La San-Felice – Tome II

XLIV – LA CRÈCHE DU ROI FERDINAND.

Le titre de ce chapitre doit paraître à peuprès inintelligible à nos lecteurs ; nous allons donccommencer par leur en donner l’explication.

Une des plus grandes solennités de Naples, unedes plus fêtées, est la Noël, – Natale, comme onl’appelle. Trois mois d’avance, les plus pauvres familles seprivent de tout, pour faire quelques économies, dont une partiepasse à la loterie, dans l’espoir de gagner, et, avec ce gain, depasser gaiement la sainte nuit, et dont l’autre est mise en réservepour le cas où la madone de la loterie, – car, à Naples, il y a desmadones pour tout, – pour le cas où la madone de la loterie seraitinflexible.

Ceux qui ne réussissent pas à faire deséconomies portent au Mont-de-Piété leurs pauvres bijoux, leursmisérables vêtements et jusqu’aux matelas de leur lit.

Ceux qui n’ont ni bijoux, ni matelas, nivêtements à engager, volent.

On a remarqué qu’il y avait à Naplesrecrudescence de vols pendant le mois de décembre.

Chaque famille napolitaine, si misérablequ’elle soit, doit avoir à son souper, pendant la nuit de Noël, aumoins trois plats de poisson sur sa table.

Le lendemain de la Noël, un tiers de lapopulation de Naples est malade d’indigestion, et trente millepersonnes se font saigner.

À Naples, on se fait saigner à toutpropos : on se fait saigner parce qu’on a eu chaud, parcequ’on a eu froid, parce qu’il a fait sirocco,parce qu’il afait tramontane. J’ai un petit domestique de onze ans qui,sur dix francs que je lui donne par mois, en met sept à la loterie,fait une rente d’un sou par jour à un moine qui lui donne depuistrois ans des numéros dont pas un seul n’est sorti, et garde lestrente autres sous pour se faire saigner.

De temps en temps, il entre dans mon cabinetet me dit gravement :

– Monsieur, j’ai besoin de me fairesaigner.

Et il se fait saigner, comme si un coup delancette dans la veine était la chose la plus récréative dumonde.

De cinquante pas en cinquante pas, onrencontre à Naples et surtout à l’époque que nous essayons depeindre, on rencontrait des boutiques de barbiers,salassatori, lesquels, comme au temps de Figaro, tiennentle rasoir d’une main et la lancette de l’autre.

Pardon de la digression, mais la saignée estun trait des mœurs napolitaines que nous ne pouvions passer soussilence.

Revenons à la Noël et surtout à ce que nousallions dire à propos de Naples.

Nous allions dire qu’un des grands amusementsde Naples, à l’approche de Natale, amusement qui, chez lesNapolitains de vieille roche, a persisté jusqu’à nos jours, étaitla composition des crèches.

En 1798, il y avait peu de grandes maisons deNaples qui n’eussent leur crèche, soit une crèche en miniature pourl’amusement des enfants, soit une crèche gigantesque pourl’édification des grandes personnes.

Le roi Ferdinand était renommé entre tous poursa manière de faire sa crèche, et, dans la plus grande salle durez-de-chaussée du palais royal, il avait fait pratiquer un théâtrede la grandeur du Théâtre-Français pour y installer sa crèche.

C’était un des amusements dont le prince deSan-Nicandro avait occupé son active jeunesse et dont il avaitconservé le goût, disons mieux, le fanatisme pendant son âgemûr.

Chez les particuliers, on faisait, et l’onfait encore aujourd’hui, servir les mêmes objets dont se composentles crèches à toutes les fêtes de Noël ; la seule différenceétait dans leur disposition ; mais, chez le roi, il n’en étaitpas ainsi, après être restée, un mois ou deux, livrée àl’admiration des spectateurs, la crèche royale était démantibulée,et, de tous les objets qui la composaient, le roi faisait des donsà ses favoris, qui recevaient ces dons comme une précieuse marquede la faveur royale.

Les crèches des particuliers selon lesfortunes coûtaient de cinq cents à dix mille et même quinze millefrancs ; celle du roi Ferdinand, par le concours des peintres,des sculpteurs, des architectes, des machinistes et des mécaniciensqu’il employait, coûtait jusqu’à deux ou trois cent millefrancs.

Six mois d’avance, le roi s’en occupait etdonnait à sa crèche tout le temps qu’il ne donnait point à lachasse et à la pêche.

La crèche de l’année 1798 devait êtreparticulièrement belle, et le roi y avait dépensé déjà detrès-grosses sommes, bien qu’elle ne fut point entièrementterminée ; voilà pourquoi, la veille, grâce aux dépensesfaites pour les préparatifs de guerre, se trouvant à courtd’argent, il avait, avec un certain côté enfantin, remarquable dansson caractère, pressé la rentrée de la part que la maison Backer etfils prenait pour son compte, dans la négociation de la lettre dechange de vingt-cinq millions.

Les huit millions pesés et comptés dans lasoirée, avaient été, selon la promesse d’André Backer, transportés,pendant la nuit, des caves de sa maison de banque dans celles dupalais royal.

Et Ferdinand, joyeux et rayonnant, sanscrainte que désormais l’argent manquât, avait envoyé chercher sonami le cardinal Ruffo, d’abord pour lui montrer sa crèche et luidemander ce qu’il en pensait, ensuite pour attendre avec lui leretour du courrier Antonio Ferrari, qui, ponctuel comme il l’était,eût dû arriver à Naples pendant la nuit, et, n’étant point arrivépendant la nuit, ne devait pas se faire attendre plus tard que lamatinée.

Il causait, en attendant, des mérites de saintÉphrem avec fra Pacifico, notre vieille connaissance, à qui sapopularité, toujours croissante, surtout depuis que deux jacobinsavaient été sacrifiés à cette popularité, valait l’insigne honneurd’occuper une place dans la crèche du roi Ferdinand.

En conséquence, dans un coin de cette partiede la salle destiné, lors de l’ouverture de la crèche, à devenir leparterre, fra Pacifico et son âne Jocobino posaient devant unsculpteur, qui les moulait en terre glaise, en attendant qu’il lesexécutât en bois.

Nous dirons tout à l’heure la place qui leurétait assignée dans la grande composition que nous allons dérouleraux yeux de nos lecteurs.

Essayons donc, si laborieuse que soit cettetâche, de donner une idée de ce que c’était que la crèche du roiFerdinand.

Nous avons dit qu’elle était fabriquée sur unthéâtre de la grandeur et de la profondeur du Théâtre-Français,c’est-à-dire qu’elle avait de trente-quatre à trente-six piedsd’ouverture, et cinq ou six plans de la rampe au mur de fond.

L’espace entier, en largeur et en profondeur,était occupé par des sujets divers, établis sur des praticables quiallaient toujours s’élevant et qui représentaient les actesprincipaux de la vie de Jésus, depuis sa naissance dans la crècheau premier plan, jusqu’à son crucifiement au Calvaire au dernierplan, lequel, situé à l’extrême lointain, touchait presque auxfrises.

Un chemin allait en serpentant par tout lethéâtre et paraissait conduire de Bethléem au Golgotha.

Le premier et le plus important de tous cessujets qui se présentât aux yeux, comme nous l’avons dit, était lanaissance du Christ dans la grotte de Bethléem.

La grotte était divisée en deuxcompartiments : dans l’un, le plus grand, était la Vierge,avec l’Enfant Jésus, qu’elle tenait dans ses bras ou plutôt sur sesgenoux ; elle avait à sa droite l’âne, qui brayait, et à sagauche le bœuf, qui léchait la main que l’Enfant Jésus étendaitvers lui.

Dans le petit compartiment était saint Josephen prière.

Au-dessus du grand compartiment étaient écritsces mots :

Grotte prise au naturel à Bethléem et dans laquelle enfanta laVierge.

Au-dessus du petit compartiment :

Caveau dans lequel se retira saint Joseph pendantl’enfantement.

La Vierge était richement vêtue de brocartd’or ; elle avait sur la tête un diadème en diamants, desboucles d’oreilles et des bracelets d’émeraudes, une ceinture depierreries et des bagues à tous les doigts.

L’Enfant Jésus avait autour de la tête unefeuille d’or représentant l’auréole.

Dans le compartiment de la Vierge et del’Enfant Jésus se trouvait le tronc d’un palmier qui traversait lavoûte et allait s’épanouir au grand jour : c’était le palmierde la légende, qui, mort et desséché depuis longtemps, avait reprisses feuilles et ses fruits au moment où, dans une des douleurs del’enfantement, la Vierge, s’aidant de lui, l’avait pris et serréentre ses bras.

Agenouillés à la porte de la crèche étaientles trois rois mages apportant des bijoux, des vases précieux, desétoffes magnifiques à l’enfant divin. Bijoux, vases et étoffesétaient réels et tirés du trésor de la couronne ou du muséeBorbonico ; les rois mages avaient au cou le cordon deSaint-Janvier, et un grand nombre de valets formaient leursuite ; ils conduisaient par la bride six chevaux attelés à unmagnifique carrosse drapé.

Cette grotte, avec ses personnages de grandeurdemi-nature, se trouvait à la gauche du spectateur, c’est-à-dire ducôté jardin, comme on dit en termes de coulisses.

Au côté cour, c’est-à-dire à ladroite du spectateur, étaient les trois bergers guidés par l’étoileet faisant pendant aux rois ; deux des trois tenaient desmoutons avec des laisses de rubans ; le troisième portaitentre ses bras un agneau que sa mère suivait en bêlant.

Au-dessus des bergers, au second plan, étaitla fuite en Égypte : la Vierge, montée sur un âne, tenant lepetit Enfant Jésus dans ses bras, était suivie de saint Josephmarchant derrière elle, tandis qu’au-dessus d’elle quatre anges,suspendus en l’air, la garantissaient des ardeurs du soleil enétendant au-dessus de sa tête un manteau de velours bleu à frangesd’or.

Le praticable, dominant l’Adoration desbergers, représentait la montée dei Capuccini à l’Infrascata, avecla façade du couvent de Saint-Éphrem.

Le groupe destiné à faire le pendant de lafuite en Égypte, devait se composer de fra Pacifico et de son âne,représentés au naturel, comme la grotte de Bethléem ;c’était pour que cette ressemblance fût parfaite et que l’homme etl’animal pussent être reconnus à la première vue, que fra Pacifico,trois jours auparavant, en passant devant largo Castello, avaitreçu l’invitation d’entrer au palais, où le roi désirait luiparler. Fra Pacifico avait obéi, cherchant dans sa tête ce quepouvait lui vouloir le roi, et avait été conduit dans la salle dela crèche, où il avait appris de la bouche même de Sa Majesté legrand honneur que le roi comptait faire au couvent des capucins deSaint-Éphrem en mettant dans sa crèche le frère quêteur et son âne.Fra Pacifico avait, en conséquence, reçu l’avis que, tout le tempsque dureraient les séances, il était inutile qu’il prit la peine dequêter, attendu que ce serait le maître d’hôtel du roi quichargerait ses paniers. Depuis trois jours, les choses se passaientainsi, à la grande satisfaction de fra Pacifico et de Jacobin, qui,dans leurs rêves d’ambition les plus exagérés, n’eussent jamaisespéré être un jour admis à l’honneur de se trouver face à faceavec le roi.

Aussi, fra Pacifico se retenait à grand’peinede crier : « Vive le roi ! » et Jacobin, quivoyait braire son confrère de la crèche, se tenait à quatre pourn’en pas faire autant.

Les autres sujets, qui allaient toujours ens’éloignant, étaient : Jésus enseignant les docteurs,l’épisode de la Samaritaine, la pêche miraculeuse, Jésus marchantsur les eaux et soutenant le peu crédule saint Pierre, le groupe deJésus et de la femme adultère, groupe dans lequel on pouvaitremarquer une chose, c’est que, soit hasard, soit malice cynique duroi Ferdinand, la pécheresse à laquelle le Christ pardonne, avaitles cheveux blonds de la reine et la lèvre avancée des princessesautrichiennes.

Le quatrième plan était occupé par le dînerchez Marthe, – dîner pendant lequel la Madeleine vint verser sesparfums sur les pieds du Christ et les essuyer avec ses cheveux, –par l’entrée triomphale de Notre-Seigneur à Jérusalem le jour desRameaux. Des gardes du corps à l’uniforme du roi gardaient la portede la ville et présentaient les armes à Jésus. Jérusalem offrait,en outre, ceci de remarquable qu’elle était fortifiée à la manièrede Vauban et défendue par des canons ; ce qui, comme on lesait, ne l’empêcha point d’être prise par Titus.

Par l’autre porte de Jérusalem, on voyaitsortir Jésus, sa croix sur l’épaule, au milieu des gardes et dupeuple, marchant au Calvaire, dont les stations étaient marquéespar des croix.

Enfin, le Golgotha terminait la perspective àgauche du spectateur, tandis que la gauche de la crèchereprésentait, au même plan, la vallée de Josaphat avec les mortssortant de leurs tombeaux, dans des attitudes d’espérance ou deterreur, en attente du jugement dernier, auquel les a convoqués latrompette de l’ange qui plane au-dessus d’eux.

Dans les intervalles et sur le chemin qui, àtravers les différents praticables, conduisait en serpentant de lacrèche au Calvaire étaient semés des groupes auxquels l’archéologien’avait rien à voir, des pantialonsqui dansaient, despaglietti qui se disputaient, des lazzaroni qui s’enmoquaient, et enfin des Polichinelles mangeant leur macaroni avecla béatitude que les Napolitains, pour lesquels le macaronireprésente l’ambroisie antique, mettent à l’inglutition de cetaliment tombé de l’Olympe sur la terre.

Aucun terrain n’était perdu sur les surfacesplanes. Sans s’inquiéter du mois où naquit Jésus, des moissonneursfaisaient la moisson, tandis que, sur les plans inclinés, desvignerons vendangeaient leurs vignes, ou des pasteurs faisaientpaître leurs troupeaux.

Et tous ces personnages, qui montaient à prèsde trois cents, exécutés par d’habiles artistes, avaient lagrandeur strictement mesurée au plan qu’ils devaient occuper, desorte qu’ils aidaient à une perspective qui paraissait immense.

Le roi était en train, – tout en jetant uncoup d’œil à sa crèche, livrée au mécanicien du théâtreSaint-Charles pour la disposition de ses personnages, – de se faireraconter par fra Pacifico la légende du beccaïo, qui prenait chaquejour des proportions plus formidables. En effet, le brave égorgeurde boucs, après avoir été attaqué par un jacobin, puis par deuxjacobins, puis par trois jacobins, avait fini par ne plus énumérerses adversaires, et, s’il fallait l’en croire à cette heure, avaitété attaqué, comme Falstaff, par toute une armée ; seulement,il n’affirma point qu’elle fût vêtue de bougran vert.

Au milieu du récit de fra Pacifico, lecardinal Ruffo entra, mandé, comme nous l’avons dit, par leroi.

Ferdinand interrompit sa conversation avec fraPacifico pour faire fête au cardinal, lequel, reconnaissant lemoine et sachant de quel abominable crime il avait été la cause,sinon l’agent, s’éloigna de lui sous le prétexte d’admirer lacrèche du roi.

Les séances de fra Pacifico étaientterminées ; outre les trois charges de poisson, de légumes, defruits, de viandes et de vin qu’il avait tirées des offices et descaves du roi et sous lesquelles Jacobin était rentré pliant aumonastère, le roi ordonna qu’on lui comptât cent ducats par séance,à titre d’aumône, le congédia en lui demandant sa bénédiction, et,tandis que le moine, bénisseur digne du bénit, le cœur bondissantd’orgueil, s’éloignait sur son âne, il alla rejoindre Ruffo.

– Eh bien, mon éminentissime, lui dit-il, nousvoici arrivés au 4 octobre, et pas de nouvelles de Vienne !Ferrari, contre ses habitudes, est de cinq ou six heures enretard ; aussi vous ai-je envoyé chercher, convaincu qu’il nepouvait tarder à arriver, et songeant, comme un égoïste, que jem’amuserais avec vous, tandis que je m’ennuierais en restant toutseul.

– Et vous avez d’autant mieux fait, sire,répondit Ruffo, qu’en traversant la cour, j’ai vu reconduire àl’écurie un cheval tout ruisselant d’eau, et aperçu de loin unhomme que l’on soutenait sous les deux bras ; cet hommemontait avec peine l’escalier de votre appartement ; à sesgrandes bottes, à sa culotte de peau, à sa veste à brandebourgs,j’ai cru reconnaître le pauvre diable que vous attendez ;peut-être lui est-il arrivé quelque malheur.

En ce moment, un valet de pied parut sur laporte.

– Sire, dit-il, le courrier Antonio Ferrariest arrivé, et attend dans votre cabinet qu’il plaise à VotreMajesté de recevoir les dépêches qu’il lui apporte.

– Mon éminentissime, dit le roi, voici notreréponse qui nous arrive.

Et, sans même s’informer près du valet de piedsi Ferrari s’était blessé ou avait été blessé, Ferdinand montarapidement par un escalier dérobé et se trouva installé dans soncabinet avec Ruffo avant le courrier, qui, retardé par sa blessure,ne marchait que lentement, et était obligé de s’arrêter de dix pasen dix pas.

Quelques secondes après, la porte du cabinets’ouvrit, et Antonio Ferrari, toujours soutenu par les deux hommesqui l’avaient aidé à monter l’escalier, apparaissait sur le seuil,pâle et la tête enveloppée d’une bandelette ensanglantée.

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