La San-Felice – Tome II

LXIX – LES BRIGANDS.

Vainqueur sur tous les points, et pensant querien n’entraverait sa marche sur Naples, Championnet ordonna defranchir les frontières napolitaines sur trois colonnes.

L’aile gauche, sous la conduite de Macdonald,envahit les Abruzzes par Aquila : elle devait forcer lesdéfilés de Capisteallo et de Sora.

L’aile droite, sous la conduite du généralRey, envahit la Campanie par les marais Pontins, Terracine etFondi.

Le centre, sous la conduite de Championnetlui-même, envahit la Terre de Labour par Valmontane, Ferentina,Ceperano.

Trois citadelles, presque imprenables toutestrois, défendaient les marches du royaume : Gaete,Civitella-del-Tronto, Pescara.

Gaete commandait la route de la merTyrrhénienne ; Pescara, la route de la mer Adriatique ;Civitella-del-Tronto s’élevait au sommet d’une montagne etcommandait l’Abruzze ultérieure.

Gaete était défendue par un vieux généralsuisse nommé Tchudy : il avait sous ses ordres quatre millehommes ; – comme moyen de défense, soixante et dix canons,douze mortiers, vingt mille fusils, des vivres pour un an, desvaisseaux dans le port, la mer et la terre à lui, enfin.

Le général Rey le somma de se rendre.

Vieillard, Tchudy venait d’épouser une jeunefemme. Il eut peur pour elle, qui sait ? peut-être pour lui.Au lieu de tenir, il assembla un conseil, consulta l’évêque, lequelmit en avant son ministère de paix, et réunit les magistrats de laville, qui saisirent le prétexte d’épargner à Gaete les maux d’unsiège.

Cependant on hésitait encore, quand le généralfrançais lança un obus sur la ville ; cette démonstrationhostile suffit pour que Tchudy envoyât une députation auxassiégeants afin de leur demander leurs conditions.

– La place à discrétion ou toutes les rigueursde la guerre, répondit le général Rey.

Deux heures après, la place était rendue.

Duhesme, qui suivait, avec quinze centshommes, les bords de l’Adriatique, envoya au commandant de Pescara,nommé Pricard, un parlementaire pour le sommer de se rendre. Lecommandant, comme s’il eût eu l’intention de s’ensevelir sous lesruines de la ville, fit visiter ses moyens de défense à l’officierfrançais dans tous leurs détails, lui montrant les fortifications,les armes, les magasins abondant en munitions et en vivres, et lerenvoya enfin à Duhesme avec ces paroles altières :

– Une forteresse ainsi approvisionnée ne serend pas.

Ce qui n’empêcha point le commandant, aupremier coup du canon, d’ouvrir ses portes et de remettre cetteville si bien fortifiée au général Duhesme. Il y trouva soixantepièces de canon, quatre mortiers, dix-neuf cent soldats.

Quant à Civitella-del-Tronto, place déjà fortepar sa situation, plus forte encore par des ouvrages d’art, elleétait défendue par un Espagnol nommé Jean Lacombe, armée de dixpièces de gros calibre, fournie de munitions de guerre, riche devivres. Elle pouvait tenir un an : elle tint un jour, et serendit après deux heures de siège.

Il était donc temps, comme nous l’avons ditdans le chapitre précédent, que les chefs de bande sesubstituassent aux généraux et les brigands aux soldats.

Trois bandes, sous la direction de Pronio,s’étaient organisées avec la rapidité de l’éclair : cellequ’il commandait lui-même ; celle de Gaetano Mammone ;celle de Fra-Diavolo.

Ce fut Pronio qui le premier heurta lescolonnes françaises.

Après s’être emparé de Pescara et y avoirlaissé une garnison de quatre cents hommes, Duhesme prit la routede Chieti pour faire, comme l’ordre lui en avait été donné, sajonction avec Championnet en avant de Capoue. En arrivant à Tocco,il entendit une vive fusillade du côté de Sulmona et fit hâter lepas à ses hommes.

En effet, une colonne française, commandée parle général Rusca, après être entrée sans défiance et tambourbattant dans la ville de Sulmona, avait vu tout à coup pleuvoir surelle de toutes les fenêtres une grêle de balles. Surprise de cetteagression inattendue, elle avait eu un moment d’hésitation.

Pronio, embusqué dans l’église de San-Panfilo,en avait profité, était sorti de l’église avec une centained’hommes, avait chargé de front les Français, tandis que le feuredoublait des fenêtres. Malgré les efforts de Rusca, le désordres’était mis dans les rangs de ses hommes, et il était sortiprécipitamment de Sulmona, laissant dans les rues une douzaine demorts et de blessés.

Mais, à la vue des soldats de Pronio quimutilaient les morts, à la vue des habitants de la ville quiachevaient les blessés, la rougeur de la honte était montée auvisage, des républicains s’étaient reformés d’eux-mêmes, et,poussant des cris de vengeance, ils étaient rentrés dans Sulmona,répondant à la fois à la fusillade des fenêtres et à celle de larue.

Cependant, cachés dans les embrasures desportes, embusqués dans les ruelles, Pronio et ses hommes faisaientun feu terrible, et peut-être les Français allaient-ils êtreobligés de reculer une seconde fois, lorsqu’on entendit une vivefusillade à l’autre extrémité de la ville.

C’étaient Duhesme et ses hommes qui étaientaccourus au feu, avaient tourné Sulmona et tombaient sur lesderrières de Pronio.

Pronio, un pistolet de chaque main, courut àson arrière-garde, la rallia, se trouva en face de Duhesme,déchargea un de ses pistolets sur lui et le blessa au bras. Unrépublicain s’élança le sabre levé sur Pronio ; mais, de sonsecond coup de pistolet, Pronio le tua, ramassa un fusil, et, à latête de ses hommes, soutint la retraite en leur donnant en patoisun ordre que les soldats français ne pouvaient entendre. Cet ordre,c’était de battre en retraite et de fuir par toutes les petitesruelles, afin de regagner la montagne. En un instant, la ville futévacuée. Ceux qui occupaient les maisons s’enfuirent par lesjardins. Les Français étaient maîtres de Sulmona ; seulement,c’étaient, à leur tour, les brigands qui avaient lutté un contredix. Ils avaient été vaincus ; mais ils avaient fait éprouverdes pertes cruelles aux républicains. Cette rencontre fut doncregardée à Naples comme un triomphe.

De son côté, Fra-Diavolo, avec une centained’hommes, avait, après la prise de Gaete, honteusement rendue,défendu vaillamment le pont de Garigliana, attaqué par l’aide decamp Gourdel et une cinquantaine de républicains, que le généralRey, ne soupçonnant pas l’organisation des bandes, avait envoyéspour s’en emparer. Les Français avaient été repoussés, et l’aide decamp Gourdel, un chef de bataillon, plusieurs officiers et soldats,restés blessés sur le champ de bataille, avaient été ramassés àdemi morts, liés à des arbres et brûlés à petit feu, au milieu deshuées de la population de Mignano, de Sessa et de Traetta, et desdanses furibondes des femmes, toujours plus féroces que les hommesà ces sortes de fêtes.

Fra-Diavolo avait voulu d’abord s’opposer àces meurtres, aux agonies prolongées. Il avait, dans un sentimentde pitié, déchargé sur des blessés ses pistolets et sa carabine.Mais il avait vu, au froncement de sourcil de ses hommes, auxinjures des femmes, qu’il risquait sa popularité à des actes desemblable pitié. Il s’était éloigné des bûchers où les républicainssubissaient leur martyre, et avait voulu en éloignerFrancesca ; mais Francesca n’avait voulu rien perdre duspectacle. Elle lui avait échappé des mains, et, avec plus defrénésie que les autres femmes, elle dansait et hurlait.

Quant à Mammone, il se tenait à Capistrello,en avant de Sora, entre le lac Fucino et le Liri.

On lui annonça que l’on voyait venir de loin,descendant les sources du Liri, un officier portant l’uniformefrançais, conduit par un guide.

– Amenez-les-moi tous deux, dit Mammone.

Cinq minutes après, ils étaient tous deuxdevant lui.

Le guide avait trahi la confiance del’officier, et, au lieu de le conduire au général Lemoine, auquelil était chargé de transmettre un ordre de Championnet, il l’avaitconduit à Gaetano Mammone.

C’était un des aides de camp du général enchef, nommé Claie.

– Tu arrives bien, lui dit Mammone, j’avaissoif.

On sait avec quelle liqueur Mammone avaitl’habitude d’étancher sa soif.

Il fit dépouiller l’aide de camp de son habit,de son gilet, de sa cravate et de sa chemise, ordonna qu’on luiliât les mains et qu’on l’attachât à un arbre.

Puis il lui mit le doigt sur l’artère carotidepour bien reconnaître la place où elle battait, et, la placereconnue, il y enfonça son poignard.

L’aide de camp n’avait point parlé, pointprié, point poussé une plainte : il savait aux mains de quelcannibale il était tombé, et, comme le gladiateur antique, iln’avait songé qu’à une chose, à bien mourir.

Frappé à mort, il ne jeta pas un cri, nelaissa pas échapper un soupir.

Le sang jaillit de la blessure – par élans –comme il s’échappe d’une artère.

Mammone appliqua ses lèvres au cou de l’aidede camp, comme il les avait appliquées à la poitrine du ducFilomarino, et se gorgea voluptueusement de cette chair coulantequ’on appelle le sang.

Puis, lorsque sa soif fut éteinte, tandis quele prisonnier palpitait encore, il coupa les liens quil’attachaient à l’arbre et demanda une scie.

La scie lui fut apportée.

Alors, pour boire désormais le sang dans unverre assorti à la boisson, il lui scia le crâne au-dessus dessourcils et du cervelet, en vida le cerveau, lava cette terriblecoupe avec le sang qui coulait encore de la blessure, réunit etnoua au sommet de la tête les cheveux avec une corde, afin depouvoir prendre le vase humain comme par un pied et fit couper parmorceaux et jeter aux chiens le reste du corps.

Puis, comme ses espions lui annonçaient qu’unpetit détachement de républicains, d’une trentaine ou d’unequarantaine d’hommes, s’avançait par la route de Tagliacozza, ilordonna de cacher les armes, de cueillir des fleurs et des branchesd’olivier, de mettre les fleurs aux mains des femmes, les branchesd’olivier aux mains des hommes et des garçons, et d’aller au-devantdu détachement, en invitant l’officier qui les commandait à veniravec ses hommes prendre leur part de la fête que le village deCapistrello, composé de patriotes, leur donnait en signe de joie deleur bonne venue.

Les messagers partirent en chantant. Toutesles maisons du village s’ouvrirent ; une grande table futdressée sur la place de la Mairie : on y apporta du vin, dupain, des viandes, des jambons, du fromage.

Une autre fut dressée pour les officiers dansla salle de la mairie, dont les fenêtres donnaient sur laplace.

À une lieue de la ville, les messagers avaientrencontré le petit détachement commandé par le capitaineTremeau[5]. Un guide interprète, traître, commetoujours, qui conduisait le détachement, expliqua au capitainerépublicain ce que désiraient ces hommes, ces enfants et ces femmesqui venaient au-devant de lui, des fleurs et des branches d’Olivierà la main. Plein de courage et de loyauté, le capitaine n’eut pasmême l’idée d’une trahison. Il embrassa les jolies filles qui luiprésentaient des fleurs ; il ordonna à la vivandière de viderson baril d’eau-de-vie : on but à la santé du généralChampionnet, à la propagation de la république française, et l’ons’achemina bras dessus, bras dessous, vers le village, en chantantla Marseillaise.

Gaetano Mammone, avec tout le reste de lapopulation, attendait le détachement français à la porte duvillage : une immense acclamation l’accueillit. On fraternisade nouveau, et, au milieu des cris de joie, on s’achemina vers lamairie.

Là, nous l’avons dit, une table étaitdressée : on y mit autant de couverts qu’il y avait desoldats. Les quelques officiers dînaient, ou plutôt devaient dînerà l’intérieur avec le syndic, les adjoints et le corps municipal,représentés par Gaetano Mammone et les principaux brigands enrôléssous ses ordres.

Les soldats, enchantés de l’accueil qui leurétait fait, mirent leurs fusils en faisceaux à dix pas de la tablepréparée pour eux ; les femmes leur enlevèrent leurs sabres,avec lesquels les enfants s’amusèrent à jouer aux soldats ;puis ils s’assirent, les bouteilles furent débouchées et les verresemplis.

Le capitaine Tremeau, un lieutenant et deuxsergents s’asseyaient en même temps dans la salle basse.

Les hommes de Mammone se glissèrent entre latable et les fusils, qu’en se mettant en route, le capitaine, pourplus de précaution, avait fait charger ; les officiers furentespacés à la table intérieure, de manière à avoir entre chacund’eux trois ou quatre brigands.

Le signal du massacre devait être donné parMammone : il lèverait à l’une des fenêtres le crâne de l’aidede camp Claie, plein de vin, et porterait la santé du roiFerdinand.

Tout se passa comme il avait été ordonné.Mammone s’approcha de la fenêtre, emplit de vin, sans être vu, lecrâne encore sanglant du malheureux officier, le prit par lescheveux comme on prend une coupe par le pied, et, paraissant à lafenêtre du milieu, le leva en portant le toast convenu.

Aussitôt, la population tout entière yrépondit par le cri :

– Mort aux Français !

Les brigands se précipitèrent sur les fusilsen faisceaux ; ceux qui, sous prétexte de les servir,entouraient les Français, se retirèrent en arrière ; unefusillade éclata à bout portant, et les républicains tombèrent sousle feu de leurs propres armes. Ceux qui avaient échappé ou quin’étaient que blessés furent égorgés par les femmes et par lesenfants, qui s’étaient emparés de leurs sabres.

Quant aux officiers placés dans l’intérieur dela salle, ils voulurent s’élancer au secours de leurssoldats ; mais chacun d’eux fut maintenu par cinq ou sixhommes, qui les retinrent à leurs places.

Mammone, triomphant, s’approcha d’eux, sacoupe sanglante à la main, et leur offrit la vie s’ils voulaientboire à la santé du roi Ferdinand dans le crâne de leurcompatriote.

Tous quatre refusèrent avec horreur.

Alors, il fit apporter des clous et desmarteaux, força les officiers d’étendre les mains sur la table etleur fit clouer les mains à la table.

Puis, par les fenêtres et par les portes, onjeta des fascines et des bottes de paille dans la chambre, et l’onreferma portes et fenêtres après avoir mis le feu aux fascines et àla paille.

Cependant le supplice des républicains futmoins long et moins cruel que ne l’avait espéré leur bourreau. Undes sergents eut le courage d’arracher ses mains aux clous qui lesretenaient, et, avec l’épée du capitaine Trémeau, il rendit à sestrois compagnons le terrible service de les poignarder, et il sepoignarda lui-même après eux.

Les quatre héros moururent au cri de« Vive la République ! »

Ces nouvelles arrivèrent à Naples, où ellesréjouirent le roi Ferdinand, qui, se voyant si bien secondé par sesfidèles sujets, résolut plus que jamais de ne pas quitterNaples.

Laissons Mammone, Fra-Diavolo et l’abbé Proniosuivre le cours de leurs exploits, et voyons ce qui se passait chezla reine, qui, plus que jamais était, au contraire, décidée àquitter la capitale.

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