La Nouvelle Carthage

Chapitre 6TROUBLES

 

Ce fut d’abord de la consternation, ensuite dela rage, qui s’emparèrent de la population anversoise, à l’issuedéfinitive de la lutte. Les riches l’emportaient, mais avec leconcours de la corruption et de la bêtise. Les campagnards avaientopposé leur veto à la volonté de la grande ville. Les vainqueurs,qui ne pouvaient se dissimuler l’aloi équivoque de ce triomphe,commirent la faute de vouloir le célébrer et, assez penauds,intérieurement, ils payèrent d’audace, affectèrent de la jubilationet déterminèrent, chez la foule, par leurs bravades et leurs défisgrimaçants, l’explosion des sentiments hostiles qu’elle contenait,à grand’peine, depuis le matin. Toutefois ils n’osèrent pas semontrer au balcon de leur club où les appelait ironiquement lafourmilière, la houle de têtes convulsées, pâles et blêmes dedépit, ou rouges et échauffées, rictus sardoniques, lèvres pincées,yeux qui rencognent des larmes de rage.

Cinq heures. La nuit est tombée. Les richesregagnent leurs hôtels de la ville neuve, en se glissant timidementa travers la foule qui continua de stationner sur le forum.

Tous restent là angoissés, ne sachant a quoise résoudre, les poings fermés, certains que « cela ne sepassera pas ainsi », mais ignorant comment « cela sepassera ».

En prévision des troubles, le bourgmestre aconsigné la garde civique, les postes sont doublés, la gendarmerieest sous les armes.

Bergmans traversant la place a été reconnu,acclamé, porté en triomphe. Il se dérobe comme il peut à cesovations : depuis le matin, il exhorte au calme et à larésignation tous ceux qui l’approchent : « Nous vaincronsla fois prochaine ! »

Le drapeau orange flottant au balcon del’Association nargue et exaspère ses amis. Dans les premiersmoments, après la nouvelle de la défaite, la consternation desvaincus a permis aux riches d’arborer impunément leur pavillon.

Tout à coup une poussée se produit. Paridaelet ses camarades de la « Jeune Garde des Gueux »,travaillant des coudes, sont parvenus jusqu’au Club.

Porté sur les épaules de Jan Vingerhout,Laurent, leste comme un singe, s’aidant des pieds et des mains,s’accrochant aux moindres saillies, parvient jusqu’au balcon,l’escalade, empoigne la hampe, essaie de la dégainer, finit par s’ysuspendre, en tirant sur l’étoffe : on entend un craquement,le bois se brise…

La foule jette un cri d’anxiété.

Le drapeau est conquis, mais le hardiconquérant s’abat dans le vide avec son trophée. Il se serait rompule cou sur le pavé si le vigilant et solide Vingerhout n’eût étélà. Notre hercule reçoit son ami dans ses bras, sans fléchir surses jarrets, comme il attraperait à la volée une balle de riz ou unsac de céréales. Puis il le dépose tranquillement à terre avec unjuron approbateur. Le jeune gars, remis sur ses jambes, agite sondrapeau au-dessus des têtes. D’orageuses acclamations éclatent etse prolongent. Des agents de police tentent de prendre Laurent aucollet. Des centaines de mains, à commencer par la poigne deVingerhout, le dégagent, bousculent les flics et les réduisent àl’impuissance.

Les jeunes gens prennent la tête d’une colonneimmense qui s’ébranle après trois bordées de sifflets envoyées aubalcon dégarni, en chantant à pleins poumons l’Hymne desGueux, composé par Vyvéloy, ou bien un refrain flamand,improvisé en l’honneur de leur chef.

Mais au loin, une musique entonne l’air duparti des riches. D’où peut partir ce défi ? Un frissonélectrique parcourt l’immense cortège.

Sus aux téméraires ! Et de traverser aupas gymnastique la place de Meir.

Au tournant de cette place, à l’endroit oùelle s’étrangle, en boyau, les Gueux tombent sur une bande dejeunes manifestants à cocardes bleues, accompagnés d’un orphéon etde torches. Avec une clameur terrible, ils s’abattent sur cesprovocateurs. En un rien de temps, les torches sont arrachées desmains des porteurs, la grosse caisse trouée d’un coup de gourdin,la bande balayée, culbutée, sans que les assaillis aient opposé lamoindre résistance.

Et quand le gros et la queue de la colonnedébouchent à leur tour a l’endroit où vient d’avoir lieu labagarre, les fuyards sont déjà loin.

Cependant les Gueux apprennent que dans laville neuve, au boulevard Léopold, les riches, se croyant à l’abrides atteintes populaires, ont pavoisé et illuminé leursfaçades.

– Chez Béjard ! braillent lesmanifestants. Depuis la place de Meir, la manifestation revêt uncaractère sinistre. Les rangs des ouvriers, des débardeurs et despetits bourgeois se sont éclaircis, pour faire place à une traînéede gaillards sans vergogne. Ceux-ci ne chantent plus l’Hymnedes gueux, mais ils hurlent des refrains incendiaires.

En route, avenue des Arts, un runnerjette un pavé à travers la porte de l’hôtel Saint-Fardier, dont lesfenêtres sont garnies de lampions. Les vitres volent en éclats. Enagitant un rideau de soie, le vent le rapproche de la flamme deslampions ; l’étoffe prend feu. La foule féroce se trémousse etacclame l’incendie, ce complice inattendu.

– C’est cela. Faisons flamber lacambuse !

Mais un peloton de gendarmes, la police et unecompagnie de gardes civiques les empêchent de pousser cetteplaisanterie jusqu’au bout.

Tandis qu’une partie de la colonne s’attardeet donne du fil à retordre aux gendarmes, les autres en profitentpour déboucher au boulevard Léopold par des rues latérales, presqueen face de l’hôtel Béjard.

– À bas Béjard !… À bas le marchandd’âmes ! … À bas le négrier !… À bas le tourmenteurd’enfants !…

Des explosions de cris sanguinaires affrontentla demeure de l’oligarque. A-t-il eu vent de ce qui se préparait,mais Béjard, l’étranger, l’élu des paysans s’est abstenud’illuminer.

Les volets du rez-de-chaussée sont clos et ilsemble qu’il n’y ait pas de lumière a l’intérieur.

Mais cette discrétion ne désarme pas lesmanifestants. Ils se sont rués comme des fous sur la maisonmaudite. Les rôdeurs et les vagabonds, composant à présent le grosdu cortège, excellent surtout dans les démolitions. Les voletsfendus sont arrachés des fenêtres, les glaces mises en pièces.

– À mort ! À mort ! hurlent lesémeutiers.

Confiant le drapeau à son fidèle Vingerhout,Paridael s’interpose et veut les empêcher de se jeter dans lamaison, car subitement toute sa pensée est retournée à la femme del’impopulaire armateur, à sa cousine Gina. Qu’on écharpe et qu’onpende Béjard, il ne s’en soucie guère, qu’on ne laisse plus pierresur pierre de la maison, et il s’associera volontiers auxdémolisseurs, mais il donnerait jusqu’à sa dernière goutte de sangpour épargner une frayeur et une émotion àMme Béjard !

Ah ! misérable, comment n’a-t-il pasprévu plus tôt ce danger !

Il appelle Vingerhout à l’aide. Mais ils sontdébordés. Impossible d’endiguer la masse des furieux. Il n’y a plusqu’à les suivre, ou mieux à les précéder dans la maison, afin deporter secours à la jeune femme. Laurent saute par une croisée dansle selon. Déjà une nuée de forcenés s’y démènent comme desépileptiques, brisent les bibelots et les meubles, déchirent lesrideaux, décrochent les cadres, percent et trouent les coussins,arrachent les tentures et les réduisent en charpie, jettent lesdébris dans la rue, saccagent, dégradent tout ce qui leur tombesous la main.

Laurent les a devancés dans la piècevoisine ; elle est obscure et déserte. Il pénètre dans untroisième salon : personne ; dans la salle àmanger : personne encore ; il fouille l’orangerie, laserre, sans rencontrer âme qui vive.

Cependant les autres le suivent. Fatigués detout casser, ils voudraient faire son affaire à Béjard !Laurent se lance dans le vestibule, avise l’escalier, le montequatre à quatre.

Il atteint le palier du premier étage, pénètredans les chambres à coucher, dans un cabinet de toilette, inspecteune autre pièce. Personne. Il appelle : « Gina !Gina ! » Pas l’ombre de Gina. Il continue sesperquisitions, fouille tous les coins, ouvre les placards et lesarmoires, regarde sous les lits. Toujours rien. Elle n’est pas dansles mansardes, elle n’est pas dans le grenier. En descendant,désespéré, il se cogne aux meneurs qui lui réclament Béjard. Pourun peu ils accuseraient Paridael d’avoir fait échapper son ennemi.Heureusement Vingerhout survient à temps pour l’arracher de leursmains.

Cependant, au dehors le tumulte augmente,Laurent descend au jardin, visite les écuries, sans plus desuccès.

Enfin, il se résout à quitter cette maisondéserte. Dans la rue, où des centaines de badauds, mêlés auxémeutiers, assistent avec une curiosité béate au sac de cettedemeure luxueuse, il apprend par les domestiques de Béjard queleurs maîtres dînent chez Mme Athanase Saint-Fardier. Rassuré,il s’éloigne du théâtre de la saturnale, lorsque des battuesfurieuses résonnent dans le lointain.

– La garde civique à cheval ! Sauve quipeut !

Pillards et destructeurs interrompent leurbesogne.

Le demi-escadron approche au galop. Arrivé àune centaine de mètres de la cohue, le capitaine, Van Frans, lebanquier, ami de la famille Dobouziez, commande halte.

Tous riches et fils de riches, cavaliers deparade, montés sur des bêtes de race, fiers de leur bel uniformevert sombre, de leur tunique à boutons d’argent et à brandebourgsnoirs, de leur pantalon à bande amaranthe, de leur talpakd’astrakan à chausse rouge et à gland d’argent. Leurs montures ontdes chabraques assorties à l’uniforme, aux coins desquelles sontbrodés des clairons d’argent, et le manteau d’ordonnance enroulésur le devant de la selle.

Pâles, l’air ému, les yeux brillants, ils fontcaracoler et piaffer leurs chevaux. Comme ils se sont arrêtés, lesmutins s’enhardissent et leur lancent des moqueries : soldatsde carton ! polichinelles ! cavaliers desdimanches ! Laurent reconnaît Athanase et GastonSaint-Fardier, et entend le premier, qui pousse son cheval enavant, dire à Van Frans : « Chargerons-nous bientôt cesvoyous, commandant ? » En passant avenue des Arts, lesdeux frères ont aperçu les dégâts causés à la maison paternelle, etils brûlent d’impatience de venger cet affront.

Jusqu’à présent, le service de cet escadrond’honneur avait été une récréation, un simple sport, un prétexte àpromenades et à excursions, à parties de campagne. Ce n’était pasde leur faute, à ces jolis dilettanti de l’uniforme, si cettegueusaille les obligeait de se prendre au tragique.

– Sabre… clair !… commande Van Fransd’une voix un peu émue. Et les lames vierges, tirées du fourreauavec un bruissement métallique, mettent une flamme livide au pointganté de chaque cavalier.

Il n’en faut pas plus pour que la paniquegagne la bande des émeutiers. La masse fonce en avant et se jette,à droite et à gauche, dans les rues latérales. Les plus hardiscourent se garer sur le trottoir d’en face ou entre les arbres del’avenue.

– Chargez ! commande alors seulement VanFrans… En avant !

Et l’escadron part au grandissime galop ;étriers et fourreaux s’entrechoquent, le pavé s’incendie comme uneenclume.

Après avoir dépassé les rassemblements etfeint de donner la chasse aux fuyards, les cavaliers font halte,demi-tour et chargent une seconde fois dans la directionopposée.

La police achevait de disperser les derniersrassemblements et, en nombre à présent, opérait des arrestations,pinçait les meneurs.

Pourchassés de ce côté, les plus acharnés serésignaient à aller manifester ailleurs.

En tournant le coin d’une rue, Laurent setrouva nez à nez avec Régina. La nouvelle des émeutes venait desurprendre les Béjard à table, et tandis que le mari se rendait àl’Hôtel de ville pour se concerter avec ses amis, Gina, malgré lesefforts pour la retenir, était sortie seule, curieuse de constaterl’impopularité de l’élu.

Laurent la prit par le bras : – Venez,Régina… Vous ne pouvez rentrer chez vous ; votre hôtel est uneruine, la rue même est mauvaise pour vous… Retournez plutôt chezvotre père…

Elle vit qu’il portait à la casquette lescouleurs des partisans de Bergmans :

– Vous faites cause commune avec eux ;vous étiez de la petite expédition chez moi… Vrai, Laurent, il nevous manquait plus que cela… C’est du propre !

– Ce n’est pas le moment de récriminer et deme dire des choses désagréables ! fit Paridael avec un aplombqu’il n’avait jamais eu de la vie en lui parlant.Venez-vous ?

Frappée par son air de résolution, matée, ellese laissa entraîner et prit même son bras… Il la fit monter dans lapremière voiture qu’ils rencontrèrent, jeta au cocher l’adresse deM. Dobouziez et s’assit en face d’elle, sans qu’elle eûtrisqué une observation.

– Excusez-moi, dit-il. Je ne vous quitteraique lorsque je vous saurai en lieu sûr.

Elle ne répondit pas. Ils ne desserrèrent plusles dents.

Les genoux de Laurent frôlaient ceux de lajeune femme ; leurs pieds se rencontrèrent, elle se retiraitavec des soubresauts effarouchés et se rencognait dans le fond dela voiture ou affectait de regarder par la portière. Laurentretenait sa respiration pour mieux écouter la sienne ; ilaurait voulu que ce trajet durât toujours… Tous deux songeaient àla dernière fois qu’ils s’étaient rencontrés. Elle gagnaitpeur : lui se sentait redevenir l’amoureux d’autrefois.

Ils croisaient des runners ivres,brandissant des gourdins au bout desquels étaient attachés deslambeaux d’étoffes arrachés aux meubles et aux tentures des hôtelsdévastés. À chaque réverbère, Laurent avait la rapide vision de lajeune femme. L’alarme qu’il causait à sa cousine le chagrinaitatrocement. Il lui serait donc toujours un sujet d’aversion etd’épouvante ! Arrivé à la fabrique, il descendit le premier etlui offrit la main. Elle mit pied à terre sans son aide et lui dit,par politesse : «Vous n’entrez pas ? »

– Vous savez bien que votre père a juré de neplus me recevoir…

– C’est vrai. Je n’y pensais plus… Au fait, jevous dois des remerciements, n’est-ce pas ? M. Béjardcompte des ennemis chevaleresques…

– De grâce, ne raillons pas, cousine… Si voussaviez combien vos sarcasmes sont injustes ?… Croyez plutôt àmon inaltérable dévouement et à ma profonde… admiration pourvous.

– Vous parlez comme une fin de lettre !fit-elle, avec une tendance à reprendre son ancien ton persifleur,mais cette pointe manquait de belle humeur et de sincérité.« C’est égal… Encore une fois, merci. » Et elle entradans la maison.

 

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