La Nouvelle Carthage

Chapitre 4LE ROBINSON SUISSE

 

– Dussé-je vivre jusqu’à la fin du monde,racontait à Laurent le machiniste, ancien cavalier de l’armée, entrain de fourbir, d’astiquer ou plutôt de bouchonner le monstremétallique de la force de trois cents chevaux-vapeur que jen’oublierai jamais cette scène ! … Oui, monsieur, la rosse quevoici exécuta de jolie besogne ce jour-là ! … Aussi, au lieude la panser comme à présent, suis-je souvent tenté d’en faireautant de morceaux qu’elle en fit de mon bénin camarade ! …Dire qu’il n’avait pas encore tiré au sort, mon chauffeur ! Etrobuste, et sain qu’il était le blond « Frisé ». Pas unetare. En voilà un conscrit que le conseil de milice n’eût pasréformé ! … Il était tellement bien fait, qu’un de cesmessieurs de l’Académie l’a sculpté en marbre blanc, comme les« postures » du Parc, – des idoles, m’a-t-onaffirmé ! Peut-être cette ressemblance avec les faux dieux luia-t-elle porté malheur !… C’est égal, il aurait pu se promenernu comme nos premiers parents sans choquer la pudeur de personne…Eh bien, ce n’est pas en dix, c’est en cent morceaux que la machinedécoupa ce chrétien… Lorsqu’il s’agit d’ensevelir ces tronçonsrassemblés à grand’-peine, je commençai avec deux autres hommes debonne volonté, – je vous assure qu’il en fallait ! – paravaler coup sur coup, cinq dés à coudre de pur genièvre… Nousroulâmes, comme chair à saucisses dans une crépine, cettecharcuterie humaine dans une demi-douzaine de draps de lit,sacrifiés en rechignant par Mlle Félicité… Et ce n’était pas encoreassez de ces six larges linceuls : au sixième le sang giclaitencore à travers la toile !

Tandis que cette narration si évocative danssa candeur barbare irritait péniblement les nerfs du jeuneParidael, il s’entendait appeler par une grosse voix, qui essayaitde se faire toute menue.

– Hé, monsieur Laurent… monsieur Lorki…Lorki ! On ne lui donnait plus ce petit nom depuis la maisonpaternelle. Il se retourna non sans angoisse, s’attendant à voirsurgir un revenant. Et quelle ne fut sa joie en reconnaissant leparticulier trapu, basané, à l’œil brun clignotant, à la barbicheannelée.

– Vincent ! s’écria-t-il, pâle d’émotion…Vous ici !

– À vos ordres, monsieur Lorki !… Maisremettez-vous. On dirait, ma parole, que je vous ai fait peur… Jesuis contremaître de la « coulerie »… Vous savez,l’atelier des femmes…

Cette coulerie était précisément le seulquartier de l’usine où Laurent ne se fût pas encore aventuré. Lesfaubouriennes, plus effrontées, plus tapageuses, moins endurantesmême que leurs compagnons, ne laissaient pas de l’intimider.Souvent, de son lit, le soir, Laurent entendait sonner la cloche dedélivrance. Aux femmes on rendait la volée, un quart d’heure avantles hommes. C’était aussitôt, vers la porte charretière, unetrépignée, une galopade, un vacarme de pouliches débridées. Audehors, cependant, elles lambinaient, traînaient la semelle. Lacloche tintait de nouveau. Les hommes détalaient à leur tour, pluslourdement, mais en se ralliant d’une voix moins aigre. Et, aprèsquelques instants, au bout de la rue, s’élevaient, confondues, desclameurs de femmes violentées et de galants bourrus. Laurent engagnait la chair de poule. « Ah, les cruels, voilà qu’ils lesempoignent ! » L’innocent ne comprenait rien encore à cesjurons, à ces rires saccadés dégénérant en giries. Le hourvaritournait des coins de ruelles, s’étranglait au fond desculs-de-sac, s’éparpillait peu à. peu dans les méandres desimpasses, jusqu’à ce que la banlieue retombât dans un silence morneet sournois, complice de la ténèbre propice aux embuscades, et auxaccouplements, – dans la nuit saoûle et lubrique autour du Moulinde pierre.

Le lendemain, celles qui avaient glapi etclamé à vous fendre l’âme, paraissaient enjouées, alertes, encoreplus émancipées ; et dans les halles du rez-de-chaussée, lesmâles glorieux, repus, contents d’eux-mêmes, se heurtaient le couded’un air de connivence, échangeaient des clins d’œil, claquaient dela langue avec gourmandise.

À quelles mystérieuses prouesses faisaient-ilsdonc allusion, ces paroissiens truculents ?

– Comment, vous ne connaissez pas lacoulerie ! se récriait Vincent Tilbak. Mais c’est le coin leplus curieux de la fabrique. Il faut voir mon équipage àl’œuvre ! De vraie abeilles !…

Ce Tilbak était un marin, pays de la bonneSiska.

Jadis, après un voyage au long cours, à peinedébarqué, vite, il mettait le cap sur la maison des Paridael. Seshardes de gros bleu embaumaient le goudron, le varech, le brome, lamarine, toutes les senteurs du large, et de son être même émanaitun parfum non moins viril et loyal. Pour achever de se faire bienvenir, il avait toujours les poches pleines de curiosités del’océan et des antipodes : coquillages carnés, fruits musquéspour Laurent ; et pour Siska une étoffe de l’Extrême-Orient,un bijou de Japonaise, une amulette d’anthropophage. Tilbakracontait ses aventures, et tel était le plaisir que Laurentprenait à ces récits que lorsque le narrateur épuisait sonrépertoire d’histoires véridiques, il lui fallait en inventer defabuleuses. Et gare s’il s’avisait de les abréger ou d’en altérerun détail ! Laurent n’admettait pas les variantes et serappelait, implacablement, la version primitive. Heureusement pourle complaisant rapsode, il arrivait au petit tyran, malgré savigilance et sa curiosité, de céder au sommeil. Siska le mettaitcoucher dans un cabinet à côté de la chambre de Monsieur. Alors lesdeux pays, débarrassés de ce témoin aimé, mais parfois gênant,pouvaient se parler d’autre chose que de naufrages, de baleines,d’ours blancs et de cannibales.

Une fois qu’ils le croyaient bien endormi,avant que Siska l’eût porté au premier, Laurent se réveilla àmoitié au bruit d’un baiser sonore et tout à fait à celui d’uneclaque non moins généreusement appliquée. Le baiser était l’œuvrede Vincent, la gifle celle de Siska. Digne Vincent ! Laurentintervint dans la querelle et réconcilia les deux amis avant de serendormir pour de bon. D’autres fois cette mauvaise Siska chicanaitle débonnaire à propos de l’âcre tabac qui la faisait tousser,disait-elle, et qui empestait la maison. Il fallait voir la têtecontrite et suppliante, à la fois radieuse et penaude de la« culotte de goudron », comme l’appelait Siska.

Et c’est ce Vincent-là, ce prestigieux Vincentdont le béret, la vareuse bouffante au large collet rabattu et lesgrandes bottes l’éblouissaient au point de lui donner envie des’embarquer comme mousse avec lui, que le jeune Paridael revoyaitce matin, en prosaïque habit de terrien, dans l’étouffante usine ducousin Dobouziez ! Comment cela se faisait-il ?

Malgré sa passion pour la Grande Tasse et lesaventures dangereuses, mais si ennoblissantes, contribuant àdilater le cœur et à en éloigner les spéculations mesquines etviles, Tilbak s’était résigné pour l’amour de Siska à dépouillerles bragues goudronnées, le jersey de laine bleue, le surott ouzuidwester de toile cirée, et à reprendre pied sur leplancher des vaches. Les pays s’étaient mariés. De leurs économiesils s’achetèrent un petit fonds de victuaillier de navire ets’établirent dans le quartier des Bateliers, près du Port. Siskas’occupait de la boutique, et Vincent venait d’entrer commecontremaître chez M. Dobouziez, sur la recommandation de sonancien capitaine, très porté pour le brave gabier.

– Et Siska ? demandait continuellement lepetit Paridael.

– De plus en plus fraîche et jolie, monsieurLorki, monsieur Laurent, veux-je dire, car vous êtes un homme àprésent… Comme elle serait heureuse de vous voir ! Il ne sepasse pas de jour sans qu’elle me parle de vous… Depuis les troissemaines que je navigue ici, elle m’a demandé au moins mille foissi je ne vous voyais pas, si je ne savais pas ce que vous deveniez,quelle mine avait son Lorki, car, sauf respect, elle continue devous appeler du nom qu’on vous donnait chez feu votre cher papa.Mais, dame ! je ne savais auprès de qui m’informer… Lesbourgeois d’ici ont – excusez ma franchise – quelque chose qui vousôte l’envie de leur adresser la parole… Vrai, il n’a pas l’aircommode, le capitaine Dobouziez. Et l’autre donc ! Un vraiprévôt ! Mais vous voilà, dites-moi bien vite ce qu’il me fautraconter à Siska. Et à quand votre visite ?

Et le brave brunet, toujours carré, toujoursfranc et amène comme aux bons jours, un peu plus barbu, un peumoins halé, les oreilles encore percées d’anneaux d’argent, croyaitdevoir se récrier sur la bonne mine du jeune Paridael, quoiquecelui-ci n’eût plus son air épanoui et insouciant d’autrefois. Maisen ce moment sa joie de retrouver Vincent était si grande qu’unrayon passager dissipait les ombres de sa physionomie prématurémentsongeuse.

– Je ne sors jamais seul, répondit-il, avec ungros soupir, à la dernière demande de son ami… Le cousin trouve quec’est temps perdu et que ces visites me distrairaient de mesétudes… Les études ! Le cousin ne voit que cela…

– Vrai. Là ! C’est dommage ! ditVincent, lui-même un peu défrisé. Mais si c’est pour votre bien,Siska en prendra son parti. De sorte que nous devenons un vraisavant, hein, monsieur Lorki ?

Que le gamin eût voulu sauter au coup dumatelot et le charger de baisers pour son excellente Siska ?Mais entre ces murs de l’usine malfaisante, à proximité de cesbureaux où régnait le majestueux cousin, non loin des lieux hantéspar la terrible Félicité et la moqueuse Gina, le collégien sesentait mal à l’aise, gêné, contraint, refoulait ses expansions. Etil éprouvait aussi quelque remords en songeant que depuis lesfunérailles de son père il ne s’était pas informé une seule fois dela fidèle Siska.

Vincent devinait l’embarras du petit. À l’âgede Laurent on déguise mal ses sentiments, et Vincent lut bien despeines dans ce visage sérieux, dans cette voix un peu rauque, etsurtout dans ces regards arrêtés avec une véritable ferveur sur lecher commensal du foyer paternel. Et comme des larmes menaçaient devoiler ces grands yeux nostalgiques :

– Allons, allons, monsieur Lorki ! fitl’ex-marin en empoignant les mains du gamin dans les siennes et enles secouant à plusieurs reprises. Pas de cela, nom d’unechique ! Hé, hisse ! N’amenons point les voiles ! …Au moins viendrez-vous me relancer là-haut sur le pont où je suisde quart. Je vous attends… À présent, je file mon nœud, carj’entends le porte-voix du père La Garcette, autrement dit lePacha… La bourrasque approche… En haut le monde !

La coulerie, une halle immense entourée d’uneplateforme, située au premier étage du bâtiment principal, occupaittrois cents ouvrières, pour la plupart de fraîches, potelées etturbulentes filles, sanguines, peu vergogneuses, la bouche rieuseet gourmande, les yeux hardis, la langue bien pendue, uniformémentet proprement vêtues d’une jupe de « baie » bleue, d’uncaraco de colonnette, de bas de couleur, la chevelure tordue enchignon et ramassée sous un petit bonnet blanc et tuyauté dont lesbrides leur tombaient dans le dos. Employées à mettre la dernièremain aux bougies sortant du moule, à les lustrer, à les empaqueter,jouant, qui du rouloir, qui du taille-mèche, elles se pressaientautour de deux à trois rangées de tables et de polissoires, et lesbougies passaient d’un appareil à l’autre, se rapprochant, à chaquemanipulation, du type achevé destiné à garnir lustres etgirandoles. Comme il faisait très chaud au-dessus des machines àvapeur et que les « couleuses » mettaient de l’entrain àla besogne, beaucoup, pour respirer plus à l’aise, entr’ouvraientleur corsage et se découvraient la gorge, bravant les amendes quele brave Tilbak leur infligeait à contre-cœur et seulement quand,suivant son expression pittoresque, ces dames carguaient jusqu’àleurs dernières voiles. Elles se réfléchissaient avec leurs métiersdans le parquet constamment ciré par les déchets de stéarine etglissant comme celui du « Pélican », du« Miroir » et du « Cuivre », les bastringuesfavoris de ces donzelles. Le soir, de nombreuses lampes avivaientencore ce miroitement et cette multiplication qui, ajoutés aubrouhaha des potinages et au ronflement des machines,étourdissaient et aveuglaient Laurent chaque fois qu’il débouchaitdans l’atelier. Ce qui achevait de le troubler, c’étaient tous cesminois relevés et tournés de son côté. Très rouge et très gauche,se raidissant, il s’engageait entre les longues tablées et gagnait,à pas mesurés pour ne pas s’étaler sur le carreau, le fond de lasalle où Vincent Tilbak trônait dans une sorte de chaire qu’ilappelait sa dunette.

Là, sous la protection de son ami, le gaminreprenait bientôt confiance. Il osait soutenir l’inquisition de cemillier de prunelles claires ou sombres, répondait au sourire detous ces visages allumés aux pommettes, s’enhardissait jusqu’às’approcher des polisseuses et à suivre la manœuvre des mains rosesaussi satinées que la stéarine même.

Un jour Tilbak lui demanda s’il aimait encoretant les histoires, « Oh, plus que jamais ! »s’exclama Laurent. Le matelot retira de dessous sa veste deuxvolumes qui lui bosselaient la poitrine, et les remit au collégien.C’était le Robinson suisse « Acceptez ces livres ensouvenir de Siska et de Vincent ! dit le brave marin. Je leshéritai d’un timonier qui mourut de la fièvre jaune, aux Antilles…Moi je ne sais pas lire, monsieur Lorki ; à neuf ans jegardais les vaches avec Siska et j’étais mousse à douzeans. »

Laurent ne prévoyait pas les conséquences dece présent. Cette espionne de Félicité eut bientôt déniché les deuxpauvres volumes si bien cachés au fond de la malle du collégien. Ilne les avait pas encore lus en entier. Outrageusement dépareillés,les bouquins interlopes dégageaient cette odeur de cale et detabagie qui imprègne avec obstination le quintelage des gens demer, et, soupçonneuse comme les gabelous, Félicité se douta bienqu’ils ne provenaient pas de la bibliothèque hermétiquement closedepuis les vacances dernières. Le débraillé peuple et le fumetd’aventure de ce Robinson suisse contribuèrent à exciterl’indignation et l’horreur de Félicité. Les âmes de sa sorte semontrent d’autant plus dures et plus orgueilleuses aux humblesqu’elles voudraient donner le change sur leur propre extraction.Elle se livra à une véritable procédure de juge retors. Laurentsubit interrogatoire sur interrogatoire, et comme il s’obstinaitdans son refus de nommer le donateur de ces livres, elle remitceux-ci au cousin Dobouziez. Appelé devant son tuteur, Laurentrefusa de répondre à ses sommations. Il fut privé de dessert, misau pain sec, enfermé dans une chambre noire : on ne luiarracha pas une parole de plus. Dénoncer Tilbak ! Il se fûtplutôt fait moudre jusqu’à la dernière fibre dans les engrenages dela machine tueuse d’hommes. En attendant le moment de partager lesort du blond Frisé, il commença par braver le père La Garcette queDobouziez, à bout de moyens d’intimidation, s’était décidé àappeler à la rescousse.

Le Pacha avait déculotté le gamin avec unetruculence de frère fouettard, et lui maintenait la tête entre lesgenoux sans que Laurent daignât proférer la moindre plainte. Déjàl’exécuteur levait la canne pour fesser le rebelle, lorsqueDobouziez, pris d’un scrupule ou choqué par ce spectacle plus digned’une chiourne que d’un milieu de respectables industriels, arrêtale bras de son associé.

– Je viens de trouver un meilleur moyen decasser votre mauvaise tête ! déclara-il à Laurent que Félicitéramenait dans sa cellule. Vous partirez demain pour Saint-Hubert,où les parents enferment, avec les précoces voleurs, les polissonsde votre espèce !

Laurent se dit que prison pour prison, autantvalait celle où il n’aurait plus Félicité pour geôlier.

Cependant Tilbak, inquiet de ne plus voir sonjeune ami, interrogeait, ce jour même, les domestiques, et ayantété mis au courant de ce qui se passait, il demanda aussitôt àparler à M. Dobouziez pour une affaire urgente.

Assis devant son bureau, le dos tourné à laporte, l’usinier, qui venait de condamner son pupille, avaitretrouvé son calme et travaillait avec son habituelle luciditéd’esprit. Tilbak se présenta la casquette à la main et quitta sesgros souliers par déférence pour le riche tapis de Tournai.Dobouziez tourna à peine la tête de son côté et sans lever les yeuxde l’épure déployée devant lui :

– Approchez !… Que mevoulez-vous ?

– Faites excuse, monsieur, mais c’est moi quiai donné à M. Laurent les livres qui vous mettent si fort encolère contre lui…

– Ah, c’est vous ! fit simplementDobouziez ; et pressant le bouton de la sonnerie électriqueplacée à portée de sa main :

– Réclamez, je vous prie, à Mlle Félicité lesobjets confisqués à M. Paridael ! ordonna-t-il ausaute-ruisseau qui était accouru de la chambre voisine.

Les pièces à conviction ayant été apportées,l’industriel se leva d’un air ennuyé, considéra quelque temps, avecdégoût, ces piteux bouquins, comme s’ils lui représentaient uneétoile de mer ou quelque autre gluant et gélatineux habitant desvagues, et n’ayant pas de pincettes pour y toucher, fit signe àTilbak de reprendre son bien.

– Désormais vous vous dispenserez de fourrerpareilles niaiseries entre les mains de mon pupille…

– C’est entendu, monsieur, et soyez certainque si j’avais prévu les désagréments que ces bouquins attireraientau cher petiot, je me serais bien gardé de les lui remettre… Maisje vous en prie, pardonnez-lui… Il n’y a pas eu de sa faute…C’était moi le coupable…

M. Dobouziez, visiblement agacé par cetteintercession, tourna le dos à l’importun, se rassit et, remplissantméthodiquement d’encre de Chine l’intervalle des branches de sontireligne, se mil en devoir de continuer son dessin.

– Écoutez-moi, patron, insistait Tilbak, aprèsavoir toussé pour attirer l’attention du grand chef, votre protégén’est pas un garnement… On vous trompe sur son compte… Ma femme leconnaît mieux, allez ! Elle pourrait vous dire ce qu’ilvaut !… Songez-vous sérieusement à l’enfermer avec desvoleurs ?… Capitaine, j’en appelle à votre honneur, à vossentiments d’ancien militaire, il est impossible que vouscondamniez ce loyal enfant parce qu’il a refusé de faire leJudas !… Oui… le Judas !

À ce défi lancé avec chaleur,M. Dobouziez sursauta, se souleva à moitié de sa chaise et,plus blanc que d’habitude, tendit le bras vers la porte, d’un gestesi péremptoire, et en dardant un regard si acéré au brave Tilbak,que celui-ci, craignant de desservir Paridael en insistant, sedécida à rentrer dans ses souliers et à sortir en portantsommairement la main à sa casquette.

La médiation de Tilbak donna-t-elle àréfléchir au sage Dobouziez ? Encore une fois l’homme modérécraignait-il le retentissement que cet acte d’extrême rigueuraurait dans le public ? Laurent échappa à la prison deSaint-Hubert. Seulement, aux nombreuses interdictions qui pesaientdéjà sur lui, son tuteur ajouta celle de circuler dans l’usine etde frayer avec les ouvriers.

– Comme s’il n’était déjà pas assez mal élevéet commun comme cela ! se récriait Félicité, chargée de tenirla bride plus courte que jamais à cet enfant dénaturé.

– Gare à toi, paysan, si je te repince encoreà rôder dans les ateliers ! disait Saint-Fardier enaccompagnant cette menace d’un moulinet de sa canne.

Avec cela que Laurent eût reculé devant lesrisques d’une fessée ! Il essaya plus d’une fois d’enfreindrela défense et de revoir Tilbak, pour le remercier et protester deson affection fidèle, mais on n’oubliait plus la clef sur la portede communication entre le jardin et la fabrique, et la date de larentrée au pensionnat arriva avant qu’il eût trouvé l’occasiond’escalader le mur pour relancer le contremaître.

Aux vacances suivantes, Félicité apprit àLaurent, en guise de bienvenue, que son matelot n’avait plus faitlong feu à la fabrique après l’affaire du Robinson suisse.Particulièrement désigné à la mauvaise humeur et aux tracasseriesde Saint-Fardier, à la longue le bonhomme, très endurant, trèsstoïque, s’était rebiffé et le satrape, qui ne cherchait qu’unprétexte pour le renvoyer, ne manqua pas l’occasion.

Tout bouleversé à cette nouvelle, Laurent semit à la recherche de Gina, comptant bien l’intéresser au sort deTilbak et des siens, car ils avaient des enfants, lespauvres !

Durant le drame qui venait de se dénouer parle renvoi du contremaître, Gina avait affecté une suprêmeindifférence à ce qui se passait. Loin de chercher à excuser laprétendue faute de Vincent Tilbak, elle n’avait pas même intercédéen faveur de Laurent. Au contraire, depuis qu’elle savait lesrelations de son cousin avec des « gens du commun » elleenchérissait de froideur et de dédain, s’abstenant même de luiparler du scandale qui mettait la maison sens dessus dessous.Durant la quarantaine du gamin, à qui Tilbak et ses vilains livresavaient sans doute donné la peste, la fière petite demoiselle nes’informa pas une seule fois de lui. Et lorsqu’il fut rendu à lacirculation, c’est à peine si elle daigna le reconnaître.

Et, pourtant, Laurent se faisait illusion surle caractère de sa cousine. Il imputait cette sécheresse et cetteinsensibilité à l’éducation. Comment aurait-elle pu s’intéresser àces ouvriers, à ces gens dont elle ne soupçonnait que vaguementl’existence ? Jamais elle ne se trouvait en contact avec eux,et elle en entendait parler, par ses parents, comme d’un quatrièmerègne de la nature, un outil, un minéral animé moins intéressantque les plantes et plus dangereux que les brutes.

Gina se trouvait seule dans la salle à manger,en train d’arroser les jacinthes fleurissant la tablette desfenêtres. Enhardi par l’affection qu’il portait à Vincent, Laurentl’aborda et lui dit sans préambule :

– Gina, cousine Gina, oh, demandez à votrepère de rendre sa place à Vincent Tilbak…

– Vincent ? fit-elle, en continuant desoigner ses fleurs aristocratiques… je ne connais pas VincentTilbak…

– Le contremaître de la« coulerie », à qui M. Saint-Fardier a donnécongé…

– Ah ! Je sais à présent qui tu veuxdire… Le « Robinson Suisse », l’individu quinous a mis en colère contre toi ! … Tu n’as pas hontede parler encore de ce joli sujet… Pour sûr que je me garderai derappeler seulement son nom à mon père !

Et, avec une moue scandalisée, Gina passa dansune autre chambre où elle se mit à fredonner l’ariette à la mode.Laurent demeura tout pantois, les regards arrêtés machinalement surles jolies jacinthes droites et coquettes auxquelles Gina semontrait si secourable. Il nourrit un instant l’envie de ravagerces fleurs, persuadé qu’il était à présent, d’avoir priséternellement en grippe son inhumaine amie.

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