La San-Felice – Tome II

XLI – L’ACROSTICHE

Un certain nombre de personnes étaient déjàarrivées, et, parmi ces personnes, les sept dames dont le nom debaptême commençait par un E. Ces sept dames étaient, comme nousl’avons dit, la princesse de Cariati, la comtesse de San-Marco, lamarquise de San-Clemente, la duchesse de Termoli, la duchesse deTursi, la marquise d’Altavilla et la comtesse de Policastro.

Les hommes étaient l’amiral Nelson et deux deses officiers, ou plutôt deux de ses amis : le capitaineTroubridge, et le capitaine Ball ; le premier, espritcharmant, plein de fantaisie et d’humour ; le second, grave etroide comme un véritable Breton de la Grande-Bretagne.

Les autres invités étaient l’élégant duc deRocca-Romana, frère de Nicolino Caracciolo, qui était loin de sedouter – c’est de Nicolino que nous parlons, – qui était loin de sedouter qu’un ministre et une reine prissent en ce moment tant depeines pour découvrir sa joyeuse et insouciante personnalité ;le duc d’Avalos, plus habituellement appelé le marquis del Vasto,dont l’antique famille se divisa en deux branches et dont unancêtre, capitaine de Charles-Quint, – celui-là même qui avait étéfait prisonnier à Ravenne, qui avait épousé la fameuse VittoriaColonna, et qui composa pour elle, en prison, son Dialogue del’amour, – reçut à Pavie des mains deFrançois Ier, vaincu, son épée, dont il ne restaitplus que lagarde, tandis que l’autre, sous le nom de marquis delGuasto, dont notre chroniqueur l’Étoile fait du Guast, devenaitl’amant de Marguerite de France et mourait assassiné ; le ducde la Salandra, grand veneur du roi, que nous verrons plus tardessayer de prendre le commandement échappé aux mains de Mack ;le prince Pignatelli, à qui le roi devait laisser en fuyant lalourde charge de vicaire général, et quelques autres encore,descendants fort descendus des plus nobles familles napolitaines etespagnoles.

Tous attendaient l’arrivée de la reine ets’inclinèrent respectueusement à sa vue.

Deux choses préoccupaient Caroline dans cettesoirée : faire valoir Emma Lyonna pour rendre Nelson plusamoureux que jamais, et reconnaître à son écriture la dame quiavait écrit le billet, attendu que lorsqu’on connaîtrait celle quil’avait écrit, il ne serait pas difficile, comme l’avait fortjudicieusement dit Caroline, de reconnaître celui auquel il étaitadressé.

Ceux-là seuls qui ont assisté à ces intimes etenivrantes soirées de la reine de Naples, soirées dont Emma Lyonnaétait à la fois le grand charme et le principal ornement, ont puraconter à leurs contemporains à quel point d’enthousiasme et dedélire la moderne Armide conduisait ses auditeurs et sesspectateurs. Si ses poses magiques, si sa voluptueuse pantomimeavaient eu l’influence que nous avons dite sur les froidstempéraments du Nord, combien plus elles devaient électriser cesviolentes imaginations du Midi, qui se passionnaient au chant, à lamusique, à la poésie, qui savaient par cœur Cimarosa etMetastase ! Nous avons, pour notre part, connu et interrogé,dans nos premiers voyages à Naples et en Sicile, des vieillards quiavaient assisté à ces soirées magnétiques, et nous les avons vus,après cinquante ans écoulés, frissonner comme des jeunes gens à cesardents souvenirs.

Emma Lyonna était belle, même sans le vouloir.Que l’on comprenne ce qu’elle fut ce soir-là, où elle voulait êtrebelle et pour la reine et pour Nelson, au milieu de tous cesélégants costumes de la fin du XVIIIe siècle, que lacour d’Autriche et celle des Deux-Siciles s’obstinaient à portercomme une protestation contre la révolution française ; aulieu de la poudre qui couvrait encore ces hautes coiffuresridiculement échafaudées sur le sommet de la tête, au lieu de cesrobes étriquées qui eussent étranglé la grâce de Terpsichoreelle-même, au lieu de ce rouge violent qui transformait les femmesen bacchantes, Emma Lyonna, fidèle à ses traditions de liberté etd’art, portait – mode qui commençait déjà à se répandre etqu’avaient adoptée en France les femmes les plus célèbres par leurbeauté, – une longue tunique de cachemire bleu clair tombant autourd’elle en plis à faire envie à une statue antique ; sescheveux flottant sur ses épaules en longues boucles laissaienttransparaître, au milieu de leurs flots mouvants, deux rubis quibrillaient comme les fabuleuses escarboucles de l’antiquité ;sa ceinture, don de la reine, était une chaîne de diamantsprécieux, qui, nouée comme une cordelière, retombait jusqu’auxgenoux ; ses bras étaient nus depuis la naissance de l’épaulejusqu’à l’extrémité de ses doigts, et l’un de ses bras était serréà l’épaule et au poignet par deux serpents de diamants aux yeux derubis ; l’une de ses mains, celle dont le bras était sansornement était chargée de bagues, tandis que l’autre, au contraire,ne brillait que par l’éclatante finesse de sa peau et ses ongleseffilés, dont l’incarnat transparent semblait fait de feuilles derose, tandis que ses pieds, chaussés de bas couleur de chair,semblaient nus comme ses mains dans leurs cothurnes d’azur à lacetsd’or.

Cette éblouissante beauté, augmentée encorepar ce costume étrange, avait quelque chose de surnaturel et, parconséquent, de terrible et d’effrayant ; les femmess’écartaient de cette résurrection du paganisme grec avec jalousie,les hommes avec effroi. À qui avait le malheur de devenir amoureuxde cette Vénus Astarté, il ne restait plus que sa possession ou lesuicide.

Il en résultait qu’Emma, toute belle qu’elleétait, et justement à cause de sa fascinante beauté, restait isoléeà l’angle d’un canapé, au milieu d’un cercle qui s’était faitautour d’elle. Nelson, qui seul eût eu le droit de s’asseoir à soncôté, la dévorait du regard et chancelait ébloui au bras deTroubridge, se demandant par quel mystère d’amour ou quel calcul depolitique s’était donnée à lui, le rude marin, le vétéran mutilé devingt batailles, cette créature privilégiée qui réunissait toutesles perfections.

Quant à elle, elle était moins gênée et moinsrougissante sur ce lit d’Apollon, où autrefois Graham l’avaitexposée nue aux regards curieux de toute une ville, que dans cesalon royal où tant de regards envieux et lascifsl’enveloppaient.

– Oh ! Votre Majesté, s’écria-t-elle envoyant paraître la reine et en s’élançant vers elle comme pourimplorer son secours, venez vite me cacher à votre ombre, et ditesbien à ces messieurs et à ces dames, que l’on ne court pas, ens’approchant de moi, les risques que l’ont court à s’endormir sousle mancenillier ou à s’asseoir sous le bohon-upas.

– Plaignez-vous de cela, ingrate créature quevous êtes ! dit en riant la reine ; pourquoi êtes-vousbelle à faire éclater tous les cœurs d’amour et de jalousie, sibien qu’il n’y a que moi ici qui sois assez humble et assez peucoquette pour oser approcher mon visage du vôtre en vous embrassantsur les deux joues ?

Et la reine l’embrassa, et, en l’embrassant,lui dit tout bas ces mots :

– Sois charmante ce soir, il lefaut !

Et, jetant son bras autour du cou de safavorite, elle l’entraîna sur le canapé, autour duquel chacun dèslors se pressa, les hommes pour faire leur cour à Emma en faisantleur cour à la reine, et les femmes pour faire leur cour à la reineen faisant leur cour à Emma.

En ce moment, Acton rentra : un regardque la reine échangea avec lui, lui indiqua que tout marchait augré de son désir.

Elle emmena Emma dans un coin, et, après luiavoir parlé quelque temps tout bas :

– Mesdames, dit-elle, je viens d’obtenir de mabonne lady Hamilton qu’elle nous donnerait ce soir un échantillonde tous ses talents, c’est-à-dire qu’elle nous chanterait quelqueballade de son pays ou quelque chant de l’antiquité, qu’elle nousjouerait une scène de Shakespeare, et qu’elle nous danserait sonpas du châle, qu’elle n’a encore dansé que pour moi et devantmoi.

Il n’y eut dans le salon qu’un cri decuriosité et de joie.

– Mais, dit Emma, Votre Majesté sait que c’està une condition…

– Laquelle ? demandèrent les dames,encore plus empressées dans leurs désirs que les hommes.

– Laquelle ? répétèrent les hommes aprèselles.

– La reine, dit Emma, vient de me faireobserver que, par un singulier hasard, excepté celui de la reine,le nom de baptême des huit dames qui sont réunies dans ce saloncommence par un E.

– Tiens, c’est vrai ! dirent les dames ense regardant.

– Eh bien, si je fais ce que l’on demande, jeveux que l’on fasse aussi ce que je demanderai.

– Mesdames, dit la reine, vous conviendrez quec’est trop juste.

– Eh bien, que voulez-vous ? Voyons,dites, milady ! s’écrièrent plusieurs voix.

– Je désire, dit Emma, garder un précieuxsouvenir de cette soirée ; Sa Majesté va écrire son nomCAROLINA sur un morceau de papier, et chaque lettre de ce nomauguste et chéri deviendra l’initiale d’un écrit par chacune denous, moi la première, à la plus grande gloire de Sa Majesté ;chacune de nous signera son vers, bon ou mauvais, et j’espère bienque, le mien aidant, il y en aura plus de mauvais que debons ; puis, en souvenir de cette soirée pendant laquellej’aurai eu l’honneur de me trouver avec la plus belle reine dumonde et les plus nobles dames de Naples et de la Sicile, jeprendrai ce précieux et poétique autographe pour mon album.

– Accordé, dit la reine, et de grand cœur.

Et la reine, s’approchant d’une table, écriviten travers d’une feuille de papier le nom CAROLINA.

– Mais Votre Majesté, s’écrièrent les damesmises en demeure de faire des vers à la minute, mais nous ne sommespas poëtes, nous.

– Vous invoquerez Apollon, dit la reine, etvous le deviendrez.

Il n’y avait pas moyen de reculer :d’ailleurs, Emma s’approchant de la table comme elle avait ditqu’elle le ferait, écrivit en face de la première lettre du nom dela reine, c’est-à-dire en face du C, le premier vers del’acrostiche et signa : Emma Hamilton.

Les autres dames se résignèrent, et les unesaprès les autres s’approchèrent de la table, prirent la plume,écrivirent un vers et signèrent leur nom.

Lorsque la dernière, la marquise deSan-Clemente, eut signé le sien, la reine prit vivement le papier.Le concours des huit muses avait donné le résultat suivant.

La reine lut tout haut :

C’est par trop abuser de lagrandeur suprême,

Emma hamilton.

Ayant le sceptre en main, aufront le diadème,

Emilia Cariati.

Réunissant déjà de si richestributs,

Eleonora San-Marco.

O reine ! de vouloirqu’en un instant Phébus,

Elisabetta Termoli.

Lorsque le mont Vésuve est siloin du Parnasse,

Elisa Tursi.

Initié au bel art dePétrarque et du Tasse

Eufrasia d’Altavilla.

Nos cœurs, qui n’ont jamaispour vous jusqu’à ce jour

Eugenia de Policastro.

Aspiré qu’à lutter de respectet d’amour.

Elena San-Clemente.

– Voyez donc, dit la reine, tandis que leshommes s’émerveillaient sur les mérites de l’acrostiche et que lesdames s’étonnaient elles-mêmes d’avoir si bien fait, voyez donc,général Acton, comme la marquise de San-Clemente a une charmanteécriture.

Le général Acton s’approcha d’une bougie,s’écartant en même temps du groupe comme s’il eût voulu relirel’acrostiche, compara l’écriture de la lettre avec celle duhuitième vers, et, rendant avec un sourire le précieux et terribleautographe à Caroline :

– Charmante, en effet, dit-il.

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