La Nouvelle Carthage

Chapitre 2LES ÉMIGRANTS

 

Béjard, Saint-Fardier et Vera-Pinto avaientbien choisi leur moment pour faire le trafic de la viande blanche,de l’ivoire comme disait De Zater. Il y avait gros à gagner par cevilain commerce. C’était dans leurs étroits bureaux un défilé, uneprocession continuelle. Saint-Fardier trônait, et faisait marcher àla baguette ces hordes, ces tribus de pauvres diables. C’était luiqui envoyait les recruteurs battre et drainer le pays.

Originaire de l’Irlande, l’émigration gagna laRussie, l’Allemagne, puis le Nord de la France. Des milliersd’étrangers s’étaient déjà expatriés, avant que cette fièvre se fûtinoculée aux Belges. D’abord la contagion se mit parmi les ouvriersdu Borinage et du pays de Charleroi, houilleurs que leur dur etservile travail souterrain empêche à peine de mourir, cyclopesdéchus, placés entre l’intolérance des meneurs et la dureté descapitalistes, énervés par le chômage et les grèves, et, lorsque legrisou les épargne, achevés par les balles des soldats.

Et, après avoir dépeuplé la Wallonie, la ragede l’expatriation ébranla les Flandres. Tisserands et filateursgantois, les poumons obstrués par le ploc, plièrent bagage etpassèrent en Amérique comme, il y a des siècles, leurs ancêtress’étaient transportés en Angleterre.

Enfin, l’impulsion se communiqua au paysd’Anvers.

Longtemps les dockers, peinant au rivage même,d’où s’éloignaient, parqués comme des ouailles, de pleinescargaisons de proscrits, résistèrent à l’entraînement général.Méfiants, sceptiques, ils ne se souciaient point d’engraisser, deleurs carcasses, les terres d’où nous viennent les guanos fameux,après avoir cédé leur dernier liard aux agences d’émigration,qu’ils voyaient prospérer et gonfler autour d’eux, comme dessangsues gorgées du sang des vieux locatis.

Auparavant, le départ d’un paysan ou d’unouvrier stupéfiait tout le quartier ou toute la paroisse. On leconsidérait comme un coup de tête, une apostasie, l’acte d’un êtredénaturé. Il n’y avait, de loin en loin, que les mauvaisjournaliers, les valets de ferme renvoyés de partout, la racaille,qui, ne sachant plus à quels baes louer leurs bras, finissaient,sous l’influence d’une dernière ribote, par se vendre au racoleurde volontaires pour l’armée des Indes hollandaises.

Mais voilà que l’expatriation entrait dans lesmœurs des bons sujets. Par centaines, urbains et ruraux, des bordsde l’Escaut ou des dunes ou des garigues de la Campine, terrassiersdu Polder, lieurs de balais de la Bruyère, fuyaient le pays commepourchassés par les flots d’une inondation occulte.

L’inquiétude du toit familier, le doute de labonté patriale, une impatience de nomades, un instinctif besoin dedéplacement, pénétraient et rongeaient les écarts lointains.

Les mêmes pionniers qui n’auraient jamais, augrand jamais, consenti à échanger leur servage aussi ingrat, aussipénible qu’il fût, contre une lucrative besogne dans la cité,subissaient du jour au lendemain le vertige de l’exode ets’expatriaient en masse.

Combien pourtant, de ces terriens invétérés,leurs entrailles presque jumelles de la dure, plus dure chez euxque partout ailleurs, subissant avec une volupté de fanatique lesréactions sournoises du climat et de l’atmosphère, leurssoubassements charnus adhérant aux labours fauves comme leursgrègues, avaient souffert autrefois d’âpre nostalgie, lorsque laconscription les transplantait brutalement au milieu du brouhaha etdu tourbillon urbain, les dépouillait de leur trousse de laboureurpour leur faire endosser la livrée du milicien et les détenait dansses casernes putrides, loin des balsamiques landes natales, ou lesjetait à certains jours, mornes, ahuris, sur le pavé seméd’embûches ! Quelle détresse, quelles aspirations vers lemisérable là-bas ! Que d’heures à ruminer des riens desouvenirs !

Ah ! les retours furtifs du soldat aupays ; les minutes exactement supputées, la route brûlée commepar un fugitif.

Le congé d’un jour, la courte sortie utiliséepour passer une heure, rien qu’une heure, au foyer natal, lesapparitions inopinées, en nage, pantelant, essoufflé comme unbatteur d’estrade qui aurait fait un mauvais coup ; seulementle temps d’aller et de repartir, de toucher pied au terroir de sesexclusives délices, d’embrasser les anciens et la promise, derespirer l’odeur des brûlis dans l’émolliente humidité ducrépuscule !

Et, à présent, ces mêmes rustauds endurcis sevoyant acculés dans une alternative sinistre, consentent, remplisd’une poignante et farouche résolution, à se laisser amputer deleur patrie !

Longtemps leurs âmes féales ont résisté. Tantqu’ils parvinrent à partager, entre les leurs, la croûte de painnoir et l’écuellée de pommes de terre, ils se sont roidis, leventre serré, butés dans leur attachement au pays, comme leschrétiens dans leur foi ; mais, du jour où les femmes, lespetits mêmes n’eurent plus rien à se mettre sous la dent, oh !leur sombre héroïsme a fléchi, et un matin ils se sont décidés àl’exil, comme on se résigne au suicide.

C’en est fait. La maisonnée vide le chaumepatrimonial ; son chef renonce aux terres affermées, vend lebétail, les chevaux, les attelages, les instruments deculture !…

La défaite des plus tenaces partisans duterroir, des meilleurs, parmi les blousiers, ébranle, affole lereste de la population ; la panique se propage de clocher enclocher.

Des fermiers qui auraient pu tenir bonquelques années encore et résister à la crise, prennent peur,emboîtent le pas à leurs valets et aux meurt-de-faim. Ils se sontrappelés tant de leurs voisins et des plus argenteux, qui avaienttoujours espéré, qui s’étaient évertués contre les épreuvesredoublées, contre la chronique détresse, jusqu’à ce quel’insuffisance des récoltes, encore aggravée par la concurrence desgreniers transatlantiques, les eût réduits sur leurs vieux jours, àprendre, service dans la ferme même où ils avaient commandé.

Les prévoyants emportaient leur outillage etleurs bêtes de labour. Ils allaient bravement à ces pays fertiles,à ces terres promises, à ces eldorados, à ces contrées de cocagne,mystérieux royaumes de quelque prêtre Jean, Amériques croulantes deblés et de fruits, dont les produits, bétail gras, viandessavoureuses, blés prolifiques, inondaient, par delà les océans, lesmarchés de l’Europe, confondaient et submergeaient la faune et laflore dérisoires arrachées à nos pâturages et à nos guéretsépuisés. Non, plutôt que d’attendre le coup de grâce, colons del’Europe caduque passeraient au continent pléthorique.

Et, pour achever la déroute et transformer ennomades ces ruraux réputés indéracinables, des embaucheurs à lalangue bien pendue, adroits et insinuants, se rendaient de bourgadeen bourgade, visitaient les cabarets aux jours de vente etd’assemblées et profitaient de la prostration et du déboire dèspauvres gars les soirs de dimanche, les lendemains de kermessespour effréner leurs cervelles dans de troublants mirages deprospérité. Afin de mieux écouter le tentateur, au mielleux bagout,à la clinquante loquèle, les vachers en garouage, les faneurscalleux et poupards, bouche bée, regards extatiques, laissaients’éteindre leur pipe de terre. Le fluide de la merveillositétraversait leur derme hâlé et luisant, chatouillait jusqu’auxmoelles leurs fibres ingénues, stupéfiait leur sens matois, et lestenait haletants, suspendus aux lèvres du drôle d’où partaient enfeu d’artifice, des descriptions plus éblouissantes, plusenluminées que les chromos de la balle du mercier et le paravent dumarchand de complaintes.

Une nuée de ces maquignons recrutés parmi desprocureurs de bas étage s’était abattue sur le pays comme deschacals sur un champ de bataille. Ils avaient des allures louches,des façons familières, des dégingandements de mauvais camelots qui’eussent dû mettre en défiance des âmes moins simples.

Ainsi, ils examinaient les manouvriers defière mine, les inspectaient des pieds jusqu’à là tête avec unepersistance presque gênante, allant même jusqu’à leur passer lamain sur les bras et les cuisses, les palpant, les attouchant, leséprouvant comme on fait au bétail et à la volaille, les jours demarché ; leur prenant le menton comme s’il s’agissait devérifier l’âge en bouche d’un poulain ; encore un peu ilsauraient invité ces simples à se déshabiller pour les ausculter etles visiter plus à l’aise. Sur les marchés de bois d’ébène lesnégriers ne se comportent pas autrement avec les noirs. Ilsmanœuvraient surtout autour des jeunes gens vigoureux, captaientleur confiance, gouailleurs, paternes, plaisantins comme deschirurgiens militaires présidant au conseil de révision.

Ces embaucheurs, transfuges des campagnes ouefflanqués de barrière, rompus aux besognes malpropres, s’entendentà allumer les convoitises dans ces cœurs primitifs, maiscomplexes ; attisent ce vague besoin de jouissance qui dort aufond des brutes ; amorcent ces illettrés, les chauffent, lesmalaxent au moral comme au physique.

Circonvenus, ravis comme dans un rêve, nosrustauds hument le mielleux discours, se prêtent aux insidieusescaresses ; jamais on ne leur en a tant dit, jamais témoignagesaussi flatteurs ne les ont réhaussés à leurs propres yeux, lespatauds ! Imprégnés de tiédeur, ils se laissent faire,deviennent la chose lige de leurs magnétiseurs et ne bougent plusde peur que cette douceur, ce long énervement ne cessent ! Ettout à l’heure, le recruteur n’aura qu’à tirer son filet pour ytenir la copieuse et florissante recrue.

Ah ! ils ne sont pas dégoûtés, lesentrepreneurs d’émigration ! Après avoir opéré dans le restede l’Europe et drainé des races prolifiques, mais dégénérées, voiciqu’ils jettent leur dévolu sur le meilleur sang des Flandres, surde solides et fermes gaillards, patients et laborieux comme leurschevaux. « Il nous faut cent mille Belges et nous les auronsdans six mois ! » ont déclaré Béjard, Saint-Fardier etVéra-Pinto. Et leurs racoleurs à gages de se mettre à l’œuvre.Hardi, les imposteurs ! À la curée, les vampires ! Lacommission vaut la peine qu’on se dérange. C’est quinze à vingtfrancs, suivant sa qualité, pour chaque tête de Flamand livrée àl’expéditeur de viande humaine.

Mais ils se gardent bien d’avouer leursprofits, les rabatteurs et les traqueurs subalternes. À lesentendre, ce sont les plus désintéressés des apôtres, de pursphilanthropes, particulièrement dévoués aux campagnards.

Les boniments ruissellent d’or et de soleil.Les courtiers en mensonges promènent leurs écoutants par lespossessions promises ; des jardins paradisiaques et des palaisde féerie. L’ardeur et la lumière des tropiques embrasent etilluminent tout à coup les horizons mélancoliques de cesvisionnaires : un écran magique dans une chambre obscure. Lesblés mûrs couronnés d’épis aussi gros que leurs tignasses blondes,lèvent leurs gerbes à hauteur des toits ; les arbres ploientsous des citrouilles qui sont des pommes. Ces sablons rapportent dutabac ; des ruisseaux de lait irriguent les novales ; despotagers montent doucement vers le ciel plus bleu que la robe descongréganistes, filles de Marie ; et cette pourpre subitementavivée et scintillante qui drape, à perte de vue, les flancs de cescoteaux infinis, n’est plus, celle de vos bruyères, ô mes épaisbuveurs de bière, mais celles de vos vignobles, ô futurs broyeursde raisins.

Parfois le charmeur s’interrompt, autant pourreprendre haleine que pour donner aux simples, qu’il accable de sespromesses, le temps de savourer et de humer ces évocationsparfumées.

Il vante ensuite la bonté de la température,la clémence du climat, l’éternel sourire des saisons, et aucunhiver, aucun ouragan pour déconcerter les prévisions du cultivateuret pour confondre ses récoltes.

Là, le travail est un délassement ; pasde propriétaire, pas de maître, pas de soucis ; ni servitude,ni même de redevance.

Tour à tour badin et attendri, l’imposteurenivre absolument son auditoire. À la pompe d’un descriptif forain,aux hyperboles d’un dentiste, le suppôt des marchands d’âmes mêledes lazzis de carrefour ; il saupoudre son éloquence desgrosses épices du luron en sabots ; il flatte les faiblesses,émoustille la sensualité brutale, appâte la gloutonnerie charnellede ces amoureux sans vergogne, leur fait entrevoir des proiescomplaisantes, des victimes très pitoyables à leur afflux de sève,à leurs dégorgements d’humeur, à leurs frénésies, exaspérées pardes continences prolongées et des effusions contrariées. Lesmaroufles s’affriolent, la gorge sèche, ou se trémoussent, auximages croustilleuses, harcelés, déniaisés par le vice subtil etpiquant de ce drôle, de ce ribaud pervers et squammeux comme lessirènes.

Enfin, pour frapper un dernier coup,l’entremetteur propose de lire des lettres d’aventuriers qui ontfait fortune là-bas : Ah ! elles sont authentiques commel’Évangile, ces épîtres ! Vérifiez plutôt, vous l’instituteurqui savez lire ! Voyez les cachets et les empreintes del’enveloppe les noms de bureaux de poste escales… Et ces timbres,ces « petites têtes » comme vous les appelez, neréfléchissent point les traits de notre roi « Liapol ».Lisez vous-même, hé ! le maître d’école ?… Vous voyezbien que je neveux pas leur en faire accroire. Voici mes diresécrits noir sur blanc !

Dans ces lettres les éloges fluent, grossiers,dictés d’Europe ou élaborés dans les facendas despourvoyeurs de là-bas. Le compérage désabuserait des écoutants pluslettrés. « Oui, garçons, je repars moi-même dans quelquesjours… Voyons, qu’on se décide qui de vous m’accompagne ?Aussi vrai qu’il y a un Dieu, je ne parviendrais plus à meréhabituer à notre pauvre petite Europe.

Et le drille facétieux les presse, les capte,les englue. Parfois, pour mieux appuyer ses discours, il faitrouler, avec une feinte négligence une poignée d’or sur la tablepoissée par les culs de verres. Ce sont des monnaies étrangères,énormes. Là-bas on ne paie qu’en or et en pièces grandes comme nosmisérables cinq francs en argent. Au tintement des piastres, lesprunelles du petit vacher lancent des flammes deconquistador : sa maritorne commande à des centaines deservantes, ne vêt que des dentelles et se vautre dans lacouette.

Rentrés chez eux, les gars ruminent cesimages, ils n’en dorment pas ou les revoient en rêve. Les marisdiscutent sur l’oreiller avec leurs ménagères ; d’abordbougonnes et réfractaires, peu à peu celles-ci se laissentconvaincre et éblouir.

Aux champs devant le ciel maussade, au milieudu navrement de la plaine, en éventrant la terre qui leur paraitplus récalcitrante que jamais, le mirage revient les hanter, et,lâches à la peine, les coudes et le menton appuyés sur la paume dela houe, ou en sifflant indolemment ses bœufs, le laboureur seremémore les pays fabuleux et songe aux promesses del’embaucheur.

Et cet or que l’allumeur manipulait ! Unseul de ces disques jaunes représente plus du triple des blancsécus, joints, bout à bout, qu’il gagne chez son base…

Et voilà pourquoi, par ce matin de janvier,les flancs de la Gina – ce grand navire naguère si coquet,à présent radoubé plus d’une fois et uniformément peint en noircomme un cercueil de pauvre – devraient être élastiques pour logertoute la viande humaine qu’on y enfourne, tous ces parias à qui desthaumaturges astucieux évoquent, dans les brouillards plombés del’Escaut, l’éblouissement du lointain Pactole.

Cependant les deux camions de la Nationd’Amérique, réquisitionnés par Jan Vingerhout, débouchent sur lequai. Pour lui faire honneur, on y a attelé deux couples de ceschevaux de Furnes, énormes palefrois d’épopée, de ces majestueuxtravailleurs à l’allure lente et délibérée, dont le pas égal etsolennel aurait raison du trot d’un coursier. Jamais les fièresbêtes n’avaient charroyé d’aussi légères et d’aussi pitoyablesmarchandises ; les bagages s’amoncellent, mais ne pèsent paslourd. À telle enseigne que pour ne pas humilier les puissantschevaux, les émigrants aussi ont pris place sur ces fardiers.

Parmi l’éboulement, le pêle-mêle des caissesblanches clouées, ficelées à la diable, des sacs éventrés, despiètres trousseaux noués dans des foulards •de cotonnade, seprélassent, des groupes de jeunes émigrants de Lillo, Brasschaet,Santvliet, Pulderbosch et Viersel.

Quelques-uns, fanfarons, pleins de jactance,riaient, fringuaient et clamaient, interpellaient les curieux,semblaient exulter. En réalité, ils s’efforçaient de se donner lechange à eux-mêmes, de se déprendre de leur idée fixe, bourrelantecomme un remords. Même, sous prétexte de réconforter leurscompagnons d’une contenance moins faraude, d’allure, moinsexubérante, ils leurs allongeaient de grandes bourrades dans ledos. Au nombre de ces villageois on en comptait un ou deux tout auplus dont cette joie désordonnée et démonstrative fût sincère. Lesautres s’étaient montés le coup. Mais, puisque le sort en étaitjeté et qu’ils ne pouvaient plus se raviser ou se dédire, à mesureque les fumées des illusions se dissipaient et que la consciencepatriale se réveillait dans leur fressure, pour se donner du cœurils entonnaient force rasades d’alcool comme le jour du tirage ausort.

Les yeux fous, les pommettes rouges, à la foisendimanchés et débraillés, on les eût pris à première vue pour cesjeunes valets et servantes qui, à la saint Pierre et Paul, se fonttrimbaler, dès l’aube jusqu’au soir, dans des charrettes bâchées defeuillage et de fleurs[8].

Mais la plupart étaient silencieux etapathiques, abîmés dans des réflexions. Si, gagnés par la frénésiede leurs voisins, ils se mettaient d’aventure à battre quelquesentrechats et à graillonner un refrain de kermesse, le « Nousirons au pays des roses », des Rozenlands de la saintPierre et Paul, ou « Nous arrivons de Tord-le-Cou », desGansrijders[9] du mardigras, les notes s’étranglaient bien vite dans leur gorge et ilsretombaient dans leur méditation.

En avance sur la marche du navire il arrivaitaussi que leur pensée planât là-bas, par-dessus l’immensité desespaces voués aux flots et aux nuages, vers les côtes lointaines oùles attendaient les patries nouvelles ; ou bien leur espritretournait en arrière et les ramenait au village natal, quitté laveille, à l’ombre du clocher d’ardoises dont la voix mélancoliquene les exhorterait plus à la résignation ! Ô ces cloches quisoulevaient autrefois les guérilleros en sarreau contre lesétrangers régicides [10] et quin’avaient pas de tocsin assez éloquent, à présent, pour refoulerl’invasion de la Faim ! En souvenir, les transfuges déjàrepentis se transportaient sous le chaume de leur précairehéritage ; parmi les cultures péniblement assolées et gagnéesaprès tant de luttes sur les folles bruyères (adorablesennemies ! tant maudites, mais déjà tant regrettées) ; ouencore, au bord de ces venues et de ces meers, où ilspochaient les grenouilles en gardant leurs vaches maigres ; oubien autour des feux de scaddes[11],combattant de leur arôme résineux la moiteur paludéenne des soiréesd’octobre.

Ô le doux hameau où ils ne remettraient plusjamais les pieds, où ils n’iraient même pas dormir leur dernier etmeilleur somme en terre deux fois sainte à côté des réfractairesd’autrefois !

Laurent lisait l’arrière-pensée de cesbraillards. Sa compassion pour les Tilbak s’étendait à leurscompagnons. Entre mille épisodes poignants un surtout l’émut pourla vie et sembla condenser la détresse et le navrement de ceprologue de l’exil.

Au moins une trentaine de ménages deWilleghem, bourgade de l’extrême frontière septentrionale,s’étaient accordés pour quitter ensemble leur misérable pays.Ceux-là n’avaient point pris place sur les camions, mais, un peuaprès l’arrivée du gros des émigrants flamands, ils se présentèrenten bon ordre, comme dans un cortège de festival. Soucieux de fairebonne figure, de se distinguer de la cohue, désirant qu’on diseaprès leur départ : « Les plus crânes étaient ceux deWilleghem. »

Les jeunes hommes venaient d’abord, puis lesfemmes avec leurs enfants, puis les jeunes filles et enfin lesvieillards. Quelques mères allaitaient encore leur dernier-né.Combien d’aïeules, s’appuyant sur des béquilles et comptant sur unrenouveau, sur une mystérieuse jouvence, devaient s’éteindre enroute, et, cousues dans un sac lesté de sable, basculées sur uneplanche, se verraient destinées à nourrir les poissons ! Deshommes faits, en nippes de terrassiers, vêtus de gros velourscôtelé, avaient la pioche et la houe sur l’épaule et le bissac etla gourde au flanc. Des couvreurs et des briquetiers allaientappareiller pour des pays où l’on ignore la tuile et la brique.

Une jeune fille, l’air d’une innocente,moufflarde et radieuse, emportait un tarin dans une cage.

En tête marchait la fanfare du village,bannière déployée.

Fanfare et drapeau émigraient aussi. Lesmusiciens pouvaient hardiment emporter leurs instruments et leurdrapeau, car il ne resterait personne à Willeghem pour faire encorepartie de l’orphéon.

Laurent avisa, marchant à côté duporte-drapeau, un ecclésiastique à cheveux blancs, le prêtre de labourgade. Malgré son grand âge, le pasteur avait tenu à conduireses paroissiens jusqu’à bord, comme il les accompagnait jadischaque année au pèlerinage de Montaigu[12].L’avaient-ils priée et conjurée, la bonne Vierge de Montaigu,depuis des années que durait la crise ! Pourquoi, patronne dela Campine et du Hageland, restais-tu sourde à ce cri dedétresse ? Au lieu de remonter, comme aux temps légendaires,les fleuves limoneux du pays, dans des barques sans pilotes et sansmariniers, pour atterrir aux rivages élus par leur divin caprice ets’y faire édifier de miraculeux sanctuaires, les madonesdésertaient donc, à présent, leurs séculaires reposoirs et avaientredescendu les premières les mêmes cours d’eau qui les conduisirentautrefois, des continents inconnus, au cœur des Flandres. Pourtantles simples de la plaine flamande t’avaient édifié une basiliquesur un des seuls monts de leur pays, autant afin qu’on vît de trèsloin resplendir la coupole étoilée de ton temple de miséricorde quepour te rapprocher de ton Ciel. Vierge inconstante, donnais-tutoi-même l’exemple de l’émigration à tous ces nostalgiques despauvres landes de l’Escaut ?…

Mais, ce soir, après avoir vu disparaître lenavire au tournant du fleuve et se confondre les spirales de fuméeavec les brumes du polder, lui, le bon pasteur, regagnerait à paslents le bercail, triste comme un berger qui vient de livrerlui-même au redoutable inconnu la moitié du troupeau marqué d’unecroix rouge par le toucheur.

Si, pourtant, les hauts et noblespropriétaires, hobereaux et baronnets, avaient consenti à diminuerun peu les fermages, ces fanatiques du terroir n’auraient pas dûs’en aller ! Ils seraient bien avancés, les beaux sires, lejour où il n’y aurait plus de bras pour défricher leurs onéreuxdomaines !

Quelques-uns des émigrants de Willeghemportaient à la casquette une brindille de bruyère ; d’autresavaient attaché une brassée de la fleur symbolique au bout de leursbâtons, au manche de leurs outils, et les plus ferventsemportaient, puérilité touchante ! tassée dans une cassette oucousue dans des sachets, en manière de scapulaire, une poignée dusable natal.

Ingénument, non pour récriminer contre lapatrie mauvaise nourricière, mais pour lui témoigner une dernièreet filiale attention, ces pacants arboraient leur costume national,leurs nippes les plus locales et les plus caractéristiques ;les hommes, leurs bouffantes et hautes casquettes de moire, leursbragues de pilou et de dimitte, leurs sarreaux d’une coupe et d’uneteinte si spéciales, de ce bleu foncé tirant sur le gris ardoisé deleur ciel et qui permet de distinguer à leur blaude les paysans doNord de ceux du Midi ; – les femmes : leurs coiffes dedentelles à larges ailes qu’un ruban à ramages attache au chignon,et ces chapeaux bizarres, en cône tronqué, qui n’ont d’équivalenten aucune autre contrée de la terre.

Au moment de délaisser la terre natale,c’était comme s’ils songeaient à la célébrer et à s’en oindre d’unemanière indélébile. Même ils parlaient à haute voix, mettant unecertaine ostentation à faire rouler les syllabes grasses etempâtées de leur dialecte ; ils tenaient à en faire répercuterles diphtongues dans l’atmosphère d’origine.

Mais ils trouvèrent encore moyen d’accentuerl’inconsciente et tendre ironie de leurs démonstrations.

Arrivés sous le hangar, avant de s’engager surla passerelle du navire chauffant pour le départ, les gars de latête firent halte et volte-face, tournés vers la tour d’Anvers, et,embouchant leurs cuivres, drapeau levé, attaquèrent – et non sanscouacs et sans détonations, comme si leurs instrumentss’étranglaient de sanglots – l’air national, par excellence,l’Où peut-on être mieux du Liégeois Grétry, la douce etsimple mélodie qui rapproche par les accents du plus noble langage,les Flamands et les Wallons, fils de la même Belgique, tempéramentsdissemblables, mais non ennemis, quoi qu’en puissent penser lespolitiques. Aussi les bouilleurs borains massés sur le pontportèrent mains tendues au-devant des Flamins.

Tels se réconcilient et s’embrassent deuxorphelins au lit de mort de leur mère.

Les conjectures vraiment pathétiques de cettedernière aubade au pays déterminèrent chez Laurent un afflux depensées. Il entendait rauquer dans cet hymne attendri, scandé etmodulé d’une façon si bellement barbare, par ces bannis siaffectifs, toutes les expansions refoulées et tous lesdésenchantements de sa vie. Cette scène devait lui rendre plus cherque jamais le monde des opprimés et des méconnus.

Qu’il était loin déjà le jour d’insouciance del’excursion à Hémixem et loin aussi le jour de son retour à Anverset de sa longue contemplation des rives du fleuvebien-aimé !

Par ce dimanche ensoleillé, l’air vibraitaussi de fanfares, mais aucune de ces phalanges rurales n’avaitquitté la rive pour ne plus la revoir !

L’arrivée des Tilbak et de Jan Vingerhoutporta l’exaltation de Laurent à son paroxysme. Il tressaillit commeun somnambule lorsque le maître débardeur lui toucha l’épaule. Ilavait la poitrine trop gonflée pour parler, mais sa contenance, saphysionomie convulsée, leur exprimaient mieux que des protestationsle monde d’angoisses qu’il ressentait.

Il embrassa Siska et Vincent, hésita unmoment, puis, consultant du regard le brave Jan Vingerhout, ilappliqua un long et fraternel baiser au front d’Henriette, serracontre sa poitrine l’ancien baes de la Nation d’Amérique, et,prenant les mains d’Henriette, il les mit dans celles de son mari,et les tint pressées entre les siennes, comme pour s’unir à euxdans cette étreinte quasi sacramentelle.

Puis sentant l’émotion lui nouer la gorge, iln’eut que le temps de se tourner vers Lusse et Pierket qui luitendaient leurs mains et leurs lèvres. Et, sous les larmes queLaurent ne parvenait plus à retenir, Pierket, qui adorait son grandami, éclata en sanglots et se suspendit à son cou comme s’ilvoulait l’entraîner avec eux par delà les mers.

Aussi cette lugubre et ironique coïncidencequi faisait s’embarquer Henriette et les siens à bord de laGina, avait par trop étreint le cœur de Paridael. Ilreconnaissait le mauvais génie de Béjard et de sa femme. CetteGina lui ravissait Henriette et tous ceux qu’ilaimait !

D’autres corrélations bizarres et inattenduesse présentèrent encore. Ce village de Willeghem qui émigrait enmasse, était précisément celui de Vincent et de Siska. Comme ilsl’avaient quitté enfants, ils ne reconnaissaient personne. Mais eninterrogeant ce monde ils retrouvèrent quelques noms, démêlèrentdes traits de famille dans les physionomies, finirent par sedécouvrir des cousins. Ces reconnaissances eurent ceci de bonqu’elles étourdirent et dissipèrent un peu les partants. JanVingerhout dit en riant : « Willeghem sera donc aucomplet, là-bas ! Et nous fonderons une nouvelle colonie àlaquelle nous donnerons le nom, du cher village ! Vive leNouveau-Willeghem ! »

Et tous de faire chorus.

Mais d’autres camarades que les paysansaccaparaient l’attention des Tilbak. La Nation d’Amérique au grandcomplet : doyens, baes, compagnons, voituriers, mesureurs,arrimeurs, gardes-écuries, chargeurs, routeurs, et même nombre dechefs des autres corporations avaient fait escorte au digne Jan, aumieux voulu de leurs chefs et de leurs compères. Que d’effortsdépensés par ces braves gens pour le retenir ! Car, s’ilprétextait le dégoût du métier, l’envie de voir du pays, la duretédes temps, au fond, les plus perspicaces savaient que le dignegarçon, compromis comme principal meneur dans les dernierstroubles, craignait, en demeurant à leur tête, d’attirer sur sesamis le mauvais gré des riches et de nuire aux intérêts de leurgilde.

Dans la masse des dockers se trouvaientjusqu’aux musards du « Coin des Paresseux » de cescogne-fêtu taillés en athlètes, aussi rogues qu’indolents, audemeurant les meilleurs bougres, qui avaient si souvent désarmé JanVingerhout par leur flegme superbe, lorsqu’ils ne le faisaient pasendêver par leur inertie et leur désertion devant le labeur. Cesbaguenaudiers se bousculaient pour broyer affectueusement les mainsdu partant dans leurs crocs énormes ; et, dérogeant à leurshabitudes de pure représentation, ils aidaient même à transborderles colis.

Les détaillants voisins de la Noix deCoco se pressaient, de leur côté, autour des Tilbak. Lapopulation maritime et ouvrière du port et des bassins s’associaittoute entière à cette manifestation de regret et de sympathie. Dansla cohue, Laurent crut même reconnaître quelques jeunesrunners valant peut-être mieux que leur réputation ettenant, eux aussi, à témoigner de leur sympathie pour ces bravesgens.

Ces démonstrations apportèrent une heureusediversion aux adieux, en étourdissant ceux qui en étaient l’objet.Les ouvriers des quais, sains et joyeux gaillards, ne mâchant denoir que leur chique de tabac, affectaient bien une gaîté un peuforcée, ou exagéraient leur humeur drolatique, se mettaientl’esprit à la torture pour trouver des saillies de haute graisse,mais plus d’un se mouchait avec trop de fracas ou se frottait levisage du revers de sa manche, alors qu’il n’y avait pourtant pointla moindre sueur à essuyer.

Jan Vingerhout ne se laissait pas démonter nonplus ; ferré sur la réplique, il parvenait encore à gonflerles plus grosses bourdes, et, fidèle jusqu’au bout à sa réputationde boute-en-train des « Nations », se livrait à unedébauche d’aphorismes et de monostiques stupéfiants, oùpantalonnait et pétardait l’esprit du père Cats etd’Ulenspiegel.

À toute force il lui fallut prendre encorequelques verres avec les copains, à l’estaminet le plus proche.Paridael n’avait pas pu refuser non plus les politesses de sesdignes patrons et camarades. Et, devant le comptoir, où lestournées se succédaient au feu roulant des gaillardises, auxbordées de jurons, aux. francs coups de poing sur les tables,Laurent aurait encore pu se croire au « local », après letravail, les soirs de reddition de comptes. Quelques-uns de cesdébardeurs apportaient des souvenirs à leur Jan, celui-ciune pipe, celui-là une blague à tabac, qui une rémige de frégate.Un de ces braves avait même eu l’idée de remettre du papier àlettres de trois couleurs à Vingerhout. Il s’agissait de dérouterles interceptions et le cabinet noir des facenderos. Lorsque Janécrirait sur du papier blanc, ce serait signe que les chosesallaient bien, le rosé signifierait condition précaire, maissupportable, enfin le vert indiquerait une profonde détresse. Etcela en dépit de ce que la lettre contiendrait d’optimiste et derassurant.

L’heure pressait. Laurent s’éclipsa pour allerinstaller les femmes, avec Tilbak, dans l’entrepont de laGina. On fit d’abord quelque difficulté de recevoirLaurent à bord. L’accès des aménagements d’émigrants étaitstrictement interdit aux curieux, et pour cause. Une fois sur lebateau il était même défendu aux voyageurs de retourner à terre,sous peine de perdre leur place et même l’argent de leur passage.Toutefois, grâce à l’obligeance d’un gabier, avec lequel Tilbakavait été amateloté jadis, il fut permis Paridael d’inspecter lenouveau domicile de ses amis.

La Gina contenait plus de six centslits de camp en bois blanc, ou plutôt des châssis mal varlopés,tendus d’une sangle, couplés et superposés par groupes de douzedans les entreponts. La literie de cos branles consistait en un sacbourré de paille fétide, dont un pourceau n’eût pas même voulu pourlitière, vrai réceptacle de la vermine.

Malgré le long aérage il régnait dans cescouloirs une odeur indéfinissable d’hôpital mal tenu, mélange debouteilles et de faguenas. Que serait ce plus tard, lorsque toutesces épaves humaines s’y encaqueraient, les haillons et les corpsexsudant autant de miasmes qu’un grouillement de fauves ;surtout pendant les gros temps, lorsqu’on ferme les écoutilles.

Les règlements prescrivaient de séparer lessexes a bord et d’éloigner autant que possible des adultes lesenfants en bas âge. Mais Béjard et consorts n’étant pas hommes àtenir compte de ces prescriptions, on ne les observait qu’en vue duport.

Avant même de gagner la mer, on bouleversaittous ces arrangements ; on n’empêchait plus lapromiscuité ; on recevait en fraude un surcroît de passagersque des embarcations interlopes amenaient de la rive pendant lanuit. Runners et smoglers n’avaient pas de clientplus précieux que Béjard et Cie.

Les cambuses étaient fournies de lard, deviande fumée, de biscuits de mer, de bière, de café, de thé,« en quantité plus que suffisante pour le double de la duréedu voyage », renseignaient les prospectus, la dernière œuvrelittéraire de Dupoissy, l’homme des impostures et descharlataneries. À la vérité c’est à peine si l’aiguadesuffirait ! On rationnait les malheureux comme une garnisonassiégée. Chaque passager recevait une petite gamelle en fer blancressemblant à celle des troupiers. La distribution des vivres sefaisait deux fois par jour ; les aliments mesurés à la livre,les liquides au bon juron, litre spécial et réduit en usage sur lesbateaux. Naturellement un froid perçant régnait sans cesse dans lesentreponts, les vents coulis y prodiguaient les rhumes sanstoutefois balayer l’odeur invétérée.

Et c’est la qu’allaient devoir gîter la bonneSiska et la chère Henriette.

– Bast ! disait Tilbak en voyant la minedéconfite de Laurent. La traversée n’est pas longue. Et j’en ai vubien d’autres !

Ils remontèrent sur le pont. Laurent remarquaquelques box en bois, contenant onze chevaux de labour, l’écurie dequelqu’un de ces fermiers aisés affolés par la crise ets’expatriant avant la ruine. À voir ces installations, autant eûtvalu jeter les bêtes à l’Escaut. Leurs propriétaires étaient biennaïfs s’ils s’imaginaient qu’elles supporteraient la traversée dansces conditions. Les exploiteurs s’arrangeraient de façon à les leurfaire céder à bas prix. L’entretien de ces chevaux coûterait gros àleurs possesseurs et à la longue ils en retireraient a peine leprix de la peau. Au-dessus de ces écuries sommaires, sans lemoindre auvent, dans des caisses de bois blanc s’entassaient lefoin, la paille et l’avoine.

Cependant l’ivoire s’amoncelait un peu à ladiable. Le pont revêtait l’apparence d’un bivac de fugitifs, d’uncampement de bohémiens. En frôlant ces parias de toutes lescontrées, apportant on ne sait quelle couleur et quelle odeurspéciale dans leurs bardes, Laurent remarqua qu’ils étaient vêtustrès légèrement et que beaucoup claquaient déjà des dents ettremblaient de la lèvre. Un des agents de Béjard passait entreleurs groupes et pour les réconforter disait que ce froid nedurerait que quelques jours. Une fois passé le golfe de Gascogne,commencerait l’été perpétuel. L’agent n’ajoutait pas qu’entrel’Afrique et les côtes du Brésil les passagers cuiraient au pointde ne pouvoir se tenir sur le pont, et que la calenture, le délirefurieux, emporterait quelques-uns de ceux qui auraient tenu tête àla fièvre paludéenne. Il leur cachait surtout les horreurs de tatraversée, l’arbitraire et la brutalité qui les attendaient audébarquement et les misères sans nombre à endurer en ces milieuxincompatibles.

– Il est temps de repasser la planche, car ondémarre, camarade ! vint dire obligeamment le gabier àParidael.

Le sifflet strident de la machine alternantavec des rauquements de bête féroce, appelait longuement lesretardataires. Laurent s’arracha aux effusions de ses amis etregagna le quai.

Comme si ce n’eût pas encore été assez dedétresse et d’horreur, un incident lamentable se produisit à ladernière minute.

Un misérable, dépenaillé, à la fois jaune etlivide, les yeux hagards, les cheveux en désordre, sous l’empired’une violente excitation alcoolique, entraînait de force versl’embarcadère du navire en partance, une pauvre femme, de minehonnête, mais non moins ravagée, maigre, couverte de haillons moinssordides, mais tout aussi usés, qui résistait, se débattait,criait, deux pauvres mômes accrochés à ses jupes. Sans doute lamalheureuse mère n’entendait pas suivre son ivrogne de mari enAmérique et estimait comme plus atroce que la faim endurée au paysnatal, l’exil loin de toute connaissance amie, de tout visage et detout objet familier, dans des parages où rien ne la consolerait del’ignominie et de la crapule de son époux.

Écœurés par cette scène, Laurent avec quelquesbaes et compagnons de Nations, eurent bientôt délivré la mère etles enfants. Tandis que les uns conduisaient la pauvre femme,presque morte d’inanition, dans une auberge riveraine, les autresemmenaient le mauvais sujet vers la Gina, et d’unebourrade vous l’embarquaient plus rapidement qu’il n’eût voulu, enle projetant par delà la passerelle au risque de le précipiter dansle fleuve.

Le soûlard, hébété, sembla se résigner à sondivorce inattendu ; d’ailleurs la communication avec la rivevenait d’être rompue. Sans plus se soucier des siens, il s’approchadu bordage et les assistants le virent retirer de la poche de sonpaletot crasseux une bouteille de genièvre encore à moitiépleine.

– Voyez, bredouillait-il en titubant et enbrandissant la bouteille au-dessus de sa tête, voici tout ce qui mereste ; dans ce flacon s’est fondu le dernier argent que jepossédais encore… Et, tenez, je bois cette gorgée d’adieu à laBelgique !

Et portant la bouteille à ses lèvres, il lavida d’un seul trait ; puis il la jeta de toutes ses forcescontre le mur du quai, de manière à en éparpiller les éclats dansle fleuve. Et avec un rire idiot, il hurla :

– Evviva l’America !

Cependant les matelots ramenaient à eux etenroulaient les amarres détachées des bornes de pierre, l’hélicecommençait à patiner les vagues, sur la dunette le capitainehurlait les ordres répétés a l’avant et à l’arrière et transmis parun mousse, au moyen d’un porte-voix, aux hommes de la chambre dechauffe ; manœuvré par le timonier à la barre, le navire viralentement de bord et un bouillonnement de vaguilles lécha lesflancs de la Gina.

À un choc de la manœuvre, l’arsouille venaitde s’écrouler comme une masse aux pieds de ses compagnons deroute.

Laurent détourna les yeux vers des personnagesplus sympathiques.

La fanfare de Willeghem agita son drapeau develours à broderies et à crépines d’or, et reprit l’Où peut-onêtre mieux, que les Borains, rapprochés des Campinois,chantaient en chœur.

Dans le papillotement des têtes échauffées oublêmes, Laurent finit par ne plus voir que le groupe des Tilbak.Jusqu’à la dernière heure il avait songé à prendre passage, sansrien leur dire, à bord de la Gina, pour partager leur sortet affronter l’inconnu avec eux ; seule la crainte dedésobliger Vincent et Siska, de rouvrir une blessure fraîchementcicatrisée au cœur de leur fille, et de porter ombrage à l’honnêteVingerhout, en un mot, de leur être un perpétuel objet decontrainte et de gêne, le retint à Anvers.

Puis, un vague aimant l’empêchait de direadieu à sa cité : il entretenait le pressentiment d’un devoirfatal à remplir, d’un rôle indispensable à jouer. Il ne savaitlesquels. Main sans se rendre compte des intentions que le destinavait sur lui, il attendrait son heure.

Sur la Gina, les noëls, les hourrahs,un fracas, un tumulte d’appellations dominaient les accords mêmesde la fanfare. On répondait ferme, à cœur et a poumons non moinsdilatés, de la cohue massée sur le quai. Le navire et le rivage sedonnaient la réplique, faisaient assaut de verve, de crânerie, devaillance. Les casquettes volaient en l’air, des mouchoirs decouleur s’agitaient comme des pavillons bariolés les jours où lesvaisseaux font parade.

Des femmes qui avaient l’air de rire et depleurer à la fois, soulevaient leurs enfants sur leurs bras. Etplus le navire s’éloignait, plus les gestes devenaient frénétiques.Il semblait que les bras s’allongeassent désespérément pours’étreindre et se reprendre encore par-dessus les flotsséparateurs.

À cause de son énorme tirant d’eau et de sacargaison plus que complète, le navire resta longtemps en vue desregardants. Laurent en profita pour courir un peu plus loin àl’extrémité de la Tête de Grue, à l’entrée des bassins, afin depouvoir suivre le bâtiment jusqu’au moment où il tournerait.Henriette était déjà descendue dans l’entrepont avec JanVingerhout. Siska et Pierket continuaient à lui envoyer desbaisers ; il entendit la voix mâle et copieuse de Vincent luilancer une dernière injonction à la force d’âme.

Mais, à chaque tour de l’hélice, Laurent sesentait perdre un peu de sa sécurité et de sa confiance. L’Oùpeut-on être mieux s’éloignait, s’éteignait, comme unmurmure.

C’est de ce même promontoire que Paridaelavait assisté, quelques années auparavant, à la féerie du soleilcouchant sur l’Escaut. Aujourd’hui, il faisait gris, brumeux ettrouble ; au lieu de pierreries le fleuve roulait dulimon ; les levées du Polder étalaient des gazonsjaunis ; la tristesse de la saison concertait avec celle desêtres. Le carillon lui parut plus sourd, et les mouettesd’autrefois, les prêtresses hiératiques et accueillantes, criaient,vociféraient comme autant de sibylles de malheur.

Lorsque la masse du bâtiment eut disparuderrière le coude de la rive de Flandre, Laurent continua deregarder la cheminée, un clocher ambulant pointé par-dessus lesdigues ; puis graduellement, ce ne fut plus qu’une lignenoire, et enfin, la dernière banderole de fumée se confondit avecla désolation de la brume de janvier.

Quand une petite pluie insidieuse et glacialeeu tiré le jeune homme de son hypnotisme, il constata qu’il n’étaitpas seul en observation a l’extrémité de ce promontoire.

Le curé de Willeghem cherchait encore àdiscerner le sillage et le remous de la Gina. Deux grosseslarmes descendaient lentement de ses joues et il traçait dans l’airun lent signe de croix. Mais le vol éparpillé des oiseaux de meravec des giries de sorcières qui se hèlent, semblait parodier cedoux geste professionnel aux quatre coins de l’horizon. Crispé parleurs sarcasmes, Laurent se retourna vers la ville. Un bruit depioches et d’écroulement se mêlait au grincement des grues du port,au fracas des marchandises jetées à fond de cale, à la retombée dupic des calfats.

En vue d’élargir les quais on avait décrété ladémolition des vieux quartiers de la ville et voici que l’abattagecommençait. Déjà des pans de mur gisaient en gravats, au coin descarrefours ; des masures ouvertes, éventrées, amputées deleurs pignons, montraient leurs carcasses de briques sanguinolentesauxquelles pendillaient, comme des lambeaux de chair et deslanières de peaux, de tristes tentures. On aurait dit de cescarcasses de bête accrochées à l’étal des bouchers.

Çà et là les brèches pratiquées dans les flotsde vénérables bicoques antérieures à la domination espagnole, dansces maisons branlantes et vermoulues, rapprochées comme de vieillesfrileuses, ouvraient une échappée sur des constructions plusreculées encore, démasquaient des vestiges de donjons millénaires,mettaient à jour les burgs romans ou même romains des premiers âgesde la ville.

Sur une partie de l’alignement des quais àrectifier, les nobles arbres sous lesquels les deux Paridaels’étaient si souvent promenés avaient déjà disparu.

Non seulement la glorieuse Carthage rejetaitson surcroît de population, exilait sa plèbe, mais, non contente dedéloger ses parias, elle démolissait et sapait leurs habitacles.Elle se comportait comme une parvenue qui rebâtit, et transforme defond en comble une noble et vieille résidence seigneuriale ;mettant au rancart ou détruisant les reliques et les vestiges d’unpassé glorieux, et remplaçant les ornements pittoresques et de bonaloi par une toilette tapageuse, un luxe flambant neuf et uneélégance improvisée.

La nouvelle des attentats et des vandalismesauxquels se livraient les Riches imbéciles sur sa ville natale,avait chagriné Laurent au point de l’éloigner du théâtre desdémolitions dont les progrès l’eussent trop vivement affligé.

Le hasard voulait qu’il fût témoin de cesdévastations le jour même où il venait d’assister au départ de sesamis. Le contraste entre l’activité des quais et les ruines quicommençaient à border le fleuve n’était pas de nature à leconsoler.

À l’heure où les tombereaux emportaient lesgravats, les plâtrés, les matériaux des maisons démolies pour lesconduire vers de lointaines décharges, La Gina enlevaitaussi comme autant de matériaux hors d’usage, de non-valeurs, deparasites encombrants, les ouvriers sans travail, les paysans sansterre, les démolis, les rafalés, les pauvres diables de la glèbe etdes métiers !

Pour beaucoup de gens du peuple et d’Anversoisde vieille roche, c’était comme si le superbe Escaut répudiait sapremière épouse. Il remplaçait l’ancienne Anvers par une marâtreapportant des agences, des modes nouvelles, une langue étrangèrefavorable a l’éclosion d’autres mœurs. Elle éloignait peu à peu lesenfants du premier lit, proscrivait brutalement les descendants dela souche primitive, pour attirer à elle d’arrogants bâtards, poury substituer dans les faveurs paternelles une population de métis,d’interlopes et de juifs.

Même il était question, dans les conseils dela Régence, de démolir le Steen, le vieux château, tout comme ilsavaient démoli la Tour-Bleue et la porte Saint-Georges. En vérité,ils avaient un peu anéanti, malgré eux, l’admirable arc detriomphe. Ces bons gâteux ne s’étaient-ils pas avisés de déplacercette porte en en numérotant les quartiers, bloc par bloc, commedans un jeu de patience. Seulement, nos aigles avaient compté sansle travail des siècles, et à ce jeu d’architectes tombés enenfance, quel ne fut leur ahurissement de voir s’effriter lesmoellons vénérables entre leurs doigts profanateurs !

Ah ! il était temps que les Tilbak sefussent expatriés. Autant valait partir que d’assister à ces dégâtset à ces spoliations. Ceux qui reviendraient courraient grandrisque de ne plus reconnaître leur patrie.

Les démolisseurs avaient déjà renversé lestènements avancés du savoureux quartier des Bateliers. Desterrassiers commençaient à combler le vieux canal Saint-Pierre.

Laurent s’enfonça plus avant dans la ville,errant finalement dans les ruelles menacées, et accordant à cesmurailles agonisantes une part de la sympathie et de la mansuétudeéprouvées pour les expulsés.

Et sous leurs pignons échancrés, ces façades,endeuillies avaient l’émotion de visages humains, des physionomiessolennelles de moribondes, et les fenêtres à croisillons, lesvitrages glauques, pleuraient comme des yeux d’aveugles, et çà etlà, dans la lointaine et discordante musique d’un bouge, sanglotaitle dernier Où peut-on être mieux ? de la fanfare deWilleghem.

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