La Nouvelle Carthage

Chapitre 2LE « MOULIN DE PIERRE »

 

À sa deuxième visite, et à celles quisuivirent, lorsque les vacances le renvoyaient chez ces tuteurs,Laurent ne se trouva pas plus acclimaté que le premier jour. Ilavait toujours l’air de tomber de la lune et de prendre de laplace.

On n’attendait pas qu’il eût déposé sa valisepour s’informer de la durée de son congé et on se préoccupait plusde l’état de son trousseau que de sa personne. Accueil sanseffusion : la cousine Lydie lui tendait machinalement sa jouecitronneuse ; Gina semblait l’avoir oublié depuis la dernièrefois ; quant au cousin Guillaume, il n’entendait pas qu’on ledérangeât de sa besogne pour si peu de chose que l’arrivée de cepolisson, il le verrait bien assez tôt au prochain repas.« Ah ! te voilà, toi ! Deviens-tu sage ? …Apprends-tu mieux ? » Toujours les mêmes questions poséesd’un air de doute, jamais d’encouragement. Si Laurent rapportaitdes prix, voyez le guignon ! c’étaient ceux précisémentauxquels M. Dobouziez n’attachait aucune importance.

À table, les yeux ronds de la cousine Lydie,implacablement braqués sur lui, semblaient lui reprocher l’appétitde ses douze ans. Vrai, elle faisait choir le verre de ses doigtset les morceaux de sa fourchette. Ces accidents ne valaient pastoujours à Laurent l’épithète de maladroit, mais la cousine avaitune moue méprisante qui disait assez clairement sa pensée. Cettemoue n’était rien cependant, comparée au sourire persifleur del’impeccable Gina.

Le cousin Guillaume qu’il fallait quérirplusieurs fois avant de se mettre à table, arrivait enfin, le frontchargé de préoccupations, la tête à une invention nouvelle,supputant les résultats, calculant le rendement probable de l’un oul’autre perfectionnement, le cerveau bourré d’équations.

Avec sa femme, M. Dobouziez parlaitaffaires, et elle s’y entendait admirablement, lui répondait en seservant de barbares mots techniques qui eussent emporté la bouchede plus d’un homme du métier.

M. Dobouziez ne cessait de chiffrer et nese déridait que pour admirer et cajoler sa fillette. De plus enplus Laurent constatait l’entente absolue et idolâtre régnant entreces deux êtres. Si l’industriel s’humanisait en s’occupant d’elle,réciproquement Gina abandonnait, avec son père, ses airs desupériorité, son petit ton détaché et avantageux. M. Dobouziezprévenait ses désirs, satisfaisait ses moindres caprices, ladéfendait même contre sa mère. Avec Gina, lui, l’homme positif etpratique, s’amusait de futilités.

À chaque vacance, Laurent trouvait sa petitecousine plus belle, mais aussi plus distante. Ses parents l’avaientretirée de pension. Des maîtres habiles et. mondains la préparèrentà sa destinée d’opulente héritière.

Devenant trop grande fille, trop demoisellepour s’amuser avec ce gamin ; elle recevait ou visitait desamies de son âge. Les petites Vanderling, filles du plus célèbreavocat de la ville, de blondes et vives caillettes étaient à lafois ses compagnes d’études et de plaisirs. Et si, par exception,faute d’autre partenaire, Gina s’oubliait au point de jouer avec lePaysan, Mme Lydie trouvait aussitôt un prétexte pourinterrompre cette récréation. Elle envoyait Félicité avertirMademoiselle de l’arrivée de l’un ou l’autre professeur, ou bienMadame emmenait Mademoiselle a la ville, ou bien la couturière luiapportait une robe à essayer, ou il était l’heure de se mettre aupiano. Convenablement stylée, le plus souvent Félicité prévenaitles intentions de sa maîtresse et s’acquittait de ce genre deconsigne avec un zèle des plus louable. Laurent n’avait qu’à sedistraire comme il pourrait.

La fabrique prospérait au point que chaqueannée les installations nouvelles : hangars, ateliers,magasins, empiétaient sur les jardins entourant l’habitation.Laurent ne constata pas sans regret la disparition du Labyrintheavec sa tour, son bassin et ses canards : cette horreur luiétait devenue chère à cause de Gina.

La maison aussi s’annexait une partie dujardin. En vue de la prochaine entrée dans le monde de leur fille,les Dobouziez édifiaient un véritable palais, présentant uneenfilade de salons décorés et meublés par les fournisseurs des gensde la haute volée. Le cousin Guillaume semblait présider à cesembellissements, mais il s’en rapportait toujours au choix et augoût de la fillette. Il avait déjà ménagé à l’enfant gâtée undélicieux appartement de jeune fille : deux pièces, argent etbleu, qui eussent fait les délices d’une petite maîtresse.

L’appartement du jeune Paridael changeait dephysionomie comme le reste. Sa mansarde sous les toits revêtait unaspect de plus en plus provisoire. Il semblait qu’on l’eût affectéede mauvaise grâce au logement du collégien. Félicité ne l’avaitdéblayée que juste assez pour y placer un lit de sangle.

Ce grenier ne suffisant plus à remiser lesvieilleries provenant de l’ancien ameublement de la maison, plutôtque d’encombrer de ce bric-à-brac les mansardes des domestiques, lamaîtresse-servante le transportait dans le réduit de Laurent. Elley mettait tant de zèle que l’enfant voyait le moment où il luifaudrait émigrer sur le palier. Au fond il n’était pas fâché de cetinvestissement. Converti en capharnaüm, son gîte lui ménageait desimprévus charmants. Il s’établissait entre l’orphelin délaissé etles objets ayant cessé de plaire une certaine sympathie provenantde la similitude de leurs conditions. Mais il suffit que Laurents’amusât avec ces vieilleries pour que l’aimable factotum les tîntautant que possible hors de sa portée. Pour dénicher ses trésors etdissimuler ses trouvailles, le galopin déployait de vraies ruses decontrebandier.

Dans cette mansarde s’entassaient pour la plusgrande joie du jeune réfractaire, les livres jugés trop frivolespar M. Dobouziez. Fruit défendu comme les framboises et lesbrugnons du jardin ! Les souris en avaient déjà grignoté lestranches poudreuses et Laurent se délectait de ce que les voracesbestioles voulaient bien lui laisser de cette littérature. Souvent,il s’absorbait tellement dans sa lecture qu’il en oubliait touteprécaution. Marchant sur la pointe des pieds pour ne pas lui donnerl’éveil, Félicité venait le relancer dans son asile. Si elle ne leprenait pas en flagrant délit de lecture prohibée, la diablesses’apercevait qu’il avait bouleversé les rayons et provoqué deséboulements. C’était alors des piailleries de pie-grièche, desgiries de suppliciée qui finissaient par ameuterMme Lydie.

Une fois on le pinça en train de lire Paulet Virginie.

– Un mauvais livre ! … Vous feriez mieuxd’étudier vos arithmétiques ! promulgua sa tutrice. EtM. Dobouziez ratifia l’appréciation de sa moitié en ajoutantque ce garnement précoce, trop grand liseur et bayeur aux chimères,ne ferait jamais rien de bon, resterait toute sa vie un pauvrediable comme Jacques Paridael. Un bayeur aux chimères ! Quelmépris le cousin coulait dans ce mot.

Les soirs d’hiver, Laurent se réjouissait deregagner au plus tôt sa chère mansarde. En bas, dans la salle àmanger où on le retenait après le dîner, il se sentait importun etgêneur. Que ne l’envoyait-on coucher alors ! S’il réprimaitl’envie de s’étirer, s’il bâillait, s’il détachait les yeux de seslivres de classe avant que dix heures, l’heure sacramentelle, n’eûtsonné à la pendule, la cousine Lydie roulait ses yeux ronds et Ginase rengorgeait, affectait d’être plus éveillée que jamais, raillaitla torpeur du gamin.

Même pendant la journée, après l’une oul’autre remontrance, Laurent courait se réfugier sous lestoits.

Privé de livres, il soulevait la fenêtre entabatière, montait sur une chaise et regardait s’étendre labanlieue.

Les rouges et basses maisons faubourienness’agglutinaient en îlots compacts. La ville grandissante, ayantcrevé sa ceinture de remparts, menaçait et guignait les ravièresd’alentour. Les rues étaient déjà tracées au cordeau à travers lescultures. Les trottoirs bordaient des terrains exploités jusqu’à ladernière minute par le paysan exproprié. Du milieu des moissonsémergeait au bout d’un piquet, comme un épouvantail à moineaux, unécriteau portant cette sentence : Terrain à bâtir. Et,véritables éclaireurs, sentinelles avancées de cette armée debâtisses urbaines, les estaminets prenaient les coins des voiesnouvelles et toisaient, du haut de leurs façades banales, àplusieurs étages, neuves et déjà d’aspect sordide, les chaumestrapus et ramassés semblant implorer la clémence des envahisseurs.Rien de crispant et de suggestif comme la rencontre de la cité etde la campagne. Elles se livraient de véritables combatsd’avant-postes.

La mine pléthorique, contrainte, sournoise dece paysage offusqué par des talus de fortifications : desportes crénelées, sombres comme des tunnels, écrasées sous desterre-pleins, des murailles percées de meurtrières, des casernesdont les clairons plaintifs répondaient à la cloche de l’usine.

Trois moulins à vent, épars dans la plaine,tournaient à pleine volée, jouissaient de leur reste en attendantde partager le sort d’un quatrième moulin dont la maçonneriedominait piteusement le blocus auquel le soumettait un tènement debicoques ouvrières, et à qui ces assiégeants de mine parasite etd’allure canaille, quelque chose comme des oiseleurs ivres, avaientcoupé les ailes !

Laurent compatissait au pauvre moulindémantelé, sans toutefois parvenir à détester la population desruelles qui l’étreignait, tape-durs et vauriens déterminés, hérosde faits divers sinistres, race obsédante que la police n’osait pastoujours relancer dans ses repaires. « Ces meuniers du moulinde pierre » comptaient parmi les plus renforcés ruffians del’écume métropolitaine. Les rôdeurs de quais et les requins d’eaudouce, plus connus sous le nom de runners, sortaientpresque tous de ces parages.

Mais, même en dehors de cette nichéed’irréguliers et de mauvais garçons que Laurent apprendrait àconnaître de plus près, le reste de cette population moitiéurbaine, moitié rurale, la gent laborieuse et traitable suffisaitpour intriguer et préoccuper le spéculatif enfant. D’ailleurs, cesmeuniers, très montés de ton, déteignaient fatalement sur leurvoisinage ; ils pimentaient, entérinaient de mouturepopulacière et poivrée ces transfuges du village, valets de fermetournés en gâcheurs de plâtre et en débardeurs, ou réciproquementces pseudo-campagnards, artisans devenus maraîchers, ouvrières defabrique converties en laitières. En grattant l’abatteur onretrouvait le vacher, le garçon boucher avait été pâtre. Étrangesmétis, farouches et fanatiques comme au village, cyniques etfrondeurs comme à la ville, à la fois hargneux et expansifs,truculents et lascifs, religieux et politiques, croyants au fond,blasphémateurs à la surface, patauds et fûtes, patriotes exclusifs,communiers chauvins, leur caractère hybride et mal défini, leurcomplexion musclée, charnue et sanguine, flattait peut-être dèscette époque le barbare affiné, la brute vibrante et complexe queserait Paridael…

Longtemps ces affinités dormirent en lui,vagues, instinctives, à l’état latent.

Debout sur sa chaise, devant la topiqueétendue de banlieue, il se saturait pour ainsi dire de nostalgie etne s’arrachait à sa morbide contemplation que sur le pointd’éclater ; et alors, tombant à genoux, ou se roulant sur sacouchette, il éjaculait en fontaines lacrymales tous ces navrementset ces rancœurs accumulées. Et le bruit guilleret des moulins,clair et détaché comme le rire de Gina, et le grondement del’usine, bougon et rogue comme une semonce de Félicité,accompagnaient et stimulaient la chute lente et copieuse de sespleurs, – tièdes et énervantes averses d’un avril compromis. Etcette berceuse narquoise et bourrelante semblait répéter :« Encore !… Encore !… Encore !… »

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