La San-Felice – Tome II

XLIII – DIEU DISPOSE

La reine suivit Acton ; car ellecomprenait qu’en effet il devait se passer quelque chose de gravepour qu’il se fût permis de l’appeler si impérativement hors dusalon.

Arrivée au corridor, elle voulutl’interroger ; mais il se contenta de lui répondre :

– Par grâce, madame, venez vite ! nousn’avons pas un instant à perdre ; dans quelques minutes, voussaurez tout.

Acton prit un petit escalier de service quiconduisait à la pharmacie du château. C’était dans cette pharmacieque les médecins et les chirurgiens du roi Vairo, Troja, Cottugno,trouvaient un assortiment assez complet de médicaments pour porterles premiers soins aux malades ou aux blessés dans lesindispositions ou les accidents, quels qu’ils fussent, pourlesquels ils étaient appelés.

La reine devina où la conduisait Acton.

– Il n’est rien arrivé à aucun de mesenfants ? demanda-t-elle.

– Non, madame, rassurez-vous, dit Acton ;et, si nous avons une expérience à faire, nous pourrons la faire,du moins, in anima vili.

Acton ouvrit la porte ; la reine entra etjeta un coup d’œil rapide dans la chambre.

Un homme évanoui était couché sur un lit.

Elle s’approcha avec plus de curiosité que decrainte.

– Ferrari ! dit-elle.

Puis, se retournant vers Acton, l’œildilaté :

– Est-il mort ? demanda-t-elle du tondont elle eût dit : « L’avez-vous tué ? »

– Non, madame, répondit Acton, il n’estqu’évanoui.

La reine le regarda ; son regarddemandait une explication.

– Mon Dieu, madame, dit Acton, c’est la chosela plus simple du monde. J’ai envoyé, comme nous en sommesconvenus, mon secrétaire prévenir le maître de poste de Capouequ’il eût à dire au courrier Ferrari, à son passage, que le roil’attendait à Caserte ; il le lui a dit, Ferrari n’a pris quele temps de changer de cheval ; seulement, en arrivant sous lagrande porte du château, il a tourné trop court, gêné par lesvoitures de nos visiteurs ; son cheval s’est abattu des quatrepieds, la tête du cavalier a porté contre une borne, on l’a ramasséévanoui, et je l’ai fait apporter ici en disant qu’il était inutiled’aller chercher un médecin et que je le soignerais moi-même.

– Mais, alors, dit la reine saisissant lapensée d’Acton, il n’est plus besoin d’essayer de le séduire,d’acheter son silence ; nous n’avons plus à craindre qu’il neparle, et, pourvu qu’il reste évanoui assez longtemps pour que nouspuissions ouvrir la lettre, la lire et la recacheter, c’est tout cequ’il faut ; seulement, vous comprenez, Acton, il ne faut pasqu’il se réveille tandis que nous serons à l’œuvre.

– J’y ai pourvu avant l’arrivée de VotreMajesté, ayant pensé à tout ce qu’elle pense.

– Et comment ?

– J’ai fait prendre à ce malheureux vingtgouttes de laudanum de Sydenham.

– Vingt gouttes, dit la reine. Est-ce assezpour un homme habitué au vin et aux liqueurs fortes comme doit êtrece courrier ?

– Peut-être avez-vous raison, madame, etpeut-on lui en donner dix gouttes de plus.

Et, versant dix gouttes d’une liqueur jaunâtredans une petite cuiller, il les introduisit dans la gorge dumalade.

– Et vous croyez, demanda la reine, quemoyennant ce narcotique, il ne reprendra point ses sens ?

– Point assez pour se rendre compte de ce quise passera autour de lui.

– Mais, dit la reine, je ne lui vois point desacoche.

– Comme c’est l’homme de confiance du roi, ditActon, le roi n’use point avec lui des précautionsordinaires ; et, quand il s’agit d’une simple dépêche, il laporte et en rapporte la réponse dans une poche de cuir pratiquée àl’intérieur de sa veste.

– Voyons, dit-la reine sans hésitationaucune.

Acton ouvrit la veste, fouilla dans la pochede cuir et en tira une lettre cachetée du cachet particulier del’empereur d’Autriche, c’est-à-dire, comme l’avait prévu Acton,d’une tête de Marc-Aurèle.

– Tout va bien, dit Acton.

La reine voulut lui prendre la lettre desmains pour la décacheter.

– Oh ! non, non, dit Acton, pasainsi.

Et, tirant la lettre à lui, il la plaça à unecertaine hauteur au-dessus de la bougie, le cachet s’amollit peu àpeu, un des quatre angles se souleva.

La reine passa la main sur son front.

– Qu’allons-nous lire ? dit-elle.

Acton tira la lettre de son enveloppe, et, ens’inclinant, la présenta à la reine.

La reine l’ouvrit et lut tout haut :

« Château de Schœnbrünn, 28 septembre 1798.

» Très-excellent frère, cousin et oncle,allié et confédéré,

» Je réponds à Votre Majesté de ma main,comme elle m’a écrit de la sienne.

» Mon avis, d’accord avec celui duconseil aulique, est que nous ne devons commencer la guerre contrela France que quand nous aurons réuni toutes nos chances de succès,et une des chances sur lesquelles il m’est permis de compter, c’estla coopération des 40,000 hommes de troupes russes conduites par lefeld-maréchal Souvorov, à qui je compte donner le commandement enchef de nos armées ; or, ces 40,000 hommes ne seront ici qu’àla fin de mars. Temporisez-donc, mon très-excellent frère, cousinet oncle, retardez par tous les moyens possibles l’ouverture deshostilités ; je ne crois pas que la France soit plus que nousdésireuse de faire la guerre ; profitez de ses dispositionspacifiques ; donnez quelque raison bonne ou mauvaise de ce quis’est passé, et, au mois d’avril, nous entrerons en campagne avectous nos moyens.

» Sur ce, et la présente n’étant à autrefin, je prie, mon très-cher frère, cousin et oncle, allié etconfédéré, que Dieu vous ait dans sa sainte et digne garde.

» FRANÇOIS. »

– Voilà tout autre chose que ce que nousattendions, dit la reine.

– Pas moi, madame, répliqua Acton ; jen’ai jamais cru que Sa Majesté l’empereur entrât en campagne avantle printemps prochain.

– Que faire ?

– J’attends les ordres de Votre Majesté.

– Vous connaissez, général, mes raisons devouloir une guerre immédiate.

– Votre Majesté prend-elle laresponsabilité ?

– Quelle responsabilité voulez-vous que jeprenne avec une pareille lettre ?

– La lettre de l’empereur sera ce que nouspouvons désirer qu’elle soit.

– Que voulez-vous dire ?

– Le papier est un agent passif et on lui faitdire ce que l’on veut ; toute la question est de calculer s’ilvaut mieux faire la guerre tout de suite ou plus tard, attaquer qued’attendre que l’on nous attaque.

– Il n’y a pas de discussion là-dessus, il mesemble ; nous connaissons l’état dans lequel est l’arméefrançaise, elle ne saurait nous résister aujourd’hui ; si nouslui donnons le temps de s’organiser, c’est nous qui ne luirésisterons pas.

– Et, avec cette lettre-là, vous croyezimpossible que le roi se mette en campagne ?

– Lui ! il sera trop content de trouverun prétexte pour ne pas bouger de Naples.

– Alors, madame, je ne connais qu’un moyen,dit Acton d’une voix résolue.

– Lequel ?

– C’est de faire dire à la lettre le contrairede ce qu’elle dit.

La reine saisit le bras d’Acton.

– Est-ce possible ? demanda-t-elle en leregardant fixement.

– Rien de plus facile.

– Expliquez-moi cela… Attendez !

– Quoi ?

– N’avez-vous pas entendu cet homme seplaindre ?

– Qu’importe !

– Il se soulève sur son lit.

– Mais pour retomber, voyez.

Et, en effet, le malheureux Ferrari retombasur son lit en poussant un gémissement.

– Vous disiez ? reprit la reine.

– Je dis que le papier est épais, sans teinte,écrit sur une seule page.

– Eh bien ?

– Eh bien, on peut, à l’aide d’un acide,enlever l’écriture en ne laissant de la main de l’empereur que lestrois dernières lignes et sa signature, et substituer larecommandation d’ouvrir sans retard les hostilités à celle de neles commencer qu’au mois d’avril.

– C’est grave, ce que vous me proposez là,général.

– Aussi ai-je dit qu’à la reine seuleappartenait de prendre une pareille responsabilité.

La reine réfléchit un instant, son front seplissa, ses sourcils se froncèrent, son œil s’endurcit, sa main secrispa.

– C’est bien, dit-elle, je la prends.

Acton la regarda.

– Je vous ai dit que je la prenais. Àl’œuvre !

Acton s’approcha du lit du blessé, lui tâta lepouls, et, retournant vers la reine :

– Avant deux heures, il ne reviendra pas àlui, dit-il.

– Avez-vous besoin de quelque chose ?demanda la reine en voyant Acton regarder autour de lui.

– Je voudrais un réchaud, du feu et un fer àrepasser.

– On sait que vous êtes ici près dublessé ?

– Oui.

– Sonnez alors, et demandez les objets dontvous avez besoin.

– Mais on ne sait point que Votre Majesté yest ?

– C’est vrai, dit la reine.

Et elle se cacha derrière le rideau de lafenêtre.

Acton sonna ; ce ne fut point undomestique qui vint, ce fut son secrétaire.

– Ah ! c’est vous, Dick ? fitActon.

– Oui, monseigneur ; j’ai pensé que VotreExcellence avait besoin de choses auxquelles un domestiquepeut-être ne saurait point l’aider.

– Vous avez eu raison. Procurez-moi d’abord,et le plus tôt possible, un fourneau, du charbon allumé et un fer àrepasser.

– Est-ce tout, monseigneur ?

– Oui, pour le moment ; mais vous ne vouséloignerez pas, j’aurai probablement besoin de vous.

Le jeune homme sortit pour exécuter les ordresqu’il venait de recevoir ; Acton referma la porte derrièrelui.

– Vous êtes sûr de ce jeune homme ?demanda la reine.

– Comme de moi-même, madame.

– Vous le nommez ?

– Richard Menden.

– Vous l’avez appelé Dick.

– Votre Majesté sait que c’est l’abréviationde Richard.

– C’est vrai !

Cinq minutes après, on entendit des pas dansl’escalier.

– Du moment que c’est Richard, dit Acton, ilest inutile que Votre Majesté se cache ; d’ailleurs, nousaurons besoin de lui tout à l’heure.

– Pour quoi faire ?

– Quand il s’agira de récrire la lettre ;ce n’est ni Votre Majesté ni moi qui la récrirons, attendu que leroi connaît nos écritures ; il faudra donc que ce soitlui.

– C’est juste.

La reine s’assit, tournant le dos à laporte.

Le jeune homme entra avec les trois objetsdemandés, qu’il déposa près de la cheminée ; puis il sortitsans paraître même avoir remarqué qu’une personne était dans lachambre, qu’il n’avait pas vue à sa première entrée.

Acton referma une seconde fois la portederrière lui, apporta le fourneau près de la cheminée et mit le ferdessus ; puis, ouvrant l’armoire qui contenait la pharmacie,il en tira une petite bouteille d’acide oxalique, coupa la barbed’une plume de manière qu’elle pût lui servir à promener la liqueursur le papier, plia la lettre de façon à préserver les troisdernières lignes et la signature impériale de tout contact avec leliquide, versa l’acide sur la lettre et l’y étendit avec la barbede la plume.

La reine suivait l’opération avec unecuriosité qui n’était pas exempte d’inquiétude, craignant qu’ellene réussit point ou ne réussit mal ; mais, à sa grandesatisfaction, sous l’âcre morsure du liquide, elle vit d’abordl’encre jaunir, puis blanchir, puis disparaître.

Acton tira son mouchoir de sa poche, et, enfaisant un tampon, il épongea la lettre.

Cette opération terminée, le papier étaitredevenu parfaitement blanc ; il prit le fer, étendit lalettre sur un cahier de papier et la repassa comme on repasse unlinge.

– La ! maintenant, dit-il, tandis que lepapier va sécher, rédigeons la réponse de Sa Majesté l’empereurd’Autriche.

Ce fut la reine qui la dicta. En voici letexte mot à mot :

» Schœnbrünn, 28 septembre 1798.

« Mon très-excellent frère, cousin,oncle, allié et confédéré,

» Rien ne pouvait m’être plus agréableque la lettre que vous m’écrivez et dans laquelle vous me promettezde vous soumettre en tout point à mon avis. Les nouvelles quim’arrivent de Rome me disent que l’armée française est dansl’abattement le plus complet ; il en est tout autant del’armée de la haute Italie.

» Chargez-vous donc de l’une, montrès-excellent frère, cousin et oncle, allié et confédéré ; jeme chargerai de l’autre. À peine aurai-je appris que vous êtes àRome, que, de mon côté, j’entre en campagne avec 140,000hommes ; vous en avez de votre côté 60,000, j’attends 40,000Russes ; c’est plus qu’il n’en faut pour que le prochaintraité de paix, au lieu de s’appeler le traité de Campo-Formio,s’appelle le traité de Paris. »

– Est-ce cela ? demanda la reine.

– Excellent ! dit Acton.

– Alors, il ne s’agit plus que de recopiercette rédaction.

Acton s’assura que le papier étaitparfaitement sec, fit disparaître, à l’aide du fer, le plipréservateur, alla de nouveau à la porte et appela Dick.

Comme il l’avait prévu, le jeune homme setenait à la portée de la voix.

– Me voici, monseigneur, dit-il.

– Venez à cette table, fit Acton, ettranscrivez ce brouillon sur cette lettre en déguisant légèrementvotre écriture.

Le jeune homme se mit à la table sans faireune question, sans paraître s’étonner, prit la plume comme s’ils’agissait de la chose la plus simple, exécuta l’ordre donné, et seleva, attendant de nouvelles instructions.

Acton examina le papier à la lueur desbougies : rien n’indiquait la trahison qui venait d’êtrecommise ; il réintégra la lettre dans l’enveloppe, replaçaau-dessus de la flamme la cire, qui s’amollit de nouveau, laissasur cette première couche, afin d’effacer toute trace d’ouverturede la lettre, retomber une seconde couche de cire, et appliquadessus le cachet qu’il avait fait faire en fac-similé sur celui del’empereur.

Après quoi, il remit la dépêche dans la pochede cuir, reboutonna la veste du courrier, et, prenant une bougie,examina pour la première fois la blessure.

Il y avait contusion violente à la tête, lecuir chevelu était fendu sur une longueur de deux pouces ;mais il n’y avait aucune lésion de l’os du crâne.

– Dick, dit-il, écoutez bien mesrecommandations ; voici-ce que vous allez faire…

Le jeune homme s’inclina.

– Vous allez envoyer chercher un médecin àSanta-Maria ; pendant qu’on ira chercher le médecin, qui nesera pas ici avant une heure, vous ferez prendre à cet homme,cuillerée par cuillerée, une décoction de café vert bouilli, lavaleur d’un verre à peu près.

– Oui, Votre Excellence.

– Le médecin croira que ce sont les sels qu’illui aura fait respirer, ou l’éther dont il lui aura frotté lestempes qui l’auront fait revenir à lui. Vous le lui laisserezcroire ; il pansera le blessé, qui, selon son état de force oude faiblesse, poursuivra sa route à pied ou en voiture.

– Oui, Votre Excellence.

– Le blessé, continua Acton en appuyant surchaque mot, a été ramassé après sa chute par les gens de la maison,porté par eux sur votre ordre dans la pharmacie, soigné par vous etle médecin ; il n’a vu ni moi la reine, et la reine ni moi nel’avons vu. Vous entendez ?

– Oui, Votre Excellence.

– Et maintenant, dit Acton en se retournantvers la reine, vous pouvez laisser aller les choses d’elles-mêmeset rentrer sans inquiétude au salon, tout s’exécutera comme il aété ordonné.

La reine jeta un dernier regard sur lesecrétaire ; elle lui trouva cet air intelligent et résolu deshommes appelés un jour à faire leur fortune.

Puis, la porte refermée :

– Vous avez là un homme précieux,général ! dit-elle.

– Il n’est point à moi, il est à vous, madame,comme tout ce que je possède, répondit Acton.

Et il s’inclina en laissant passer la reinedevant lui.

Lorsqu’elle rentra dans le salon, Emma Lyonna,enveloppée d’un cachemire pourpre à franges d’or, se laissait, aumilieu des louanges et des applaudissements frénétiques desspectateurs, tomber sur un canapé dans tout l’abandon d’unedanseuse de théâtre qui vient d’obtenir son plus beau succès ;et, en effet, jamais ballerine de San-Carlo n’avait jeté son publicdans un pareil enivrement ; le cercle au milieu duquel elleavait commencé la danse s’était peu à peu, et par une attractioninsensible, rapproché d’elle ; de sorte qu’il était arrivé unmoment où, chacun étant avide de la voir, de la toucher, derespirer le parfum qui émanait d’elle, non-seulement l’espace, maisl’air lui avait manqué, et, criant d’une voix étouffée :« Place ! place ! » elle était, dans un spasmevoluptueux, venue tomber sur le canapé ou la reine laretrouvait.

À la vue de la reine, la foule s’ouvrit pourla laisser pénétrer jusqu’à sa favorite.

Les louanges et les applaudissementsredoublèrent ; on savait que louer la grâce, le talent, lamagie d’Emma, c’était la façon la plus sûre de faire sa cour àCaroline.

– D’après ce que je vois, d’après ce quej’entends, dit Caroline, il me semble qu’Emma vous a tenu saparole. Il s’agit maintenant de la laisser reposer ;d’ailleurs, il est une heure du matin, et Caserte, je vous remerciede l’avoir oublié, est à plusieurs milles de Naples.

Chacun comprit que c’était un congé bien enrègle, et qu’en effet l’heure était venue de se retirer ; onrésuma tous les plaisirs de la soirée dans l’expression d’unedernière et suprême admiration ; la reine donna sa main àbaiser à trois ou quatre des plus favorisés, le prince de Maliternoet le duc de Rocca-Romana furent de ceux-là, – retint Nelson et sesdeux amis, à qui elle avait quelques mots à dire en particulier,et, appelant à elle la marquise de San-Clemente :

– Ma chère Elena, vous êtes près de moi deservice après-demain.

– Demain, Votre Majesté veut dire ; car,ainsi qu’elle nous l’a fait observer, il est une heure dumatin ; je tiens trop à cet honneur pour permettre qu’il soitretardé d’un jour.

– Je vais donc bien vous contrarier, ma chèreElena, dit la reine avec un sourire dont il eût été difficile dedéfinir l’expression ; mais imaginez-vous que la comtesseSan-Marco me demande la permission, avec votre agrément bienentendu, de prendre votre place, vous priant de prendre lasienne ; elle a je ne sais quelle chose importante à faire lasemaine prochaine. Ne voyez-vous aucun inconvénient à cetéchange ?

– Aucun, madame, si ce n’est de retarder d’unjour le bonheur de vous faire ma cour.

– Eh bien, voilà qui est arrangé ; vousavez toute liberté demain, ma chère marquise.

– J’en profiterai probablement pour aller à lacampagne avec le marquis de San-Clemente.

– À la bonne heure, dit la reine, voilà quiest exemplaire.

Et elle salua la marquise, qui, retenue parelle, fut la dernière à lui faire sa révérence et à sortir.

La reine se trouva seule alors avec Acton,Emma, les deux officiers anglais et Nelson.

– Mon cher lord, dit-elle à Nelson, j’ai toutlieu de penser que, demain ou après-demain, le roi recevra deVienne des nouvelles dans votre sens relativement à laguerre ; car vous êtes toujours d’avis, n’est-ce pas, que plustôt on entrera en campagne, mieux cela vaudra ?

– Non-seulement je suis de cet avis, madame,mais, si cet avis est adopté, je suis prêt à vous prêter leconcours de la flotte anglaise.

– Nous en profiterons, milord ; mais cen’est point cela que j’ai à vous demander pour le moment.

– Que la reine ordonne, je suis prêt à luiobéir.

– Je sais, milord, combien le roi a confianceen vous ; demain, si favorable à la guerre que soit la réponsede Vienne, il hésitera encore ; une lettre de VotreSeigneurie, dans le même sens que celle de l’empereur, lèveraittoutes ses irrésolutions.

– Doit-elle être adressée au roi,madame ?

– Non, je connais mon auguste époux, il a unerépugnance invincible à suivre les avis qui lui sont donnésdirectement ; j’aimerais donc mieux qu’ils lui vinssent d’unelettre confidentielle écrite à lady Hamilton. Écrivezcollectivement à elle et à sir William ; à elle comme à lameilleure amie que j’aie, à sir William comme au meilleur amiqu’ait le roi ; la chose lui revenant par double ricochet auraplus d’influence.

– Votre Majesté sait, dit Nelson, que je nesuis ni un diplomate ni un homme politique ; ma lettre seracelle d’un marin qui dit franchement, rudement même, ce qu’ilpense, et pas autre chose.

– C’est tout ce que je vous demande, milord.D’ailleurs, vous vous en allez avec le capitaine général, vouscauserez en route : comme on décidera demain sans doutequelque chose d’important dans la matinée, venez dîner aupalais ; le baron Mack y dîne, vous combinerez vosmouvements.

Nelson s’inclina.

– Ce sera un dîner en petit comité, continuala reine ; Emma et sir William seront des nôtres. Il s’agit depousser et de presser le roi ; moi-même, je retournerais àNaples ce soir, si ma pauvre Emma n’était pas si fatiguée. Voussavez, au reste, ajouta la reine en baissant la voix, que c’estpour vous et pour vous seul, mon cher amiral, qu’elle a dit et faittoutes les belles choses que vous avez vues et entendues.

Puis, plus bas encore :

– Elle refusait obstinément, mais je lui aidit que j’étais sûre qu’elle vous ravirait ; tout sonentêtement a tombé devant cette espérance.

– Oh ! madame, par grâce ! fitEmma.

– Voyons, ne rougissez pas et tendez votrebelle main à notre héros ; je lui donnerais bien la mienne,mais je suis sûre qu’il aimera mieux la vôtre ; la mienne seradonc pour ces messieurs.

Et, en effet, elle tendit ses deux mains auxofficiers, qui en baisèrent chacun une, tandis que Nelson,saisissant celle d’Emma avec plus de passion peut-être que ne lepermettait l’étiquette royale, la portait à ses lèvres.

– Est-ce vrai, ce qu’a dit la reine, luidemanda-t-il à voix basse, que ce soit pour moi que vous avezconsenti à dire des vers, à chanter et à danser ce pas qui a faillime rendre fou de jalousie ?

Emma le regarda comme elle savait regarderquand elle voulait ôter à ses amants le peu de raison qui leurrestait ; puis, avec une expression de voix plus enivranteencore que ses yeux :

– L’ingrat, dit-elle, il le demande !

– La voiture de Son Excellence le capitainegénéral est prête, dit un valet de pied.

– Messieurs, dit Acton, quand vousvoudrez.

Nelson et les deux officiers firent leursrévérences.

– Votre Majesté n’a pas d’ordres particuliersà me donner ? dit Acton à la reine au moment où ilss’éloignaient.

– Si fait, dit la reine ; à neuf heuresce soir, les trois inquisiteurs d’État dans la chambre obscure.

Acton salua et sortit ; les deuxofficiers étaient déjà dans l’antichambre.

– Enfin ! dit la reine en jetant son brasautour du cou d’Emma et en l’embrassant avec l’emportement qu’ellemettait dans toutes ses actions. J’ai cru que nous ne serionsjamais seules !…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer