La Nouvelle Carthage

Chapitre 3LE RIET-DIJK

 

Au nombre des quartiers sur le point dedisparaître se trouvait le Riet-Dijk : une venelle étroites’étranglant derrière la bordure des maisons du quai de l’Escaut,aboutissant d’un côté à une façon de canal, bassin de batelage etgarage de barques, de l’autre, à une artère plus large et pluslongue, le Fossé-du-Bourg.

Riet-Dijk et Fossé-du-Bourg agglomèrent leslupanars. C’est le « coin de joie », le BlijdenHoek des anciennes chroniques. Dans la ruelle, les maisonsgalantes hautement tarifées ; dans la rue large, les grosnuméros pour les fortunes modiques et précaires. Chaque caste,chaque catégorie de chalands trouve, en cet endroit, le bordelcongruent : riches, officiers de marine, matelots,soldats.

Les uns joignent au confort et à l’élégancemodernes le luxe des anciennes « étuves » et des maisonsde baigneurs, bateaux de fleurs où le vice se complique, seraffine, se prolonge. Dans les autres, sommaires, primitifs, oncherche moins le plaisir que le soulagement ; les gaillardscopieux, que congestionnent les continences prolongées, y dépensentleurs longues épargnes des nuits de chambrée et d’entrepont sanss’attarder aux fioritures et aux bagatelles de la porte, sansentraînement préparatoire, sans qu’il faille recourir auxémoustillants et aux aphrodisiaques. Ces bouges subalternes sontaux premiers ce que sont les bons débits de liqueurs où le soiffardse tient debout et siffle rapidement son vitriol sur le zinc, auxcafés où l’épicurien s’éternise et sirote, en gourmet, des élixirsparfumés.

Les soirs, harpes, accordéons et violonscrincrinent et graillonnent à l’envi dans ce béguinage de l’ordredes hospitalières par excellence, et intriguent et attirent de trèsloin le passant ou le voyageur. Mélodies précipitées, rythmescanailles, auxquels se mêlent comme des sanglades et des coups degarcette, des éclats de fanfare et de fifre : musiqueraccrocheuse.

C’est, à la rue, le long des rez-de-chausséeilluminés, un va-et-vient de kermesse, une flâne polissonne, unebadauderie dégingandée.

C’est, à l’intérieur, un entrain de concert etde bal. Des ombres des deux sexes passent et repassent devant lescarreaux mats garnis de rideaux rouges. Sur presque chaque seuil,une femme vêtue de blanc, penchée, tête à l’affût, épie, des deuxcôtés de la rue, l’approche des clients et leur adresse depressantes invites. Matelots ou soldats déambulent par coteries,bras dessus, bras dessous, déjà éméchés. Parfois ils s’arrêtentpour se concerter et se cotiser. Faut-il entrer ? Ilsretournent leurs poches jusqu’à ce que, affriandé par un dernierboniment de la marchande d’amour, tantôt l’un, tantôt l’autre donnel’exemple. Le gros de la bande suit à la file indienne, les hardispoussant les timorés. Ceux-ci, des recrues, miliciens de ladernière levée, conscrits campagnards, fiancés novices et croyantsque leur curé met en garde contre les sirènes de la ville, courbentl’échine, rient faux, un peu anxieux, rouges jusque derrière lesoreilles[13]. Ceux-là, crânes, esbrouffeurs, durs àcuir, remplaçants déniaisés, galants assidus et parfois rétribuésde ces belles-de-nuit, poussent résolument la porte du bouge. Etl’escouade s’engloutit dans le salon violemment éclairé,retentissant de baisers, de claques et d’algarades, degraillements, de bourrées de locmans et de refrains depioupious.

D’autres, courts de quibus sinon de désirs,baguenaudent et, pour se venger de la débine, se gaussent desappareilleuses en leur faisant des propositions saugrenues.

À l’entrée du Riet-Dijk, la circulationdevient difficile. Les escouades de trôleurs et de ribauds semultiplient. Outrageusement fardées, vêtues de la liliale tuniquedes vierges, les filles complaisantes se balancent au bras de leursseigneurs de hasard. Les gros numéros, à droite et à gauche, sesuccèdent de plus en plus vastes et luxueux, de mieux en mieuxachalandés. De chapelles ils se font temples. Aquariums dorés quehantent les sages Ulysses du commerce et leurs précoces Télémaques,desservis par des sirènes et des Calypsos très consolables ;bien différents des viviers squammeux où se dégorgent les marinspléthoriques. Maisons célèbres, universelles ; enseignesdésormais historiques : chez Mme Jamar on vantait la« grotte », chef-d’œuvre peu orthodoxe de l’entrepreneurdes grottes de Lourdes ; chez Mme Schmidt on appréciaitle mystère, l’incognito garanti par des entrées particulièresdonnant accès à de petits salons aménagés comme destricliniums ; Mme Charles se recommandait par lecosmopolitisme de son personnel, un service irréprochable, etsurtout les facilités de paiement ; le Palais de Cristalmonopolisait les délicieuses et neuves Anglaises ; au ;Palais des Fleurs florissaient les méridionales ardentes et jusqu’àdes bayadères de l’Extrême-Orient, créoles lascives, mulâtressesvolcaniques, quarteronnes capiteuses et serpentines, négressesaléacées.

Les façades, hautes comme des casernes,croisent les feux de leurs fenêtres. Des vestibules pompéiens,dallés de mosaïque, ornés de fontaines et de canéphores,claironnent les surprises de l’intérieur. Derrière de hautes glacessans tain ; incrustées de symboles et d’emblèmes, sous leslambris polychromes à l’égal des oratoires byzantins où lescinabres, les sinoples et les ors affolants, vacarment et explosentà l’éclat des girandoles, le passant devine les stades de ladébauche, depuis les baisers colombins et les pelotages allumeurssur les divans de velours rouge, jusqu’aux possessions intimes dansles chambrettes des combles, grillées comme des cellules denon-nains.

Ce quartier se saturait d’un composé d’odeursindéfinissables où l’on retrouvait, à travers les exhalaisons duvarech, de la sauvagine et du goudron, les senteurs du musc et despommades. Et les fenêtres ouvertes des alcôves dégageaient, àtravers leurs carreaux, les miasmes du rut, forts etcontagieux.

À mesure que la nuit avançait, les femmes,plus provocantes, entraînaient, presque de force, les récalcitrantset les temporisateurs. Des hourvaris accidentaient le brouhaha dela cohue. Et toujours dominaient le raclement des guitaresbarcarollantes, les pizzicati chatouilleurs des mandolines, lesgrasses et catégoriques bourrées des musicos, et par moments descliquetis de verres, des rires rauques, des détonations deChampagne.

Jusqu’à onze heures, les pensionnaires de ceslupanars avaient la permission de circuler, à tour de rôle, dans lequartier et même d’aller danser au Waux-Hall et auFrascati, deux salles de bal du Fossé-du-Bourg.

Passé cette heure, couvre-feu partiel, nevaguaient plus que les habitués sérieux sur qui, peu à peu, lesbouges tiraient définitivement leur huis. Les crincrinss’assoupissaient aussi. Bientôt on n’entendait plus que lalamentation du fleuve à marée haute, les vagues battant les pilotisdes embarcadères et les giries intermittentes d’un vapeur tisonnédans sa chambre de chauffe, en prévision du départ matinal.

C’était l’heure des parties en catimini, despriapées hypocrites, des conjonctions honteuses. Noctambules,collet relevé, chapeau renfoncé sur les yeux, se glissaient le longdes maisons jaunes et tambourinaient de maçonniques signaux auxportes secrètes des impasses.

Toute régalade, toute assemblée se terminaitpar un pèlerinage au Riet-Dijk. Les étrangers s’y faisaientconduire le soir, après avoir visité, le jour, l’hôtel del’imprimeur Plantin-Moretus et les Rubens de la Cathédrale. Lesorateurs des banquets, y portaient leurs derniers toasts.

Les hauts et les bas de ce quartier originalconcordaient avec les fluctuations du commerce de la métropole. Lapériode de la guerre franco-allemande représenta l’âge d’or,l’apogée du Riet-Dijk. Jamais ne s’improvisèrent tant de fortuneset ne surgirent parvenus aussi pressés de jouir.

Les contemporains se redirent, en attendantque la légende les eût immortalisées, les lupercales célébrées dansces temples par des nababs sournois et d’aspect rassis. À certainsjours fastes, les familiers appelaient à la rescousse,réquisitionnaient tout le personnel par une habitude despéculateurs accaparant tout le stock d’un marché.

Ils se complaisaient en inventionscroustilleuses, en tableaux vivants, en simulacres de sadisme, enchorégraphies et pantomimes ultra-scabreuses ; prenaientplaisir au travail des lesbiennes, mettaient aux prisesl’éléphantesque Pâquerette et la fluette et poitrinaire Lucie.

On composait des sujets d’invraisemblablesfontaines ; saoules de Champagne, les nymphes finissaient pars’en asperger et consacraient le vin guilleret aux ablutions lesplus intimes.

Béjard le négrier et Saint-Fardier le Pachaorganisèrent dans les salonnets multicolores de Mme Schmidt,surtout dans la chambre rouge, célèbre par son lit de Boule, àcoulisses et à rallonges, véritable lit de société, des orgiesrenouvelées à la fois des mièvreries phéniciennes et desexubérances romaines.

Dans ces occasions, le Dupoissy, l’homme àtout faire, remplissait les fonctions platoniques de régisseur.C’était lui qui s’abouchait avec Mme Adèle, la gouvernante,débattait le programme et réglait l’addition. Pendant que sedéroulaient les allégories de plus en plus corsées de ces« masques » dignes d’un Ben Johnson atteint desatyriasis, le glabre factotum, la mine d’un accompagnateur debeuglant, tenait le piano et tapotait des saltarelles de cirque. Àchaque pause, les actrices nues ou habillées de longs bas et deloups noirs, gueusaient l’approbation des détraqués béats et, àquatre pattes comme des minets, frottaient leur chair moite etpoudrederizée aux funèbres habits noirs.

Telle était la prestigieuse renommée de cesbordels, que pendant les journées de carnaval les honnestes damesdes clients réguliers, se rendaient, en domino, dans ces ruchesdiligentes – aux heures de chômage s’entend – et inspectaient, sousla conduite du patron et de la patronne, les cellules douilletteset capitonnées, dorées comme des reliquaires, les lits machinés etjusqu’aux peintures érotiques se repliant comme des tableauxd’autel.

Et, s’il fallait en croire les médisances despetites amies, Mmes Saint-Fardier n’avaient pas été des dernières àmettre à une si extravagante épreuve la complaisance et la docilitéde leurs maris.

Laurent devint un visiteur assidu de cequartier. Il s’y déphosphorait les moelles, sans parvenir à délogerde son cerveau l’obsession de Gina. Au moment des spasmes, l’imagetantalisante s’interposait entre sa vénale amoureuse et sespostulations toujours leurrées.

– Oh, la cruelle incompatibilité ! sedisait-il. Les atroces chassés-croisés ! Les êtres épris, à enperdre la tête et la vie, des êtres qui, aimant ailleurs, leséluderont éternellement !… L’amitié raisonnable offerte commel’éponge dérisoire du Golgotha à la soif du frénétique ! Lesferveurs et les délicatesses de l’amour se fanant à la suite dèspossessions brutales !

Au Riet-Dijk, des types curieux, des composésinterlopes de la civilisation faisandée de la Nouvelle Carthage,lui ménageaient de pessimistes sujets d’observations. Après desnuits blanches, il assistait à la toilette de ces dames, surprenaitleur trac, leur instinctive terreur à la visite imminente dumédecin : il notait en revanche leur familiarité, presque defemme à femme, avec l’androgyne garçon coiffeur.

Plus que les autres commensaux ou fournisseursde ces parcs aux biches l’intéressait Gay le Dalmate. Cetindustrieux célibataire, commis à cent cinquante francs par mois,chez un courtier de navires, touchait annuellement quinze a vingtmille francs de commission, dans les principales maisons duRiet-Dijk. Il amenait aux numéros recommandables les capitainesauxquels les courtiers, ses patrons, l’attachaient comme guide etdrogman, durant leur séjour à Anvers. Gay parlait toutes leslangues, même les patois, les idiomes des pays vagues, jusqu’àl’argot des populaces reculées. Gay apportait une probité trèsappréciée dans ses transactions délicates. Jamais d’erreurs dans sacomptabilité. Lorsqu’il passait, de trimestre en trimestre chez lespatrons de gros numéros pour percevoir les tantièmes convenus, cesnégociants payaient de confiance leur éveillé et intelligentrabatteur. Gay acceptait à ces occasions, un verre de vin, deliqueur, pour boire à Madame, à Monsieur et à leurspensionnaires.

La discrétion de Gay était proverbiale. Avecses petits favoris rouges, son large sourire, sa tenue proprette,ses manières affables, Gay ne comptait même pas d’envieux parmi sescollègues. On lui appliquait respectueusement l’adageanglais : The right man in the right place :l’homme digne de sa place, la place digne de l’homme.

Un mois après le départ des émigrants,Paridael fut accosté un matin sur la Plaine Falcon par le bonhommeGay, qui tout affairé, tout haletant, lui jeta cette effroyablenouvelle en pleine poitrine :

– La Gina a péri corps et biens en vue descôtes du Brésil !… C’est affiché au Bureau Véritas…

Et le Dalmate passa, sans se retourner,anxieux d’informer de ce sinistre le plus grand nombre decurieux ; ne se doutant pas un instant du coup qu’il venait deporter à Paridael.

Celui-ci chancela, ferma les yeux et finit pars’affaler sur le seuil d’une porte, ses jambes refusant de lesoutenir plus longtemps. Les syllabes des paroles fatales sonnaientle glas à ses oreilles. Lorsqu’il eut repris quelque peuconnaissance : « Le sang me sera monté au cerveau.L’apoplexie m’avertit ! » se dit-il. « J’ai eu unmoment de délire pendant lequel j’aurai cru entendre racontercette… horreur. Ces choses-là n’arrivent point ! » Maisil se rappelait trop nettement la voix, l’accent exotique deGay ; puis, en écarquillant les yeux, et en scrutant laperspective des Docks, ne vit-il pas s’éloigner là-bas, le Dalmate,de son pas sautillant.

Laurent se traîna jusqu’au quai SaintAldégonde où étaient les bureaux de Béjard, Saint-Fardier et Co. Entournant le Coin des Paresseux il constata que même lesindéracinables et insouciants journaliers s’étaient transportésplus loin, pour aller aux nouvelles. Le digne Jan Vingerhout étaitpopulaire jusque dans ce monde de flemmards invétérés. Et ils lesavaient à bord de cette Gina de malheur !

L’air de douloureuse commisération de cesmaroufles ameutés sur le quai et mêlés à la foule devant l’agenced’émigration, prépara Laurent aux plus sinistres nouvelles. Unfaible espoir continuait pourtant de trembloter dans les brusquesténèbres de son âme. Ce n’aurait pas été la première fois que desnavires renseignés comme perdus revinssent au port où on lespleurait !

Paridael fendit le rassemblement dedébardeurs, de matelots et de femmes éplorées que rapprochait unecommune douleur, rassemblement que rendait encore plus tragique laprésence de plusieurs minables familles d’émigrants, désignées pourle prochain départ, peut-être marquées pour le prochainnaufrage ! Des lamentations, des sanglots s’élevaient parintermittences au-dessus du sombre et suffocant silence.

Laurent parvint à se faufiler jusque devantles guichets du bureau :

– Est-ce vrai, monsieur, ce qu’on… raconte enville ?…

Il balbutiait à chaque mot et affectait desintonations dubitatives.

– Eh oui !… Combien de fois faudra-t-ilvous le répéter ?… Autant de crève-de-faim en moins !… Àprésent, fichez-nous la paix !

À ces mots abominables que seul unSaint-Fardier était capable de prononcer, Paridael se rua contre lacloison dans laquelle étaient ménagés les guichets.

La porte condamnée s’abattit àl’intérieur.

Laurent la suivit, empoigna avec une frénésiede fauve affamé l’individu qui venait de parler et qui n’étaitautre que l’ancien associé du cousin Guillaume.

Le Pacha avait toujours eu l’âme d’ungarde-chiourme ou d’un commandeur d’esclaves et l’ex-négrier Béjardavait trouvé en lui la brute implacable dont il avait besoin pourenfourner et expédier prestement la marchandise humaine.

Sans l’intervention des magasiniers et descommis qui l’arrachèrent à son agresseur, le vilain homme fûtcertes resté mort sur le carreau. L’autre l’avait à moitiéétranglé, et dans chacun de ses poings crispés il tenait une descôtelettes poivre et sel du maquignon d’âmes.

Tandis que plusieurs employés maîtrisaientLaurent dont la rage n’était pas encore assouvie, leurs camaradesavaient fait passer le blessé, fou de peur, dans le cabinet deBéjard, d’où il ne cessait de geindre et d’appeler la police.

Les paroles provocantes et dénaturées deSaint-Fardier avaient été entendues par d’autres que Laurent et,mise au courant de ce qui se passait, la foule au dehors partageaitson indignation et eût mis en pièces le policier qui se fût aviséde l’arrêter. Elle menaçait même, de déloger les associés de leurrepaire et d’en faire expéditive justice. Aussi Béjard, entendantle tonnerre des huées et les sommations du populaire, jugea prudentde pousser Laurent dans la rue et de le rendre à ses terriblesamis. Puis à la faveur de la diversion que produisait laréapparition de l’otage, Béjard fit rapidement fermer la portederrière lui. Donnant congé à ses hommes pour le reste de lajournée, il entraîna le piteux Saint-Fardier, par une porte dederrière, dans une ruelle déserte bornée d’entrepôts et demagasins, d’où ils gagnèrent, non sans louvoyer en évitant lesquais et les voies trop passantes, leurs hôtels de la villenouvelle.

– Nous repincerons ce voyou ! disait encheminant Béjard à Saint-Fardier qui tamponnait de son mouchoir sesbajoues ensanglantées par une trop brusque épilation. Il ne fallaitpas songer à le coffrer. Il ne faut même pas y songer d’ici àlongtemps, mon vieux, car on n’a déjà fait que trop de bruit àpropos de ce petit sinistre et il ne serait pas bon que la justiceregardât de trop près à nos affaires… Attendons que toute cettecanaille ait fini de crier ! S’ils continuent à aboyer commece matin, ils seront égosillés avant ce soir ! Alors nousréglerons son compte à ce maître Laurent…

« En somme, l’affaire n’est pas mauvaisepour nous ! (ici l’exécrable trafiquant s’oublia jusqu’à sefrotter les mains)… Le navire n’en avait plus pour longtemps. Lesrats l’avaient déjà quitté tant l’eau pénétrait dans la cale. Unvieux sabot que l’assurance nous paiera le double de ce qu’ilvalait encore !… Et si nous perdons les primes verséesd’avance à quelques émigrants vigoureux et florissants, comme ceVingerhout – tu te rappelles, le suppôt de Bergmans, le meneur del’émeute des élévateurs. Le voilà ad patres ! – enrevanche nous empochons les primes d’assurances des noyés del’équipage… Il y a largement compensation !…»

L’armateur rentra dîner comme si rien nes’était passé. Gina lui trouva une physionomie vilainement jovialeet trigaude. Au dessert, tandis qu’il pelait méticuleusement unesucculente calebasse et qu’il se versait un verre de vieuxbordeaux, avec des précautions de dégustateur, il lui annonça d’unton à peine circonstanciel, l’effroyable et total sinistre dunavire qu’elle avait baptisé.

Sans prendre garde à la pâleur qui envahissaitle visage de sa femme, il entra dans des détails, supputa le nombredes morts. Elle voulut le faire taire ; il insistait et ilpoussa même le sardonisme jusqu’à lui évoquer le lancement auchantier Fulton. Alors, prête à se trouver mal, elle quitta latable et se réfugia dans ses appartements où elle songea au mauvaisprésage que, lors de la mise à l’eau du navire, certains,assistants avaient vu dans la maladresse et les hésitations de lamarraine…

Laurent, après s’être dérobé aux étreintes dela foule qui le questionnait pour en savoir plus long, courut têtenue – il avait négligé de ramasser sa casquette après la lutte –sans rien voir, sans rien entendre, jusqu’à sa pauvre mansarde et,se vautrant sur son lit, comme autrefois chez les Dobouziez, sousles combles, parvint à se débarrasser des larmes que la fureuravait refluées sous sa poitrine. Il ne s’interrompait de sangloterque pour redire ces noms : Jan !… Vincent… Siska…Henriette… Pierket !…

Depuis, il ne s’écoula plus un jour sans qu’ilse fredonnât meurtrièrement à lui-même, comme on s’inoculerait untrès doux, mais très redoutable poison, l’Où peut-on êtremieux ? de la fanfare de Willeghem.

Sans se douter de la transformation quis’opérait en son altière cousine, Laurent confondit désormais lesdeux Gina, la femme et le navire : jalouse, troublante etmaléfique, c’était Mme Béjard qui, pour lui tuer sa bonne etsainte Henriette, avait voué le navire, son filleul, au naufrage.Et dire qu’il s’était repris un moment à aimer cette Régina ;le soir de l’élection de Béjard ! À présent, il se flattaitbien de l’exécrer toujours…

Son culte pour les chers morts se confonditbientôt, en haine de la société oligarque, non seulement avecl’affection qu’il portait aux simples ouvriers, mais avec unesympathie extrême pour les plus rafalés, les plus honnis, voire lesplus socialement déchus des misérables. Il allait enfin donnercarrière à ce besoin d’anarchie qui fermentait en lui depuis saplus tendre enfance, qui le travaillait jusqu’aux moelles, quitordait ses moindres fibres amatives.

C’est vers les réprouvés terrestres ques’orienterait son immense nostalgie de communion et detendresse.

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