La Nouvelle Carthage

Chapitre 4LA CANTATE

 

En flânant sur les quais, Door Bergmansaperçut un particulier dont la mine l’intrigua. Il eut un sursautd’étonnement. « Je me trompe ! » se dit-il enpoursuivant sa route. Mais après quelques pas il rebroussa cheminet, reconnaissant bel et bien Laurent Paridael, il marcha droit àlui la main tendue.

Laurent, en train de surveiller un chargementde balles de riz entrepris par 1′ « Amérique », setroubla un peu, fit même le mouvement de se dérober, maisapprivoisé par l’abord affectueux et simple du tribun, abandonna,momentanément son poste et se laissa entraîner non loin de là. Misau courant, Bergmans railla doucement la fantaisie qui l’avaitpoussé à entrer comme marqueur dans une Nation et à servir lesdébardeurs. Que ne s’était-il adressé plutôt à lui ? Il luioffrit même sur-le-champ, dans ses bureaux, une place plus digne deson savoir et plus compatible avec son éducation. Mais, à lasurprise de plus en plus grande du tribun, Laurent refusad’abandonner sa nouvelle profession. Il décrivit même en termes sienthousiastes, avec un tel lyrisme, son nouveau milieu et sesnouveaux partenaires, qu’il justifia presque son étrange vocationet que Bergmans crut ne plus devoir insister. Il s’abstint denommer Gina. Mis complètement à l’aise, Laurent accueillit avecempressement la proposition de se réunir de temps en temps Bergmanset lui, avec Marbol et Vyvéloy.

Le peintre Marbol, un petit homme sec, toutnerfs, cachait, sous une apparence anémique et friable desouffreteux, une énergie, une persévérance extraordinaire. Depuisune couple d’années, il s’était acquis quelque notoriété enpeignant ce qu’il voyait autour de lui. Seul dans cette grandeville littéralement infestée de rapins, de colorieurs en chambre,dans cet ancien foyer d’art presque totalement éteint, nécropoleplutôt que métropole, – il commençait à exploiter le plein air, larue, le décor, le type local. En quittant, avec un certain éclat, àla veille des concours de Rome, l’antique académie fondée parTeniers et les savoureux naturistes du dix-septième siècle, maistombée à présent sous la direction de faux artistes, peintres aussitimides que maîtres intolérants, le jeune homme s’était mis à dosla clique officielle, les marchands, les amateurs, les critiques,les fonctionnaires, aussi bien ceux qui procurent le pain que ceuxqui débitent la renommée.

Peindre Anvers, sa vie propre, son Port, sonfleuve, ses marins ses portefaix, ses plébéiennes luxuriantes, sesenfants incarnadins et potelés que Rubens, autrefois, avait jugésassez plastiques et assez appétissants pour en peupler ses paradiset ses olympes, peindre cette magnifique pousse humaine dans sonmode, son costume, son ambiance, avec le scrupuleux et ferventsouci de ses mœurs spéciales, sans négliger aucune des corrélationsqui l’accentuent et la caractérisent, interpréter l’âme même de lacité rubénienne avec une sympathie poussée jusqu’à l’assimilation.Quel programme, quel objectif ! C’était bien là pour cesfabricants et ces acheteurs de poupées et de mannequins, le faitd’un fou, d’un excentrique, d’un casseur de vitres !

Un tableau de Marbol, destiné à une expositioninternationale de l’étranger et soumis auparavant au jugement deses concitoyens, fit partir ceux-ci d’un immense éclat de rire, etlui valut des condoléances ironiques ou de fielleux et méprisantssilences. Ce tableau représentait les Débardeurs aurepos.

À midi, sur un fardier dételé, voisin du Dock,trois ouvriers étaient couchés : l’un ventre en l’air, lesjambes un peu écartées, la tête reposant, entre les bras repliés,dans les mains jointes derrière la nuque ; la physionomiebasanée, rude, mais belle, sommeillait à demi, les paupières un peurelevées montraient ses prunelles noires et veloureuses. Les deuxautres dockers s’allongeaient à plat ventre ; le fond deculotte cuireux et comme boucané bridait leur croupe protubérantedont elle accusait les méplats, et, le buste un peu relevé, lementon dans les poings calleux, appuyés sur leurs coudes, ilstournaient le dos au spectateur, montrant la tête crépue, desoreilles écartées, les puissantes attaches du cou, le dos râblé àl’envi, et béaient à un coin de la rade chatoyant entre des cépéesde mâts.

À Paris ce fut autour de cette toileaudacieuse, une guerre d’ateliers, des polémiques féroces :depuis des années on n’avait plus bataillé ainsi. Marbol se conquitautant d’admirateurs que d’ennemis, ce qui est la bonne mesure. Undes gros marchands de la chaussée d’Antin ayant acquis cettecomposition scandaleuse, ceux d’Anvers en frémirent de rage et destupeur. Quel honnête homme eût consenti à s’embarrasser de ceportrait de trois manœuvres déguenillés et dépoitraillés, malvêtus, mal rasés, trop charnus, de cuir trop épais, de poings et dejarrets inquiétants ? Pour dire sa pleine horreur,M. Dupoissy avait écrit que ce tableau dégageait une odeur desuée, de hareng saur et d’oignon ; qu’il sentait lacrapule.

Arriva une nouvelle exposition à Paris ;Marbol y prit part avec un tableau non moins audacieux que lepremier, et, à la stupéfaction redoublée des clans hostiles outimorés, les jurés lui décernèrent la grande médaille.

Si les bonzes de la peinture se renfermèrentvis-à-vis du jeune novateur dans leur attitude malveillante, cessuccès, bientôt ratifiés à Munich, Vienne et Londres, donnèrent àréfléchir aux amateurs et aux collectionneurs de la haute sociétéanversoise. On ne pouvait le nier ; le gaillard réussissait.S’il n’y avait eu pour leur prouver sa supériorité que ce qu’onappelle la gloire : des articles de gazettes, desapplaudissements de crève-de-faim chez qui plus l’estomac manqued’aliments, plus la tête se nourrit de chimères, ces gens positifseussent continué de hausser les épaules et de dire« raca » à ce tapageur, ce brouillon. Mais du moment que,comme eux-mêmes, il se mettait à palper des écus, son cas devenaitintéressant.

– Heu ! Heu ! Drôle de goût, poursûr ! Peinture peu meublante, tableaux à ne pas avoir chezsoi…, du moins dans un salon où se tiennent des dames… Mais unmalin, pourtant, un compère adroit, après tout… Il n’avait pas simal combiné son plan. Puis qu’importe s’il fait de la peinture à nepas prendre avec des pincettes, nous recevons bien à la maison cebrave Vanderzeepen, alors que chacun sait que le digne homme agagné ses deux cents maisons, son hôtel de la Place de Meir et sonchâteau de Borsbeek, au moyen de la ferme des vidanges… CommeVanderzeepen, ce monsieur Marbol a trouvé la pierrephilosophale ; sauf respect, il fait de l’or avec de lamerde !

Les préventions tombèrent. Les matadors de lafinance commencèrent à saluer le pelé, le galeux d’autrefois ;risquèrent même de citer son nom devant leurs pudiques épouses, cequi eût paru d’une inconvenance énorme quelques mois auparavant. Nepouvant décemment prôner cette peinture pétroleuse et anarchiste,on affecta de priser l’habileté, le génie, commerçant de ce Marbolqui endossait si facilement ses croûtes désagréables, sesépouvantails à moineaux, à des gogos parisiens, à des Yankeesfacétieux ou aux Anglais, friands, comme on sait, de scènesmonstrueuses et excentriques.

Le musicien Rombaut de Vyvéloy, l’autre ami deDoor Bergmans, rappelait, avec sa haute taille, sa coupe robuste,son masque léonin, sa crinière abondante, sa complexion sanguine,la figure du maître des dieux dans Jupiter et Mercure chezPhilémon et Baucis, de Jordaens. C’était, sinon un païen, dumoins un « Renaissant » que ce Brabançon. Rien, ni auphysique, ni au moral, des types émaciés, blafards et béats, desprimitifs à la Memlinck et à la Van Eyck. Il avait converti aupanthéisme l’oratorio chrétien du vieux Bach.

L’art fougueux et essentiellement plastique deVyvéloy devait impressionner plus profondément encore LaurentParidael que les peintures à tendances hardies, mais à réalisationun peu molle et un peu frigide, pas assez vibrante, – comme il leconstata de plus en plus par la suite – de son ami Marbol.

Cette année-là, Anvers inaugura les fêtes dutroisième centenaire de la naissance de Rubens par une cantate deRombaut de Vyvéloy, exécutée le soir en plein air sur la PlaceVerte. Laurent ne manqua pas de se rendre à cette cérémonie.

Près de la statue du grand Pierre-Paul, leschœurs et l’orchestre occupent une tribune à gradins, disposée enarc de cercle au centre duquel trône le compositeur. Le square,ceint de cordeaux, est ménagé aux bourgeois. Le peuple s’écrasantalentour respecte la démarcation et les rues convergentes ont beauvomir de nouvelles cohues, cette multitude effrayante parait plusdigne et plus recueillie encore que les spectateurs privilégiés etmoins séditieuse que la déplaisante police et les encombrantsgendarmes à cheval. Pas une contestation, pas un murmure. Depuisdes heures, ouvriers et petites gens piétinent philosophiquementsur place, sans rien perdre de leur belle humeur et de leursérénité. Quel fluide réduit au silence ces langues frondeuses, cescaboches turbulentes ? Les bras se croisent placidement surles poitrines haletant de curiosité. Pressentent-ils, ces Anversoisde souche robuste, mais infime, la splendeur, unique de la fête quise prépare, pour qu’ils y préludent avec cette onction ? Lespoupons sur les bras des ménagères s’abstiennent de vagir et leschiens de rue circulent entre cette compacte plantation de jambessans se faire molester par les gavroches, leurs tourmenteursnaturels.

Et dans cet imposant et magnétique silence,au-dessus de cette mer étale, aux vagues, figées, sur laquellel’ombre bleue qui descend doucement, pleine de caresses, met unepaix, une solennité de plus, tombèrent tout à coup de la plus hautegalerie de la tour, où les yeux essayaient en vain de discerner leshérauts d’armes, quelques martiaux éclats de trompettes al’unisson. Et les soprani des Villes sœurs – Gand et Bruges –hélèrent et acclamèrent à plusieurs reprises la Métropole. Leursvivats de plus en plus chauds et stridents, étaient suivis chaquefois des appels un peu rauques de l’aérienne fanfare. Après cedialogue le carillon se mit à tintinnabuler : d’abordlentement et en sourdine comme une couvée qui s’éveille à l’aubedans la rosée des taillis ; puis s’animant, élevant la voix,lançant à la volée une pluie d’accords de jubilation. Unensoleillement. Alors l’orchestre et les chœurs entrèrent en lice.Et ce fut l’apothéose de la Richesse et des Arts.

Le poète vanta le Grand Marché dans desstrophes à l’emporte-pièce, par de sonores et hyperboliques lieuxcommuns auxquels la mise en scène, l’extase de la foule, la musiquede Vyvéloy prêtaient une portée sublime. Les cinq parties du mondevenaient saluer Anvers, toutes les nations du globe lui payaienthumblement tribut, et comme s’il ne suffisait pas des tempsmodernes et du moyen âge pour frayer à l’orgueilleuse cité sa voietriomphale, la cantate remontait à l’antiquité et engageait pourmassiers et licteurs les quarante siècles des pyramides. Tout,l’univers et le temps, la géographie et l’histoire, l’infini etl’éternité, se rapportait, dans cette œuvre, à la ville de Rubens.Et en fermant les yeux, on s’imaginait voir défiler un majestueuxcortège devant le trône du peintre triomphal par excellence…

Quand ce fut fini, quand les musiques de lagarnison ouvrant la retraite aux flambeaux reprirent, en marche, lethème principal de la cantate, Laurent pincé jusqu’aux moelles, lesfibres travaillées par on ne sait quel contagieux enthousiasme,momentanément dépossédé de son moi, emboîta le pas aux soldats, ets’ébranla avec la foule aussi suggestionnée, aussi surexcitée quelui, et, dans laquelle, exceptionnellement, bourgeois et ouvriers,confondus, bras dessus bras dessous, entonnaient à l’unisson àpleins poumons, le chant dithyrambique.

Infatigable, Laurent parcourut toutl’itinéraire tracé au cortège.

L’escorte ondoyante avait beau se renouveler,se relayer à chaque carrefour, l’exalté ne parvenait pas à laquitter. Cette musique de Vyvéloy l’eût conduit au bout du monde.Alors que d’autres se blasaient sur l’héroïsme de cette promenadeaux lumières et s’éclipsaient par les rues latérales, lui sesentait de plus en plus d’intrépidité aux jambes et de flammé aucœur. D’ailleurs d’antres manifestants remplaçaient ceux quifaisaient défection et la physionomie du cortège variait avec lesquartiers qu’il traversait. Le long de la rade et des bassins,Laurent sentit le coude à des matelots et à des débardeurs ;au cœur de la cité, il se mêla aux garçons de magasin et aux fillesde boutique ; sur les boulevards de la ville neuve il seretrouva avec des fils de famille et des commis de« firmes » souveraines ; enfin, dans les dédales duquartier Saint-André, habitacles des claquedents et desva-nu-pieds, des gaillardes en cheveux lui prirent familièrement lebras et de fauves voyous, peut-être des runners,l’emportèrent dans leur farandole. Tout à Anvers, tout à Rubens.Laurent n’entendait que la cantate, il en était rempli et saturé.Il reconduisit les musiques jusqu’à l’étape finale, triste etpresque déçu lorsque les canonniers, étant descendus de cheval,soufflèrent les lanternes vénitiennes accrochées à leurs lances debois et étouffèrent sous leurs bottes les dernières torches derésine.

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