse il nese gène pas pour dire haut ce qu’il pense de votre nouvelle…industrie, celte agence d’émigration qui pourrait bien vous valoirdes démêlés avec la justice. Fi donc !

– Monsieur ! fit Béjard en sursautant,Dupoissy est un calomniateur que je ferai traîner enprison !

Mais sans prendre garde à l’interruption,Dobouziez continuait :

– Quelle dégringolade ! Tomber jusqu’àdevenir trafiquant en chair blanche. Vraiment, c’est à croire auxfables qu’on raconte sur vous. D’abord la traite des noirs, ensuitecelle des blancs : c’est dans l’ordre ! Parole d’honneur,je ne sais qui préférer d’un négrier ou d’un agent d’émigration.Vous n’avez pas même eu la pudeur de donner un autre nom à laGina, le navire qui emporte aujourd’hui tous cesmisérables à Buenos-Ayres ! Et votre politique, est-ce moipeut-être, qui puise dans votre caisse les pièces d’or et lesbillets de banque à l’aide desquels vous vous êtes fait éliredéputé… Je ne vous rappellerai pas avec quel enthousiasme et quellesincérité…

Et terrible, retrouvant son beau port de têted’autrefois et son ton souverain et acerbe, Dobouziez jetait à laface de son gendre cette hottée de griefs…

– Et comme si cela ne suffisait pas,reprit-il, non content de vous ruiner sottement, de disposer avecune légèreté criminelle du bien de votre femme et de votre enfant,vous rendez Gina malheureuse ; vous ne la sacrifiez passeulement à vos ambitions politiques, mais vous avez desmaîtresses…, il vous faut entretenir des actrices… Sous prétexteque cela pose un homme, ça ! Ce n’est pas tout. Les lupanarsdu Riet-Dyck n’ont pas de client plus assidu et plus prodigue quele député Béjard ! Ah, tenez, si je m’écoutais, dès ce soir,je reprendrais Gina chez moi avec son enfant, et je vous laisseraisgrimacer vos grands airs de représentant, devant votre coffre-fortvide et votre crédit épuisé…

– Votre fille ! Parlons-en de votrefille ! ricana Béjard qui tirait et mordillait rageusement sesfavoris roux. Vous ne comptez donc pour rien les exigences et lesfantaisies de Madame ? Fichtre ! il m’a bien fallurecourir aux spéculations et à des industries lucratives, pourfaire face à son luxe de lorette. Mes bénéfices d’armateur n’yauraient pas suffi… Mais, c’était à prévoir, après la jolieéducation que vous lui avez donnée !…

– Que ne me la laissiez-vous, alors ? fitDobouziez. Si j’étais heureux et fier, moi, de la voir bien mise,rayonnante, entourée d’objets coûteux et à son goût ? Ah, sije n’avais eu à solder que ses frais de toilette, qu’à la pourvoirde distractions, de bijoux, de bibelots, je ne serais pas aussibas, entendez-vous, monsieur, que depuis qu’il m’a fallu intervenirdans les frais de votre sport politique, et couvrir de ma signaturevos sottes et extravagantes entreprises. Vrai, ne me parlez pas dece qu’elle m’a coûté ; des gaspilleurs et des faiseurs devotre espèce ne me tiennent pas quitte à si bon compte, ilsm’enlèveraient jusqu’à l’honneur…

Et Dobouziez se laissa tomber, épuisé, dans unfauteuil.

Béjard avait écouté presque tout le temps, ense promenant de long en large, et en opposant une sorte desifflement aux vérités les plus cinglantes.

Au-dessus, dans les salons, la voix deMme Béjard continuait de résonner, profonde et mélancolique.Et cette voix remuait l’industriel jusqu’au plus profond desentrailles. Car, si Dobouziez souffrait dans sa probité et saprudence de négociant de s’être mépris à ce point sur la vertucommerciale de son gendre, il s’en voulait surtout d’avoir exposéle repos, la fortune et l’honneur de sa fille aux risques et auxaccidents de pareille association.

Dobouziez avait songé au divorce, mais il yavait l’enfant, et la mère craignait d’en être séparée. Eninvoquant les difficultés de sa propre situation, le fabricantn’exagérait pas. À des années de prospérité, succédaient un marasmeet une accalmie prolongée. Depuis longtemps, l’usine fabriquait àperte ; elle n’occupait plus que la moitié de son personneld’autrefois… Dobouziez s’était saigné à blanc, dix fois, pourremettre à flot les affaires de Béjard. La suspension de paiementsde la maison américaine notifiée à Béjard, l’atteignait aussi.Comment ferait-il face à cette nouvelle complication ? Il nepourrait se tirer d’affaire lui-même qu’en hypothéquant la fabriqueet ses propriétés.

Mais pouvait-il laisser mettre en faillite lemari de sa fille, le père de son petit-fils et filleul ?

Béjard l’attendait à ce silence. Il l’avaitlaissé se débattre et expectorer sa bile, il lisait sur le visagecontracté du vieillard les pensées qui se combattaient en lui.Lorsqu’il jugea le moment venu de reprendre le débat, il recourut àson ton doucereux de juif qui ruse :

– Trêve de récriminations, beau-père, dit-il.Et nous nous jetterions durant des heures nos torts réels ouprétendus à la tête, que cela ne changerait rien à la situation.Parlons peu, parlons bien. Rien n’est désespéré, que diable !Bien entendu si vous ne vous obstinez point à me plonger vous-mêmedans le bourbier où je me sens enfoncer. J’ai calculé sur cettefeuille – et vous pourrez l’emporter pour vérifier, à loisir, àtête plus reposée, l’exactitude de mes chiffres – que ma dette etmes obligations s’élèvent à deux millions de francs… De grâce, plusde secousses électriques, n’est-ce pas ?… Que j’achève aumoins de vous exposer la situation… J’ai de quoi, en caisse, faireface aux quatre premières échéances, représentant près de huit centmille francs. Cela nous mène jusqu’au premier du mois prochain…

– Et alors ?

– Alors je compte sur vous…

– Vous comptez sérieusement que je vousprocure plus d’un million ?

– On ne peut plus sérieusement.

Le même mortel et crispant silence, pendantque Gina chantait là-haut, en s’accompagnant, les nobles mélodiesdes classiques allemands. Dobouziez se prend le front à deux mains,l’étreint comme s’il voulait en exprimer la cervelle, puis il lelâche brusquement, se lève, ferme les poings, et sans s’ouvrirautrement auprès de Béjard d’une résolution extrême qu’il vient deprendre, il lui dit :

– Laissez-moi quinze jours pour aviser… et nevous empêtrez pas davantage d’ici là…

L’autre comprend que le beau-père le sauve, etmarche vers lui, la main tendue, confit en douceâtres formules degratitude…

Mais Dobouziez se recule, porte vivement lesmains derrière le dos :

– Inutile !… Si vous êtes réellementcapable de quelque reconnaissance, c’est à Gina et à l’enfant quevous la devrez… S’ils n’étaient pas en cause !…

Et il n’achève pas ; Béjard ne manquantpas d’entendement n’insiste plus.

Tous deux remontent dans les salons etfeignent de poursuivre une conversation indifférente.

M. Dobouziez va se retirer. Ginal’accompagne dans le vestibule et l’aide à endosser sa pelisse,puis, elle lui tend le front. Dobouziez y appuie longuement leslèvres, lui prend la tête dans les mains, la contemple avec orgueilet tendresse :

– Serais-tu heureuse, mignonne, de demeurerencore avec moi ?

– Tu le demandes !

– Eh bien, si tu te montres bien raisonnable,surtout si tu reprends un peu de ta gaieté d’autrefois, jem’arrangerai pour venir m’installer chez toi… Mais garde-moi lesecret de ce dessein. Bonsoir, petite…

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