La San-Felice – Tome II

XLVII – LE DÉPART

Quinze jours après les événements que nousavons racontés dans le précédent chapitre, c’est-à-dire aprèsl’arrestation de Nicolino Caracciolo, par une de ces bellesjournées où l’automne napolitain rivalise avec le printemps etl’été des autres pays, la population, non-seulement de Naples toutentière, mais encore des villes voisines et des villages voisins,se pressait aux abords du palais royal, encombrant d’un côté ladescente du Géant, de l’autre Toledo, et, en face de la grandeentrée du château, toutes les rues qui aboutissaient à cette largeplace avant que l’église Saint-François-de-Paul, résultat d’un vœupostérieur à l’époque à laquelle nous sommes arrivés, fûtbâtie ; mais à toutes les extrémités des rues aboutissant àcette place, appelée aujourd’hui place du Plébiscite, un cordon detroupes empêchait le peuple d’aller plus loin.

C’est qu’au centre de la place, le généralMack paradait au milieu d’un brillant état-major composéd’officiers supérieurs parmi lesquels on distinguait le généralMicheroux et le général de Damas, deux émigrés français qui avaientmis leur haine et leur épée au service de l’ennemi le plus acharnéde la France ; le général Naselli, qui devait commander lecorps d’expédition dirigé sur la Toscane ; le général Parisi,le général de Gambs et le général Fonseca, les colonels San-Filippoet Giustini, et avec eux, tenant le rang d’officiers d’ordonnance,les représentants des plus illustres familles de Naples.

Ces officiers étaient couverts de croix detous les pays, de cordons de toutes les couleurs ; leursuniformes étincelaient de broderies d’or ; sur leurs chapeauxà trois cornes ondoyaient ces panaches tant aimés des peuplesméridionaux. Ils s’élançaient rapidement d’un bout à l’autre de laplace, sous prétexte de porter des ordres, mais en réalité pourfaire admirer leur bonne mine et la grâce avec laquelle ilsmanœuvraient leurs chevaux. À toutes les fenêtres donnant sur laplace, à toutes celles d’où la vue pouvait y pénétrer, des femmesen grande toilette, ombragées par les drapeaux blancs des Bourbonset les drapeaux rouges de l’Angleterre, les saluaient en agitantleurs mouchoirs. Les cris de « Vive le roi ! vivel’Angleterre ! vive Nelson ! mort auxFrançais ! » s’élevaient comme des bouffées de menaces,comme des rafales de tempête, au milieu de la houle humaine dontles vagues venaient battre les digues qu’elles menaçaient à toutmoment de renverser. Ces cris, partis du fond de la rue, montaientde fenêtre en fenêtre, comme ces serpents de flamme qui vontallumer les feux d’artifice jusqu’aux derniers étages, et allaientmourir sur les terrasses couvertes de spectateurs.

Tout cet état-major galopant sur la place,tout ce peuple entassé dans les rues, toutes ces dames agitantleurs mouchoirs, tous ces spectateurs encombrant les terrasses,tout cela attendait le roi Ferdinand, allant se mettre à la tête deson armée pour marcher de sa personne contre les Français.

Depuis huit jours déjà, la guerre étaithautement décidée ; les prêtres prêchaient dans les églises,les moines tonnaient sur les places et dans les carrefours, montéssur les bornes ou sur des tréteaux ; les proclamations deFerdinand couvraient toutes les murailles. Elles déclaraient que leroi avait fait tout ce qu’il avait pu pour conserver l’amitié desFrançais, mais que l’honneur napolitain était outragé parl’occupation de Malte, fief du royaume de Sicile, qu’il ne pouvaittolérer l’envahissement des États du pape, qu’il aimait comme sonantique allié, et qu’il respectait comme chef de l’Église, et qu’enconséquence il faisait marcher son armée pour restituer Rome à sonlégitime souverain.

Puis, s’adressant directement au peuple, illui disait :

« Si j’avais pu obtenir cet avantage partout autre sacrifice, je n’eusse point hésité à le faire ;mais quel espoir de succès y eût-il eu après tant de funestesexemples qui vous sont tous bien connus ? Plein de confiancedans la bonté du Dieu des armées, qui guidera mes pas et dirigerames opérations, je pars à la tête des courageux défenseurs de lapatrie. Je vais avec la plus grande joie braver tous les dangerspour l’amour de mes compatriotes, de mes frères et de mesenfants ; car je vous ai toujours considérés comme tels. Soyezfidèles à Dieu, obéissez aux ordres de ma bien-aimée compagne, queje charge du soin de gouverner en mon absence. Je vous recommandede la respecter et de la chérir comme une mère. Je vous laisseaussi mes enfants, continuait-il, qui ne doivent pas vous êtremoins chers qu’à moi. Quels que soient les événements,souvenez-vous que vous êtes Napolitains, que, pour être brave, ilsuffit de le vouloir et qu’il vaut mieux mourir glorieusement pourla cause de Dieu et pour celle de son pays, que de vivre dans unefatale oppression. Que le ciel répande sur vous sesbénédictions ! Tel est le vœu de celui qui, tant qu’il vivra,conservera pour vous les tendres sentiments d’un souverain et d’unpère. »

C’était la première fois que le roi de Napless’adressait directement à son peuple, lui parlait de son amour pourlui, lui vantait sa paternité, en appelait à son courage et luiconfiait sa femme et ses enfants. Depuis la bataille de Velletri,qui avait été gagnée en 1744 par les Espagnols sur les Allemands,et qui avait assuré le trône à Charles III, les Napolitainsn’avaient entendu le canon que les jours de grandes fêtes ; cequi n’empêchait point que, dans leur orgueil national, il ne secrussent les premiers soldats du monde.

Quant à Ferdinand, il n’avait jamais eul’occasion de prouver ni son courage ni ses talentsmilitaires ; donc, on ne pouvait l’accuser d’avance nid’incapacité ni de faiblesse. Lui seul savait que penser delui-même, et il s’en était expliqué en présence de Mack, comme onl’a vu, avec son cynisme ordinaire.

Or, c’était déjà un grand progrès socialqu’ayant à prendre une décision aussi grave que celle de la guerre,ayant à combattre un ennemi aussi dangereux que l’étaient lesFrançais, il s’adressât à son peuple pour se justifier bien ou mal,devant ses sujets, de cette nécessité dans laquelle il s’était misde les faire tuer.

Il est vrai que, sans compter l’aide del’Autriche, de laquelle, après la lettre qu’il avait reçue, il nefaisait aucun doute, il comptait sur une division du côté duPiémont. Une dépêche particulière avait été écrite par le princeBelmonte au chevalier Priocca, ministre du roi de Sardaigne. Sinous n’avions pas le texte de cette dépêche sous les yeux, et si,par conséquent, nous n’étions pas certain de son authenticité, noushésiterions à la reproduire, tant le droit des nations, tant lamorale divine et humaine nous y semblent outrageusement violés.

La voici :

« Monsieur le chevalier,

» Nous savons que, dans le conseil de SaMajesté le roi de Sardaigne, plusieurs ministres circonspects, pourne pas dire timides, frémissent à l’idée de parjure et de meurtre,comme si le dernier traité d’alliance entre la France et laSardaigne était un acte politique de nature à être respecté !N’a-t-il pas été dicté par la force oppressive du vainqueur ?n’a-t-il pas été accepté sous l’empire de la nécessité ? Depareils traités ne sont que des injustices du plus fort à l’égardde l’opprimé, qui, en les violant, s’en dégage à la premièreoccasion que lui offre la faveur de la fortune.

» Quoi ! en présence de votre roiprisonnier dans sa capitale, entouré de baïonnettes ennemies, vousappelleriez parjure ne point tenir les promesses arrachées par lanécessité, désapprouvées par la conscience ? Vous appelleriezassassinat l’extermination de vos tyrans ? La faiblesse desopprimés ne pourra donc jamais espérer aucun secours légitimecontre la force qui les opprime ?

» Les bataillons français, pleins deconfiance et de sécurité dans la paix, sont disséminés dans lePiémont ; excitez le patriotisme du peuple jusqu’àl’enthousiasme et la fureur, de sorte que tout Piémontais aspire àl’honneur d’abattre un ennemi de la patrie ; ces meurtrespartiels profiteront plus au Piémont que des victoires remportéessur le champ de bataille, et jamais la postérité équitable nedonnera le nom de trahison à des actes énergiques de tout un peuplequi passe sur le cadavre de ses oppresseurs pour reconquérir saliberté. Nos braves Napolitains, sous la conduite du général Mack,donneront les premiers le signal de mort contre l’ennemi des trôneset des peuples, et peut-être seront-ils déjà en marche quand cettelettre vous parviendra. »

Toutes ces excitations avaient soulevé dans lepeuple napolitain, si facile à porter aux extrêmes, un enthousiasmequi tenait du délire. Ce roi qui, second Godefroy de Bouillon,entreprenait la guerre sainte, ce champion de l’Église qui volaitau secours des autels abattus, de la religion profanée, c’étaitl’exemple de la chrétienté, c’était l’idole de Naples, et quiconquese fut hasardé dans cette foule, vêtu d’un pantalon ou coiffé à laTitus, eût couru le risque de la vie ; aussi tous ceux quipouvaient être soupçonnés de jacobinisme, c’est-à-dire de désirerle progrès, de désirer l’instruction, de regarder enfin la Francecomme l’initiatrice des peuples à la civilisation ; aussiceux-là étaient-ils prudemment enfermés chez eux et segardaient-ils bien de se mêler à cette foule.

Et cependant, si bien disposée qu’elle fût,elle n’en commençait pas moins à s’impatienter, – car c’était lamême qui injurie saint Janvier lorsqu’il tarde à faire son miracle,– et le roi, dont la présence était annoncée pour neuf heures,n’avait point encore paru, quoique toutes les horloges de toutesles églises de Naples eussent sonné dix heures et demie ; or,on savait cela, le roi n’avait point l’habitude de se faireattendre ; à ses rendez-vous de chasse, il arrivait toujoursle premier ; au théâtre, quoiqu’il sût parfaitement que lerideau ne se lèverait point avant qu’il fût dans la salle, ilarrivait toujours pour le lever du rideau, que trois ou quatre foisà peine dans sa vie, il avait retardé ; quant à manger sonmacaroni, divertissement qu’il savait être impatiemment attendu detout le parterre, jamais il ne dépassait le moment où le Temps, quisert d’horloge à Saint-Charles, marquait dix heures avec la pointede sa faux. D’où venait donc ce peu d’empressement de se rendre auxdésirs d’un peuple auquel, dans ses proclamations, il dispensaittant d’amour ? C’est que ce roi entreprenait une aventure bienautrement hasardeuse que celle de courre le cerf, le daim ou lesanglier, d’affronter à Saint-Charles deux actes d’opéra et troisactes de ballet ; le roi jouait un jeu qu’il n’avait pointjoué encore et auquel il avait la conscience de son peud’habileté ; il ne se hâtait donc point de relever sescartes.

Enfin les tambours battirent aux champs, lesquatre musiques disposées aux quatre angles de la place éclatèrenttoutes les quatre en même temps, les fenêtres de la façade dupalais donnant sur le balcon s’ouvrirent, et les balcons furentenvahis, celui du milieu par la reine, le prince royal, laprincesse de Calabre, les princes et les princesses de la familleroyale, sir William et lady Hamilton, et par Nelson, Troubridge etBall, enfin par les sept ministres. Les autres balcons furentoccupés par les dames d’honneur, les chevaliers d’honneur, leschambellans de service et tous ceux qui de près ou de loin tenaientà la cour ; et, en même temps, au milieu de cris frénétiques,de hourras assourdissants, le roi lui-même, dans l’encadrement dela grande porte du palais, parut à cheval, escorté par les princesde Saxe et de Philipsthal, et suivi de son aide de camp deconfiance, le marquis Malaspina, que nous avons déjà entrevu prèsde lui sur la galère capitane et de son ami particulier le ducd’Ascoli, – dont la connaissance pour nous date du même jour, – amisans lequel le roi avait déclaré ne vouloir point partir, et qui,quoi qu’il n’eût aucun grade dans l’armée, avait consenti avec joieà suivre son souverain.

Le roi, à cheval, regagnait une partie desavantages qu’il perdait à pied ; d’ailleurs, il était, avec leduc de Rocca-Romana, le meilleur cavalier de son royaume, et,quoiqu’il se tint un peu courbé, il avait beaucoup plus de grâce àcet exercice qu’à aucun autre.

Cependant, avant même d’avoir dépassé lagrande porte, soit hasard, soit présage, son cheval, ordinairementsûr et doux, fit un écart qui eût désarçonné tout autre écuyer,puis, refusant d’entrer dans la place, se cabra au point qu’ilmanqua de se renverser sur son cavalier ; mais le roi luirendit la main, lui enfonça les éperons dans le ventre, et, d’unseul bond, comme s’il eût eu quelque obstacle invisible à franchir,le cheval se trouva sur la place.

– Mauvais augure ! dit au duc d’Ascoli lemarquis Malaspina, homme d’esprit et frondeur enragé ; unRomain rentrerait chez lui.

Mais le roi, qui avait assez des préjugésmodernes, auxquels il faisait une large part, sans songer à ceux del’antiquité, que d’ailleurs il ne connaissait point, le sourire surles lèvres, et tout fier de montrer son habileté à une pareillegalerie, s’élança au milieu du cercle que les généraux avaientformé pour le recevoir ; il était vêtu d’un brillant uniformede feld-maréchal autrichien, couvert de broderies et decordons ; sur son chapeau flottait un panache rival pour lablancheur et le volume de celui de son aïeul Henri IV à Ivry,et que l’armée devait suivre, non pas comme celui du vainqueur deMayenne sur la route de l’honneur et de la victoire, mais sur cellede la défaite et de la honte.

À la vue du roi, nous l’avons dit, les cris,les hourras, les acclamations avaient retenti et grandi comme untonnerre. Le roi, tout fier de son triomphe, eut sans doute alorsun moment confiance en lui-même ; il fit pivoter son chevalpour faire face à la reine, et la salua en levant son chapeau.

Alors, tous les balcons du palais s’animèrentà leur tour ; des cris s’en échappèrent, les mouchoirsvolèrent en l’air, les enfants tendirent les bras au roi, la foulese joignit à cette démonstration, qui devint universelle et àlaquelle se mêlèrent les vaisseaux de la rade en se pavoisant etles canons des forts en multipliant les salves de l’artillerie.

En même temps, par la pente de l’arsenal,montèrent, avec un bruit retentissant et guerrier, vingt-cinqpièces de canon avec leurs fourgons et leurs artilleurs ; cesvingt-cinq pièces de canon étaient destinées au corps d’armée ducentre, c’est-à-dire à celui à la tête duquel devaient marcher leroi et le général Mack ; enfin venait le trésor de l’armée,enfermé dans des voitures de fer.

Onze heures sonnèrent à l’église SaintFerdinand.

C’était l’heure du départ, ou plutôt on étaiten retard d’une heure : l’heure du départ était dixheures.

Le roi voulut finir par un coup dethéâtre.

– Mes enfants ! cria-t-il en étendant lesbras vers le balcon où étaient, avec les jeunes princesses, lesjeunes princes Léopold et Albert.

Ceux-ci étaient les deux derniers fils duroi : l’un âgé de neuf ans, Léopold, qui fut depuis le princede Salerne, favori de la reine ; Albert, le favori du roi, âgéde six ans, et dont les jours étaient déjà comptés.

Les deux enfants, en s’entendant appeler parle roi, disparurent du balcon, descendirent avec leurs professeurs,et, leur échappant dans les escaliers, s’élancèrent par la grandeporte, s’aventurant, avec l’insoucieux courage de la jeunesse, aumilieu des chevaux encombrant la place, et coururent au roi.

Le roi les prit tour à tour, et, les soulevantde terre, les embrassa.

Puis il les montra au peuple en criant d’unevoix forte et qui fut entendue des premiers rangs et, par lespremiers, communiquée aux derniers :

– Je vous les recommande, mes amis ;c’est, après la reine, ce que j’ai de plus précieux au monde.

Et, rendant les enfants à leurs précepteurs,il ajouta en tirant son épée avec ce même geste qu’il avait trouvési ridicule lorsque Mack avait tiré la sienne :

– Et moi, moi, je vais vaincre ou mourir pourvous !

À ces paroles, l’émotion monta à soncomble ; les jeunes princesses pleurèrent, la reine porta sonmouchoir à ses yeux, le duc de Calabre leva les mains au ciel,comme pour appeler la bénédiction de Dieu sur la tête de son père,les professeurs prirent les jeunes princes dans leurs bras, lesemportèrent malgré leurs cris, et la foule éclata en hourras et ensanglots.

L’effet désiré était produit ; demeurerplus longtemps, c’était l’amoindrir ; les trompettes donnèrentle signal du départ et se mirent en marche. Un petit corps decavalerie, stationnant largo San-Ferdinando, se rangea à leur suiteet fit tête de colonne ; le roi s’avança immédiatement après,au milieu d’un grand espace vide, saluant le peuple, qui répondaitpar les cris de « Vive Ferdinand IV ! VivePie VI ! Mort aux Français ! »

Mack et tout l’état-major venaient après leroi ; après l’état-major, tout ce formidable appareil que nousavons dit, suivi lui-même d’un petit corps de cavalerie comme celuiqui marchait en tête.

Avant de quitter tout à fait la place duChâteau, le roi se retourna une dernière fois pour saluer la reineet dire adieu à ses enfants.

Puis il s’engouffra dans la longue rue deTolède, qui, par largo Mercatello, Port’Alba et largo delle Pigne,devait le conduire sur la route de Capoue, où la suite du roiallait faire sa première station, tandis que le roi ferait, àCaserte, ses adieux réels à sa femme et à ses enfants et unedernière visite à ses kangourous. Ce que le roi regrettait le plusà Naples, c’était sa crèche, qu’il laissait inachevée.

Hors de la ville, une voiturel’attendait ; il y monta avec le duc d’Ascoli, le généralMack, le marquis Malaspina, et tous quatre allèrent tranquillementattendre à Caserte, où devaient, deux heures après, les rejoindrela reine, la famille royale et les intimes de la cour, le départ dulendemain, qui devait être la véritable entrée en campagne.

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