La Nouvelle Carthage

Chapitre 5L’ÉLECTION

 

– Ah ! ville superbe, ville riche, maisville égoïste, ville de loups si âpres à la curée qu’ils sedévorent entre eux lorsqu’il n’y a plus de moutons à tondrejusqu’aux os. Ville selon le cœur de la loi de Darwin, Ville,féconde mais marâtre. Avec ta corruption hypocrite, tontape-à-l’œil, ta licence, ton opulence, tes instincts cupides, tahaine du pauvre, ta peur des mercenaires ; tu m’évoquesCarthage… N’avez-vous pas été frappés, vous autres, du préjugéqu’ils entretiennent, ici, contre le soldat ? Même lesAnversois qui ont de leurs garçons à l’armée, sont impitoyables etféroces à l’égard des troupiers. Nulle part en Belgique on n’entendparler de ces terribles bagarres entre militaires etbourgeois ; de ces guets-apens où des assommeurs tombentdessus au permissionnaire ivre, regagnant la caserne faubourienneou le fort perdu à l’extrémité de la banlieue [6]…

Qui avons-nous à la tête d’Anvers ? Desmagistrats vaniteux, sots, gonflés comme des suffètes. Leur derniertrait, Bergmans, le connais-tu, leur dernier trait ?

Un jour, n’ayant plus rien à démolir et àrebâtir, chose qui a toujours ennuyé des magistrats communaux, ilsdécrètent de supprimer la Tour Bleue, un des derniers spécimens, enEurope, de l’architecture militaire du quatorzième siècle. Tout ceque la ville compte encore d’artistes et de connaisseurs icis’émeut, proteste, envoie à la « Régence », despétitions… Devant cette opposition, que font nos augures ? Ilsdaignent consulter l’expert par excellence, Viollet-Le-Duc. Cetarchéologue conclut avec tous les artistes en faveur du maintien dela vieille bastille. Voyez-vous cet original qui se permet d’êtred’un autre avis que ces marchands omnisapients ? Aussin’ont-ils rien de plus pressé que de raser, sans autre forme deprocès, la vénérable relique…

Et pourtant, ville sublime. Tu as raison,Rombaut, de vanter son charme indéfinissable, qui clôt la bouche àses détracteurs. Nous ne pouvons lui en vouloir de s’être donnée àcette engeance de ploutocrates. Nous l’aimons comme une femmelascive et coquette, comme une courtisane perfide et adorable. Etses parias même ne consentent pas à la maudire !

C’était au cabaret de la CroixBlanche, sur la Plaine du Bourg, Laurent Paridael quidéblatérait ainsi devant Bergmans, Rombaut et Marbol.

– Bon, voilà le jeune servant des dockers quiprend le mors au dents ! dit Vyvéloy. Et tout cela parce qu’ila trouvé que dans ma cantate je faisais trop large la part duchauvinisme, aux dépens des communiers de Bruges et de Gand…Parbleu ! On comprend l’esprit de clocher, quand ce clocherest la flèche de Notre-Dame !

– Absolument, approuva Bergmans. D’ailleurs,Anvers se relèvera moralement aussi. Elle secouera le joug qui ladégrade. Elle sera rendue à ses vrais enfants. Tu le verras,Paridael, l’insubordination gagne les masses opprimées. Je tepromets du neuf pour bientôt. Un souffle d’émancipation et dejeunesse a traversé la foule ; il y a mieux ici qu’une richeet superbe ville ; il y a un peuple non moins intéressant quicommence à regimber contre des mandataires qui le desservent et lecompromettent.

La prédiction de Bergmans ne tarda pas à seréaliser. Depuis longtemps il y avait de l’électricité dansl’air.

La véhémente cantate de Vyvéloy ne contribuapas dans une faible mesure à ce réveil de la population.

Les riches, en prenant l’initiative d’unjubilé de Rubens, ne s’attendaient pas à provoquer cettefermentation.

Il arriva que les peintres delà Renaissanceévoquèrent les pasteurs d’hommes, de ce seizième siècle, lesGuillaume le Taciturne, les Marnix de Sainte-Aldegonde. On exhumapour s’en parer ce quolibet insultant jeté aux patriotes del’époque de Charles-Quint et de Philippe II, ce nom de gueux dontles vaillants ancêtres aussi s’étaient enorgueillis comme d’untitre honorifique.

La noblesse, momifiée, désintéressée de tout,et de plus ultramontaine, se réjouit peut-être des désagréments quele courant nouveau préparait aux parvenus, mais n’osa patronner unparti placé sous le vocable et le drapeau des adversairesvictorieux de la catholique Espagne.

L’effervescence régnait surtout dans le peupledes travailleurs du Port.

Des conflits isolés avaient déjà éclaté entreBéjard et les « Nations». Ce furent d’abord des tiraillementsà propos d’un mémoire à payer par l’armateur à l’Amérique.L’armateur refusait toujours de régler son compte, lorsque arrivade Riga un bateau-grenier avec chargement à la consignation dupayeur récalcitrant.

Béjard s’adressa, pour le déchargement de cesmarchandises, à une Nation rivale de sa créancière, mais dans depareilles circonstances, les corporations font cause commune et laNation sollicitée refusa l’entreprise à moins que le négociant nes’acquittât d’abord envers leurs concurrents.

Il s’adressa à une troisième, à une quatrièmeNation, partout il se buta au même refus.

Entêté et furieux, il fit venir des dockers deFlessingue, le port de mer le plus proche. Les débardeurs anversoisjetèrent plusieurs Hollandais dans les bassins et les en retirèrentà demi noyés pour les y replonger encore, si bien que tousreprirent le même jour le train pour leur patrie, en jurant bienqu’on ne les repincerait plus à venir contrecarrer, dans leursgrèves, ces Anversois expéditifs. De fait, lorsque cesmanœuvriers aussi placides que vigoureux s’avisaientde devenir méchants, ils le devenaient à la façon des félins.

Béjard, en apprenant la désertion desHollandais après le traitement qui leur avait été infligé, écumaitde colère et jurait de se venger tôt ou tard de Vingerhout et deces insolentes Nations. Mais comme, entre temps, son blé menaçaitde pourrir à fond de cale, il céda aux prétentions desdébardeurs.

À quelque temps de là l’occasion se présentapour lui de rouvrir les hostilités contre cette plèbe par tropséditieuse. On venait d’inventer aux États-Unis, des« élévateurs », appareils tenant à la fois lieu de grues,d’allèges et de compteurs, dont l’adoption pour le déchargement desgrains, devait fatalement supprimer une grande partie de lamain-d’œuvre et entraîner par conséquent la ruine de nombreuxcompagnons de nations.

Aussi l’agitation fut grande parmi le peuplequand il apprit que Béjard avait préconisé, dans les conseils de laRégence, l’acquisition de semblables engins.

Le soir où en séance des magistrats municipauxla proposition de Béjard devait être mise aux voix, baes,doyens, compagnons, convoqués par Jan Vingerhout se massaient demanière à représenter une armée compacte et formidable, sur laGrand’Place, devant l’Hôtel de Ville. En costume de travail, lesmanches retroussées, leurs biceps à nu, ils attendent là,terriblement résolus, poings sur les hanches, le nez en l’air, lesyeux braqués vers les fenêtres illuminées. L’air goguenard, pipeaux dents, radieux comme s’il s’agissait d’aller à la danse, JanVingerhout circule de groupe en groupe pour donner la consigne àses hommes. Quoiqu’il n’ait pas besoin de secrétaire pour labesogne de ce soir, il s’est fait accompagner du jeune Paridaelenchanté de la petite explosion qui menace l’odieux Béjard.

– Nous allons rire, mon garçon, fait Jan en sefrottant les mains, de manière à faire craquer les os de sesphalanges.

Siska a retenu, non sans peine, son homme à lamaison.

Quelques badauds de mine suspecte, du genredes jeunes runners du Doel, s’approchent aussi des solidescompagnons, mais Jan n’entend pas s’embarrasser d’alliéscompromettants. Il les récuse sans trop les rabrouer toutefois. Lesbraves gens suffiront à la besogne.

Les policiers ont essayé de disperser lesrassemblements, mais ils n’insistaient pas devant la façon trèsdigne et très explicite dans son calme dont les accueillent lesmutins.

Une rue assez longue, le Canal au Sucre,sépare la Grand’Place de l’Escaut, mais deux centsmètres ne représentent pas une distance pour ces gaillards, et lesargousins, de futés gringalets, ne seraient pas lourds à porterjusqu’à l’eau.

 

Que vont-ils faire ? se demandent lespoliciers, alarmés par cette inertie, par l’air résolu et vaguementironique de ces débardeurs. Les musards du Coin des Paresseux nesont pas plus offensifs, en attendant le baes qui les abreuve. Àceux qui les interrogent, les travailleurs répondent par certainvade retro aussi bref, qu’énergique, intraduisible dans unautre idiome que ce terrible flamand, et auquel la façon de lefaire sonner ajoute une éloquente saveur.

Les croisées de l’aile gauche, au deuxièmeétage de l’antique Hôtel de ville, sont illuminées. Il parait qu’ondélibère encore. Le vote est imminent ; tous, ces genss’entendent comme marchands en foire.

Neuf heures sonnent. Au dernier coup, voilàque, sur un coup de sifflet de Vingerhout, simultanément lescompagnons se penchent, et flegmatiquement, se mettent en devoir dedéchausser les pavés, devant eux. Ils vont même vite en besogne, sivite que les alguazils s’essoufflent inutilement à vouloir les enempêcher.

Et alors, Jan Vingerhout, pour montrer comments’emmanche la partie, envoie adroitement un pavé dans une desfenêtres du Conseil. D’autres bras s’élèvent, chaque bras tient sonpavé avec la fermeté d’une catapulte. Mais à un signe deVingerhout, les hommes remettent leur charge par terre :

– Tout doux, il suffira peut-être d’un simpleavertissement.

En effet, un huissier accourt sur la place,essoufflé et avisant Vingerhout, lui dit que ces messieurs duConseil ajournent leur décision.

– Que restent-ils fagoter alors ? demandeVingerhout, toujours sollicité par les croisées illuminées.

Au fond, ce terrible Vingerhout est un malincompère, mais un bon compère ; il connaît les aîtres del’Hôtel de ville, il savait que le pavé lancé tomberait dans unespace vide de la salle. Mais il n’avoue cela qu’à Laurent.

Les croisées rentrent dans l’ombre.Bourgmestre, échevins, conseillers sortent du palais communal,penauds, entourés de leur nuée de policiers ; on a mis enréquisition la gendarmerie et la grand’garde, on a télégraphié auxcommandants des casernes, Béjard a même voulu demander des secoursà Bruxelles. Mais les Nations jugent suffisant le résultat de leurpetite manifestation, et, abandonnant leurs pavés, se dispersentlentement, comme de bons géants qu’ils sont, en se contentantd’envoyer une huée bien significative aux conseillers, surtout àM. Béjard, qui a cru très sérieusement qu’on allait le traitercomme le diacre Etienne.

Intimidé, le Conseil décide sagementd’enterrer la question par trop brûlante jusqu’après les électionspour le renouvellement des Chambres législatives.

Bergmans ayant pris nettement parti pour lesdébardeurs et s’étant porté candidat contre Freddy Béjard, les baesdes corporations embrassèrent chaleureusement sa cause. Laurentétait entré dans une société d’exaltés de son âge, la JeuneGarde des Gueux, recrutée parmi les apprentis et les fils depetits employés.

À mesure qu’elle avançait, la périodeélectorale s’exaspérait. Les riches, maîtres des journaux, selivraient à une débauche d’affiches tirant l’œil, multicolores,énormes, de brochures, de pamphlets, imprimés en grosseslettres.

L’agitation se propageait dans les classesinférieures.

– Qu’importe ! rageait Béjard, cesmaroufles ne sont pas électeurs. Je serai élu tout de même.

En effet, la plupart des« censitaires » en tenaient pour les riches. Maisceux-ci, craignant que l’impopularité de Béjard ne compromît lereste de leur liste, essayèrent d’obtenir, de l’armateur qu’ilremît sa candidature à des temps meilleurs. Il refusa net. Ilattendait depuis trop longtemps ; on lui devait ce siège pourle dédommager des longs et précieux services rendus à l’oligarchie.Ils n’insistèrent point. D’ailleurs, il les tenait. Mille secretscompromettants, mille cadavres existaient entre eux et lui. Sesdoigts crochus de marchand d’ébène tenaient l’honneur et la fortunede ses collègues. Puis ce diable d’homme possédait le génie del’organisation, au point de se rendre indispensable. Lui seulsavait mener une campagne électorale et faire manœuvrer lescohortes de boutiquiers en chatouillant leurs intérêts. Sans sonconcours, autant se déclarer vaincu d’avance.

Peu scrupuleux, quant aux moyens, ses suppôtsmultipliaient les tournées dans les cabarets, et les visites àdomicile. Ils avaient mission de voir les boutiquiers gênés, deleur promettre des fonds ou des clients. Aux plus défiants, on allajusqu’à remettre une moitié de billet de banque, l’autre moitiédevant leur être délivrée le soir même du scrutin, si le directeurde la Croix du Sud l’emportait.

D’autres employés de son imposanteadministration électorale, compliquée et nombreuse comme unministère, confectionnaient des billets de vote marqués, destinésaux électeurs suspects ; d’autres encore se livraient à descalculs de probabilités, à la répartition du corps électoral enbon, mauvais et douteux. Les prévisionsdonnaient au moins un millier de voix de majorité au Béjard. Ilcontinuait pourtant d’en acheter, répandant à pleines mainsl’argent de l’association, puisant même dans sa propre caisse. Pourréussir il se serait ruiné.

Ses courtiers travaillaient l’imagination descampagnards de l’arrondissement, gens orthodoxes comme la noblesseet, de plus, superstitieux. Ignorant l’histoire, ces rurauxprenaient au pied de la lettre le nom de gueux. Le moindre petitterrien entretenu dans ses terreurs par les récits des vieux, auxveillées, se voyait déjà mis au pillage, battu et incendié commesous les cosaques, et, par anticipation, la plante des pieds luicuisait. Pas souvent qu’il voterait pour des grille-pieds et deschauffeurs. Au village, les courtiers colportaient naturellement,sur Bergmans et les siens, des fables monstrueuses, des calomniesextravagantes, d’un placement difficile à la ville, mais quipassaient auprès de ces rustauds, comme articles d’évangile.

Door den Berg n’avait à opposer à ces menéesque son caractère, son talent, sa valeur personnelle, sesconvictions chaudes, son éloquence de tribun, sa figureavenante ; dans la bataille à coups de journaux, d’affiches etde brochures, il avait le dessous ; en revanche, dans lesréunions publiques, autrement dites métingues, où se discutaientles mérites des candidats, il tenait le bon bout. D’ailleurs, ilfallait être inféodé au clan de Béjard, pour prendre encore ausérieux sa prose et son éloquence, ou plutôt celles de Dupoissy,car c’était son familier qui lui confectionnait ses discours et sesarticles.

Rien d’écœurant comme ces tartineshumanitaires, collections de lieux communs dignes des piresgazettes départementales, ramassis de clichés, aphorismes creux,mots redondants et sans ressort, rhétorique si basse et sidéclamatoire que les mots même semblent refuser de couvrir pluslongtemps ces mensonges et ces saletés.

L’avant-veille du scrutin, il y eut un grandmétingue aux Variétés, immense salle de danse où les paradespolitiques alternaient avec les mascarades des jours gras.

Pour la première fois depuis des années qu’ilrégalait les gobets et ses créatures de harangues doctrinairesprononcées toujours de la même voix nasarde et monocorde, Béjard yfut hué d’importance : on ne le laissa même pas achever.

La salle houleuse, électrisée par une copieusephilippique de Bergmans, se porta comme une terrible marée àl’assaut du bureau, sur l’estrade, en passant par-dessus la cage del’orchestre, renversa la table, foula aux pieds et mit en loques letapis vert, inonda le parquet de l’eau des carafes destinées auxorateurs, fit sonner à coup de bottes la cloche du président et peus’en fallut qu’on n’écharpât les organisateurs du métingue.

Heureusement, en voyant approcher le cyclone,ces gens prudents avaient battu en retraite, patrons et candidatsréunis, et cédé la place au peuple.

Il se leva enfin, le jour des élections, unjour gris d’octobre ! Dès le matin, les tambours de la gardecivique battant l’appel des électeurs, la ville s’animait d’une vieextraordinaire qui n’était pas l’activité quotidienne,l’affairement des commis et des commerçants, le camionnage et letrafic. Des électeurs endimanchés sortaient de chez eux, montrantsous le tuyau de poêle la physionomie grave, un peu pincée, decitoyens conscients de leur dignité. Ils gagnaient, le bulletin àla main, d’un pas rapide, les bureaux électoraux : bâtimentsd’écoles, foyers de théâtres et autres édifices publics.

De jeunes gandins, fils de riches, exhibaientà la boutonnière une cocarde orange, couleur du parti,réquisitionnaient les voilures de place pour charroyer lesélecteurs impotents, malades ou indifférents. Ils se donnaient del’importance, consultaient leurs listes, s’abordaient avec desraines mystérieuses, mordillaient le crayon qui allait leur servirà « pointer » les électeurs. Des omnibus étaient allésprendre très tôt dans les bourgades éloignées les électeurs ruraux,ils rentraient en ville avec leur chargement humain. Ébaubis,rouges, les paysans se groupaient par paroisses ; et dessoutanes noires allaient de l’un à l’autre de ces sarraux bleuspour leur faire quelque recommandation et contrôler leurs billetsde vote. Des groupes se formaient devant les portes des bureaux. Onlisait les affiches encore humides, où l’un ou l’autre descandidats dénonçait une « manœuvre de la dernière heure »de ses adversaires et lançait une suprême proclamation, laconiqueet à l’emporte-pièce. Presque tous ces manifestes commençaient par« Électeurs, on vous trompe ». Des marchands aboyaientles journaux fraîchement parus. De chaque côté de la porte setenait un voyou, porteur d’un écriteau engageant à voter pour l’uneou l’autre liste. De groupe en groupe, de cocarde bleue à rosetteorange, s’échangeaient des regards de défi ; des gensgénéralement inoffensifs prenaient un air terrible, et des mainstourmentaient fiévreusement le pommeau de leurs cannes… On causaitbeaucoup, mais à voix basse, comme des conspirateurs.

Cependant, chaque bureau étant pourvu d’unprésident et de deux « scrutateurs », les opérations duvote commençaient. À l’appel de leurs noms, dans l’ordrealphabétique, les votants se frayaient un passage à traversl’attroupement, passaient derrière une cloison, se présentaientdevant les trois hommes graves. Ceux-ci siégeaient derrière latable, recouverte du traditionnel tapis vert et supportant unevilaine caisse noire et cubique, pompeusement qualifiée d’urne.L’électeur promenait un instant sous le nez soupçonneux et binocledu président son bulletin plié en quatre et timbré aux armes de laville, et le laissait choir dans l’urne fendue comme un tronc, unetire-lire ou une boite à lettres. Il y en avait que cette simpleaction impressionnait terriblement ; ils perdaient contenance,laissaient tomber leur canne, se confondaient en salamalecs ets’obstinaient à vouloir loger leur papier dans l’encrier duscrutateur.

À la cloison, du côté de la salle d’attente,s’étalaient les listes électorales ; des myopes s’y collaientle nez et des doigts sales s’y promenaient comme sur l’horaireaffiché dans les gares. Il puait le chien mouillé et le bout decigare éteint, dans cette salle de classe où traînaient aussi desrelents d’écoliers pauvres et de cuistres mangeurs decharcuterie.

Il y avait des abstentions. Des « jeunesgardes » des deux partis, de faction à l’entrée,reconnaissaient leurs hommes et envoyaient des voitures prendre, enprévision du contre-appel, les manquants de leur bord. La kyrielledes noms, la procession des votants se déroulaient, lamentables.Des incidents en relevaient de loin en loin la monotonie. Un quidamomis ou rayé se fâchait ; des homonymes se présentaient l’unpour l’autre ; on persistait à appeler des morts qu’on auraitabsolument voulu voir voter, en revanche on tentait de persuader àdes vivants qu’ils n’étaient plus de ce monde.

Au sortir de l’isoloir leur expression béateet soulagée, leur air guilleret aurait donné à supposer qu’ilss’étaient isolés pour d’autres motifs.

Les opérations du vote, appel et contre-appel,duraient jusqu’à midi, puis commençait le dépouillement. On nesavait rien, mais on supputait les résultats. « Peud’abstentions ! »

Les cocardes oranges se plaignaient à la foisde l’affluence des blouses, des gens gantés et des tricornes ;en revanche, les bleus s’inquiétaient du contingent extraordinairede baes de Nations, de petits-commerçants et d’officierspatriotes.

Personne ne rentrait chez soi ; tousmangeaient mal dans les tavernes bourrées de consommateurs, et lafièvre, l’anxiété séchant les gosiers, ils s’enivraient à la foisde bière et de paroles.

On commençait à se masser, le nez en l’air,sur la Grand-Place devant le local de l’» Association »,le club de Béjard et des riches, où viendraient s’encadrer tout àl’heure, entre les châssis des huit fenêtres du premier, lesrésultats des vingt-six bureaux ; et aussi au port, devantl’estaminet de la Croix Blanche, où se réunissaient les« Nationalistes », partisans de Bergmans.

Une pluie fine trempait les badauds, mais lacuriosité les rendait stoïques. Des camelots continuaient de glapirl’article du jour, les cocardes bleues ou oranges.

Il y avait de l’orage et de la menace dans lafoule nerveuse et taciturne, grossie à présent de beaucoupd’ouvriers, de petits employés, d’étudiants, ne payant pas le cens.Enragés de ne pas avoir pu donner leur voix à Door den Berg, ilsnourrissaient au fond de leur cœur un violent désir de manifesterd’une autre façon leurs préférences.

Aussi, à présent, les cocardes bleuesdominaient, dans la foule. Les ouvriers les piquaient à leur giletde laine. Des rixes avaient éclaté dans la matinée, aux abords desbureaux ou votaient les campagnards. Aussi, intimidés par lesregards de haine que leur jetaient les compagnons des bassins, lessarraux s’empressaient-ils, leur voix donnée selon le cœur de leurcuré, de regrimper en toute hâte sur les impériales et de mettredes lieues de polders ou de bruyères entre eux et les remparts dela métropole.

Les affiliés s’entassaient dans les salonsmêmes de l’Association, où siégeaient, attendant les résultats, leschefs et les candidats du parti. La voix métallique et acerbe deBéjard dominait le bourdonnement des colloques ; Dupoissy,bénisseur et inspiré ; M. Saint-Fardier, turbulent,agressif, parlant de se débarrasser à coups de fusil de ce Bergmanset de tout ce sale peuple ; M. Dobouziez, sobre deparoles, vieilli, l’air soucieux, peu mêlé à la politique active etmaugréant à part lui, contre l’ambition coûteuse de songendre ; enfin les jeunes Saint-Fardier, bâillant à sedémantibuler la mâchoire, regardaient, en tapotant les vitres, lepopulaire s’amasser sur la place.

À la Croix Blanche, Door n’avait pasassez de ses mains pour presser toutes celles qui tenaient àsecouer les siennes. L’affection, l’exubérance, la sincérité de cesnatures frustes et droites le touchaient vivement.

Laurent, les Tilbak, Jan Vingerhout, Marbol etVyvéloy ne restaient pas en place, sortaient, allaient auxinformations, couraient au bureau central où se faisait ledépouillement général.

Les premiers résultats, favorables tour à tourà Béjard et à Bergmans étaient accueillis, par des huées àl’Association, par des vivats à la Croix Blanche, ouréciproquement. Mais les manifestations de rassemblée des richestrouvaient chaque fois un écho contradictoire sur la Place. Ainsi,l’affichage aux fenêtres de l’Association, des chiffres de majoritéattribués à Béjard fit partir des applaudissements timidespromptement étouffés sous des grognements et des sifflets ; lecontraire se produisait lorsque la chance avait favorisé« notre Door ».

Quelque temps les suffrages se balancèrent. Lamajorité des censitaires de la ville se déclaraient pour le tribun.Déjà la foule, dans la rue et à la Croix Blanche, setrémoussait d’allégresse ; on se donnait l’accolade, onfélicitait Bergmans. Paridael voulait même qu’on arborât le drapeaudes gueux, orange, blanc et bleu, avec les deux mainsfraternellement enlacées, les mains amputées et écartelées surl’écusson d’Anvers. Bergmans, moins optimiste, eut de la peine àempêcher ses amis de triompher trop tôt. Il avait raison de sedéfier. Nos enthousiastes comptaient sans les campagnes. Nonseulement les bureaux ruraux comblèrent rapidement l’écart des voixentre les deux listes, mais le total de ces suffrages campagnardsgrossissant, s’enflant toujours, engloutit comme une stupide marée,submergea sous ses flots les légitimes espérances de la majoritédes citadins.

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