La San-Felice – Tome II

LXXII – LE FRÈRE JOSEPH.

Les couvents des provinces méridionales del’Italie, et particulièrement ceux de la Terre de Labour, desAbruzzes et de la Basilicate, à quelque ordre qu’ils appartiennentet si pacifique que soit cet ordre, après avoir été, au moyen âge,des citadelles élevées contre les invasions barbares, sont restés,de nos jours, des forteresses contre des invasions qui ne le cèdenten rien en barbarie aux invasions du moyen âge : nous voulonsparler des brigands. Dans ces édifices qui revêtent à la fois lecaractère religieux et guerrier, on n’arrive que par des espèces deponts que l’on lève, que par des herses que l’on baisse, que pardes échelles que l’on tire. Aussi, la nuit venue, c’est-à-dire àhuit heures du soir, à peu près, les portes des monastères nes’ouvrent plus que devant des recommandations puissantes ou sur unordre de l’abbé.

Si calme qu’il se montrât en apparence, lejeune homme n’était point sans être préoccupé de l’idée de trouverle couvent du mont Cassin fermé. Mais, n’ayant qu’une nuit à luipour la visite qu’il comptait y faire et ne pouvant pas renvoyercette visite au lendemain, il s’était mis en route à tout hasard.Arrivé à San-Germano à sept heures et demie du soir avec le corpsd’armée du général Championnet, il s’était informé, sans descendrede cheval, si l’on ne connaissait point, parmi les bénédictins dela montagne sainte, un certain frère Joseph, tout à la foischirurgien et médecin du couvent, et, à l’instant même, il luiavait été répondu par un concert de bénédictions et de louanges.Frère Joseph était, à dix lieues à la ronde, admiré comme unpraticien de la plus grande habileté et vénéré comme un homme de laplus haute philanthropie. Quoiqu’il n’appartînt à l’ordre que parl’habit, puisqu’il n’avait point fait de vœux et était simple frèreservant, nul d’un cœur plus chrétien ne se dévouait aux douleursphysiques et morales de l’humanité. Nous disons morales, parce quece qui manque aux prêtres surtout, pour accomplir leur missionfraternelle et consolatrice, c’est que, n’ayant jamais été père nimari, n’ayant jamais perdu une épouse chérie ni un enfantbien-aimé, ils ne savent point la langue terrestre qu’il fautparler aux orphelins du cœur. Dans un vers sublime, Virgile faitdire à Didon que l’on compatit facilement aux maux qu’on asoufferts. Eh bien, c’est surtout dans cette sympathique compassionque Dieu a mis l’adoucissement des douleurs morales. Pleurer aveccelui qui souffre, c’est le consoler. Or, les prêtres, qui ont desparoles pour toutes les souffrances, ont rarement, si terriblequ’elle soit, des larmes pour la douleur.

Il n’en était point ainsi du frère Joseph,dont, au reste, on ignorait complétement la vie passée, et qui, unjour, était venu au couvent y demander l’hospitalité en échange del’exercice de son art.

La proposition du frère Joseph avait étéacceptée, l’hospitalité lui avait été accordée, et, alors,non-seulement sa science, mais son cœur, son âme, toute sa personnes’étaient livrés à ses nouveaux concitoyens. Pas une douleurphysique et morale à laquelle il ne fût prêt, jour et nuit, àapporter la consolation ou le soulagement. Pour les douleursmorales, il avait des paroles prises au plus profond desentrailles. On eût dit qu’il avait été lui-même en proie à toutesces douleurs qu’il consolait par le baume souverain des pleurs queDieu nous a donné contre des angoisses qui deviendraient mortellessans lui, comme il nous a donné l’antidote contre le poison. Pourles douleurs physiques, il semblait non moins privilégié de lanature qu’il ne l’était de la Providence pour les douleurs morales.S’il ne guérissait pas toujours le mal, du moins arrivait-ilpresque toujours à endormir la souffrance. Le règne minéral et lerègne végétal semblaient, pour arriver à ce but du soulagement dela souffrance matérielle, lui avoir confié leurs secrets les pluscachés. S’agissait-il, au lieu de ces longues et terribles maladiesqui détruisent peu à peu un organe, et, par sa destruction, mènentlentement à la mort, – s’agissait-il d’un de ces accidents quiattaquent brusquement, inopinément la vie dans ses sources, c’étaitlà surtout que frère Joseph devenait l’opérateur merveilleux. Lebistouri, instrument d’ablation dans les mains des autres, devenaitdans les siennes un instrument de conservation. Pour le plus pauvrecomme pour le plus riche blessé, toutes ces précautions que lascience moderne a inventées dans le but d’adoucir l’introduction dufer dans la plaie, il les avait devinées et les appliquait. Soitimagination du patient, soit habileté de l’opérateur, le malade levoyait toujours arriver avec joie, et, lorsque, près de son litd’angoisses, frère Joseph développait cette trousse terrible auxinstruments inconnus, au lieu d’un sentiment d’effroi, c’étaittoujours un rayon d’espérance qui s’éveillait chez le pauvremalade.

Au reste, les paysans de la Terre de Labour etdes Abruzzes, qui connaissaient tous le frère Joseph, ledésignaient par un mot qui exprimait à merveille leur ignorantereconnaissance pour sa double influence physique et morale ;ils l’appelaient le Charmeur.

Et, le jour et la nuit, sans jamais seplaindre d’être dérangé dans ses études ou d’être réveillé dans sonsommeil, au milieu des neiges de l’hiver, des ardeurs de l’été,frère Joseph, sans une plainte, sans un mouvement d’impatience, lesourire sur les lèvres, quittait son fauteuil ou son lit, demandantau messager de la douleur : « Où faut-ilaller ? » et il y allait.

Voilà l’homme que venait chercher le jeunerépublicain ; car, à son manteau bleu, à son chapeau à troiscornes orné de la cocarde tricolore, et qui coiffait sa belle têtecalme et martiale à la fois, il était facile, ne fût-on pas entréau milieu de l’état-major du général en chef, de reconnaître dansle voyageur nocturne un officier de l’armée française.

Mais, à son grand étonnement, au lieu detrouver, comme il s’y attendait, les portes du couvent fermées etson intérieur silencieux, il trouva ces portes ouvertes, et lacloche, cette âme des monastères, qui se plaignait lugubrement.

Il mit pied à terre, attacha son cheval à unanneau de fer, le couvrit de son manteau avec ce soin presquefraternel que le cavalier a pour sa monture, lui recommanda lecalme et la patience comme il eût fait à une personne raisonnable,franchit le seuil, s’engagea dans le cloître, suivit un longcorridor, et, guidé par une lumière et des chants lointains, ilparvint jusqu’à l’église.

Là, un spectacle lugubre l’attendait.

Au milieu du chœur, une bière, couverte d’undrap blanc et noir, était posée sur une estrade ; autour duchœur, dans les stalles, les moines priaient ; des milliers decierges brûlaient sur l’autel et autour du cénotaphe ; et, detemps en temps, la cloche, lentement ébranlée, jetait dans l’air saplainte douloureuse et vibrante.

C’était la mort qui était entrée au couvent etqui, en entrant, avait laissé la porte ouverte.

Le jeune officier arriva jusqu’au chœur sansque le retentissement de ses éperons eût fait tourner une seuletête. Il interrogea des yeux tous ces visages les uns après lesautres, et avec une angoisse croissante ; car, parmi ceux quipriaient autour du cercueil, il ne reconnaissait point celui qu’ilvenait chercher. Enfin, la sueur au front, le tremblement dans lavoix, il s’approcha de l’un de ces moines qui, pareils auxsénateurs romains, immobiles sur leurs chaises curules, semblaientavoir, en esprit du moins, quitté la terre pour suivre le trépassédans le monde inconnu, et lui demanda, en lui touchant l’épaule dudoigt :

– Mon père, qui est mort ?

– Notre saint abbé, répondit le moine.

Le jeune homme respira.

Puis, comme s’il eût eu besoin de quelquesminutes pour vaincre cette émotion qu’il savait si bien étoufferdans sa poitrine, qu’elle ne transparaissait jamais sur son visage,après un instant de silence pendant lequel ses yeux reconnaissantsse levèrent au ciel :

– Frère Joseph, demanda-t-il, serait-il absentou malade, que je ne le vois point avec vous ?

– Frère Joseph n’est ni absent nimalade : il est dans sa cellule, où il veille et travaille, cequi est encore prier.

Puis le moine, appelant un novice :

– Conduisez cet étranger, dit-il, à la celluledu frère Joseph.

Et, sans avoir détourné la tête, sans avoirregardé ni l’un ni l’autre de ceux à qui il avait adressé laparole, le moine reprit sa psalmodie et rentra dans son isolement.Quant à son immobilité, elle n’avait point été un momentinterrompue.

Le novice fit signe à l’officier de le suivre.Tous deux s’engagèrent dans le corridor, au milieu duquel le noviceprit un escalier d’une architecture imposante, rendue plusimposante encore par la faible et tremblante lumière du cierge quel’enfant tenait à la main et qui rendait tous les objets incertainset mobiles. Ils montèrent ensemble quatre étages de cellules ;puis enfin, au quatrième étage, l’enfant prit à gauche, et marchajusqu’à l’extrémité du corridor, et, montrant une porte àl’étranger :

– Voici la cellule du frère Joseph,dit-il.

Pendant que l’enfant s’approchait pour ladésigner, le jeune homme, sur cette porte, put lire cesmots :

« Dans le silence, Dieu parle au cœur del’homme ;

» Dans la solitude, l’homme parle au cœurde Dieu »

– Merci, répondit-il à l’enfant.

L’enfant s’éloigna sans ajouter un mot, déjàatteint de cette impassibilité du cloître par lequel les moinescroient témoigner de leur détachement des choses humaines en netémoignant que de leur indifférence pour l’humanité.

Le jeune homme resta immobile devant la porte,la main appuyée sur son cœur, comme pour en comprimer lesbattements, et regardant s’éloigner l’enfant et diminuer le pointlumineux que faisait sa marche dans les épaisses ténèbres del’immense corridor.

L’enfant rencontra l’escalier, s’y engouffralentement, sans avoir une seule fois détourné la tête du côté decelui qu’il avait conduit. Le reflet de son cierge joua encore uninstant sur les murailles, pâlissant de plus en plus, et, enfin,disparut tout à fait, – tandis que l’on put, pendant quelquessecondes encore, percevoir, mais s’affaiblissant toujours, le bruitde son pas traînant sur les dalles de l’escalier.

Le jeune homme, vivement impressionné par tousces détails de la vie automatique des couvents, frappa enfin à laporte.

– Entrez, dit une voix sonore et qui le fittressaillir par sa vivace accentuation, faisant contraste avec toutce qu’il venait de voir et d’entendre.

Il ouvrit la porte et se trouva en face d’unhomme de cinquante ans à peu près, qui en paraissait quarante àpeine. Une seule ride, celle de la pensée, sillonnait sonfront ; mais pas un fil d’argent ne brillait, messager de lavieillesse, au milieu de son abondante chevelure noire, où l’oncherchait en vain la trace de la tonsure. La main droite appuyéesur une tête de mort, il tournait, de la gauche, les feuillets d’unlivre qu’il lisait avec attention. Une lampe à abat-jour éclairaitce tableau en l’isolant dans un cercle de lumière ; le restede la chambre était dans la demi-teinte.

Le jeune homme s’avança les brasouverts ; le lecteur leva la tête, regardant avec étonnementson élégant uniforme qui lui paraissait inconnu ; mais à peinecelui qui le portait fut-il dans le cercle de lumière projeté parla lampe, que ces deux cris s’échappèrent à la fois de la bouchedes deux hommes :

– Salvato !

– Mon père !

C’étaient, en effet, le père et le fils qui,après dix ans de séparation, se revoyaient ; et, se revoyant,se précipitaient dans les bras l’un de l’autre.

Nos lecteurs avaient probablement déjà reconnuSalvato dans le voyageur nocturne ; mais peut-êtren’avaient-ils pas reconnu son père dans le frère Joseph.

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