La Nouvelle Carthage

Chapitre 5LE FOSSÉ

 

Ces vacances-là passèrent comme les autres,avec cette seule différence que dans la grande maison meublée àneuf, Laurent fut encore plus négligé et plus abandonné à lui-mêmeque d’habitude. Il en arrivait à envier le sort des vieux meublesmis au rancart et voués au repos dans l’ombre et la poussière desgreniers. Du moins s’ils avaient cessé de plaire ne leurimposait-on pas d’humiliants contacts avec leurs successeurs,tandis que lui, qui n’avait jamais plu, continuait pourtant defigurer comme une disparate, un repoussoir chagrin dans cetassortiment de bibelots cossus et de plantes frileuses. Il sesentait de plus en plus déplacé dans ce milieu riche et exclusif.En attendant qu’il eût le droit, la liberté de s’en aller retrouverd’autres disgraciés parmi ses semblables, il lui tardait deregagner la nuit, dans son coin de resserre, sous les toits, lesobjets répudiés et bannis.

Et pourtant, aussi mornes et longues que luiparaissaient ces vacances, à peine retourné au collège il sesurprenait à les regretter pour l’amour même des heuresmaussades.

De son séjour chez ses tuteurs, c’étaientprécisément les circonstances mélancoliques qu’il se rappelait avecle plus de complaisance et de la fabrique, c’étaient aussi lesobjets les moins gracieux, les moins aimables, frustes ou rêches,qui le hantaient pendant l’étude ou l’insomnie. En aversion desjacinthes qui lui symbolisaient la dureté de sa belle cousine pourles pauvres gens, il eût collectionné des bouquets fanés et desfleurs rustiques. Aux coûteux brugnons réservés à Mme Lydie,il préférait une pomme sure, craquant sous la dent.

De même il gardait dans les narines l’odeurrien moins que suave de la fabrique, surtout cette odeur du fossébornant l’immense enclos et dans lequel se déchargeaient lesrésidus butyreux, les acides pestilentiels, provenant del’épuration du suif. Ce relent onctueux et gras, relevéd’exhalaisons pouacres, le poursuivait continuellement à lapension, avec l’opiniâtreté d’un refrain canaille. Cette odeurétait corrélative de la population ouvrière, des pauvres gensaveuglés par l’acréoline, déchiquetés par les machines à vapeur,proscrits par Saint-Fardier ; elle disait à Laurent lacoulerie et ses femmes dépoitraillées, Tilbak et l’aventure duRobinson suisse ; elle lui suggérait l’excentriquebanlieue, la nuit saoûle et lubrique autour du Moulin depierre.

Lorsqu’il remettait le pied sur le pavé de saville natale, c’était par ce fossé que le domaine de Ginas’annonçait à lui. De tout ce qui appartenait et vivait à lafabrique, ce fossé seul venait à sa rencontre de très loin, leprenait même à la descente du train, le saluait avec un certainempressement, bien avant que le collégien eût vu poindre au-dessusdes rideaux d’arbres, des toits et des moulins du faubourg, leshautes cheminées rouges et rigides, agitant leurs panachesfuligineux en signe de dérisoire bienvenue. Il était aussi ledernier, ce fossé corrompu, à lui donner la conduite, le jour dudépart, comme un chien galeux et perdu qui se traîne sur les pasd’un promeneur pitoyable.

La surface sombre, striée de couleursmorbides, l’égout affreux s’écoulait à ciel ouvert, tout le long dela voie lépreuse conduisant à l’usine. Il mettait comme une lenteurinsolente à regagner le bras de rivière dont il déshonorait leseaux. Les riverains, toutes petites gens, dépendant de la puissantefabrique, murmuraient à part eux, mais n’osaient se plaindre trophaut. Forts de cette résignation les patrons ajournaient la grossedépense que représenterait le voûtement de ce cloaque. Une épidémiede choléra qui éclata en plein mois d’août leur donna cependant àréfléchir. Amorcé et stimulé par les miasmes du fossé, le fléauéprouvait les parages de l’usine plus cruellement que n’importequel autre quartier de l’agglomération. Les faubouriens tombaientcomme des mouches. Quoique les survivants craignissent d’attirer lafamine en protestant ouvertement contre la peste, les Dobouziezcrurent devoir amadouer la population, sourdement montée contreeux, et répandirent les secours parmi les familles des cholériques.Mais ces largesses presque forcées se faisaient sans bonne grâce,sans tact, sans cette commisération qui rehausse le bienfait etdistinguera toujours l’évangélique charité de la philanthropie decommande. C’était la touchante Félicité qu’on avait chargée de ladistribution des aumônes. Occupé de ce côté, le factotum surveillaLaurent de moins près et celui-ci en profita pour prendrequelquefois la clef des champs.

Un soir opaque et cuivreux, il regagnait d’unpas délibéré les parages de l’usine. En s’engageant dans la longuerue ouvrière éclairée sordidement, de loin en loin, par unelanterne fumeuse accrochée à un bras de potence, son attention trèsaffilée, plus subtile encore qu’à l’ordinaire, fut intriguée par unmurmure continu, un bourdonnement traînard et dolent. Il crutd’abord à un concert de grenouilles, mais il songea aussitôt quejamais bestiole vivante ne hantait la vase du fossé. À mesure qu’ilavançait ces bruits devenaient plus distincts. Au tournant de larue, près d’un carrefour proche de la fabrique, il en eutl’explication.

Au fond d’une petite niche à console, ornantl’angle de deux rues, trônait à la mode anversoise une madone enbois peint à laquelle une centaine de petits cierges et dechandelles de suif formaient un nimbe éblouissant. La totaleobscurité du reste de la voie rendait cette illumination partielled’autant plus fantastique. Au pied du tabernacle étincelant devantlequel ne brûlait, en temps ordinaire, qu’une modique veilleuse,sous ce naïf simulacre de l’Assomption, si bas que les languettesde feu, dardées, avec un imperceptible frisson, dans la nuitimmobile et suffocante, parvenaient à peine à rayonner jusque-là,grouillait, se massait, prosternée, la foule des pauvresses duquartier, en mantes noires et en béguins blancs, défilant desrosaires, marmottant des litanies avec ces voix dolentes ou casséesdes indigents qui racontent leurs traverses. Elles s’étaientcotisées pour l’offrande de ce luminaire dans l’espoir de conjurerpar l’intercession de sa mère le Dieu qui déchaîne et retient à songré les plaies dévorantes…

Il était à prévoir que l’illumination nedurerait pas aussi longtemps que les psalmodies. L’auréole sepiquait déjà de taches noires. Et chaque fois qu’un cierge menaçaitde s’éteindre, les suppliantes redoublaient de prières, selamentaient plus haut et plus vite. Sans doute les âmes bien aiméesd’un frère, d’un époux, d’un enfant correspondaient à ces flammesagonisantes. Celles-ci cesseraient de frémir en même temps que lesmoribonds achèveraient de râler. C’étaient comme autant de dernierssoupirs qui soufflaient une à une ces lueurs tremblotantes. Et lesténèbres s’épaississaient chargées des mortuaires de lajournée.

À quelques pas se dressait la fabrique plusnoire encore que cette ombre, semblable au temple d’une divinitémalfaisante. Surcroît de calamité : à cette heure équivoque leterrible fossé, plus effervescent encore que de coutume,neutralisait par ses effluves homicides l’encens de ces prières etl’eau bénite de ces pleurs.

Pour renforcer cette impression d’angoisse etde désespoir, il parut à Laurent, dont les yeux scrutaient levisage souriant de la petite Madone, que ce visage reproduisait lemasque impérieux et trop régulier de sa cousine Gina. Se pouvait-ilque pour faire avorter ces dévotions, le génie de l’usine Dobouziezse fût substitué à la Reine du Ciel ? Justement les pauvresmères, les épouses, les sœurs, les filles, les bambines et lesaïeules entonnaient à la suite du vicaire en surplis, dirigeantleur neuvaine, un pressant et lamentable ReginaCœli !

Laurent n’en pouvait plus douter. Ilreconnaissait cette moue avantageuse, ce regard hautain et moqueur.Il aurait même juré qu’un souffle s’échappait des lèvres de lafausse Madone et qu’elle prenait un sournois plaisir à éteindreelle-même les derniers lumignons !

Le collégien fut tenté de se jeter entrel’idole et la foule et de leur crier : – Arrêtez ! Vousvous abusez cruellement, ô pauvresses, mes sœurs ! Celle quevous invoquez, c’est l’autre Reine, l’aussi belle, mais la plusimpitoyable ! … Arrêtez ! c’est Régina, la Nymphe duFossé, la fleur du cloaque ; il l’enrichit, il la fait saineet superbe ; et vous elle vous empoisonne ; et vous, ellevous tue !

Mais le cantique se fondit subitement dans uneexplosion de sanglots. Aucun cierge ne brûlait plus. La petiteMadone se dérobait aux regards conjurateurs de ces humbles femmes.Le dernier cholérique venait d’expirer.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer