La San-Felice – Tome II

LXX – LE SOUTERRAIN.

Caracciolo avait dit vrai. Il importait à lapolitique de l’Angleterre que, chassés de leur capitale de terreferme, Ferdinand et Caroline se réfugiassent en Sicile, où ilsn’avaient plus rien à attendre de leurs troupes ni de leurs sujets,mais seulement des vaisseaux et des marins anglais.

Voilà pourquoi Nelson, sir William et EmmaLyonna poussaient la reine à la fuite, que lui conseillaienténergiquement, d’ailleurs, ses craintes personnelles. La reine sesavait tellement détestée, en effet, que, dans le cas où éclateraitun mouvement républicain, elle était sûre qu’autant son mari seraitdéfendu de ce mouvement par le peuple, autant le peuples’écarterait, au contraire, pour laisser approcher d’elle la prisonet même la mort !

Le spectre de sa sœur Antoinette, tenant, parses cheveux blanchis en une nuit, sa tête à la main, était jour etnuit devant elle.

Or, dix jours après le retour du roi,c’est-à-dire le 18 décembre, la reine était en petit comité dans sachambre à coucher avec Acton et Emma Lyonna.

Il était huit heures du soir. Un vent terriblebattait de son aile effarée les fenêtres du palais royal, et l’onentendait le bruit de la mer qui venait se briser contre les toursaragonaises du Château-Neuf. Une seule lampe éclairait la chambreet concentrait sa lumière sur un plan du palais, où la reine etActon paraissaient chercher avidement un détail qui leuréchappait.

Dans un coin de la chambre, on pouvaitdistinguer, dans la pénombre, une silhouette immobile et muette,qui, avec l’impassibilité d’une statue, semblait attendre un ordreet se tenir prête à l’exécuter.

La reine fit un mouvement d’impatience.

– Ce passage secret existe cependant,dit-elle : j’en suis certaine, quoique, depuis longtemps, onne l’utilise plus.

– Et Votre Majesté croit que ce passage secretlui est nécessaire ?

– Indispensable ! dit la reine. Latradition assure qu’il donnait sur le port militaire, et par cepassage seul nous pouvons, sans être vus, transporter, à bord desvaisseaux anglais, nos bijoux, notre or, les objets d’art précieuxque nous voulons emporter avec nous. Si le peuple se doute de notredépart, et s’il nous voit transporter une seule malle à bord duVan-Guard,il s’en doutera, cela fera émeute, et il n’yaura plus moyen de partir. Il faut donc absolument retrouver cepassage.

Et la reine, à l’aide d’une loupe, se remit àchercher obstinément les traits de crayon qui pouvaient indiquer lesouterrain dans lequel elle mettait tout son espoir.

Acton, voyant la préoccupation de la reine,releva la tête, chercha des yeux dans la chambre l’ombre que nousavons indiquée, et, l’ayant trouvée :

– Dick ! fit-il.

Le jeune homme tressaillit, comme s’il nes’était pas attendu à être appelé, et comme si surtout la penséechez lui, maîtresse souveraine du corps, l’avait emporté à millelieues de l’endroit où il se trouvait matériellement.

– Monseigneur ? répondit-il.

– Vous savez de quoi il est question,Dick ?

– Aucunement, monseigneur.

– Vous êtes cependant là depuis une heure àpeu près, monsieur, dit la reine avec une certaine impatience.

– C’est vrai Votre Majesté.

– Vous avez dû alors entendre ce que nousavons dit et savoir ce que nous cherchons ?

– Monseigneur ne m’avait point dit, madame,qu’il me fut permis d’écouter. Je n’ai donc rien entendu.

– Sir John, dit la reine avec l’accent dudoute, vous avez là un serviteur précieux.

– Aussi ai-je dit à Votre Majesté le cas quej’en faisais.

Puis, se tournant vers le jeune homme, quenous avons déjà vu obéir si intelligemment et si passivement auxordres de son maître pendant la nuit de la chute et del’évanouissement de Ferrari :

– Venez ici, Dick, lui dit-il.

– Me voici, monseigneur, dit le jeune homme ens’approchant.

– Vous êtes un peu architecte, jecrois ?

– J’ai, en effet, appris deux ansl’architecture.

– Eh bien, alors, voyez, cherchez ;peut-être trouverez-vous ce que nous ne trouvons pas. Il doitexister dans les caves un souterrain, un passage secret, donnant del’intérieur du palais sur le port militaire.

Acton s’écarta de la table et céda sa place àson secrétaire.

Celui-ci se pencha sur le plan ; puis, serelevant aussitôt :

– Inutile de chercher, je crois, dit-il.

– Pourquoi cela ?

– Si l’architecte du palais a pratiqué dansles fondations un passage secret, il se sera bien gardé del’indiquer sur le plan.

– Pourquoi cela ? demanda la reine avecson impatience ordinaire.

– Mais, madame, parce que, du moment que lepassage serait indiqué sur le plan, il ne serait plus un passagesecret, puisqu’il serait connu de tous ceux qui connaîtraient leplan.

La reine se mit à rire.

– Savez-vous que c’est assez logique, général,ce que dit là votre secrétaire ?

– Si logique, que j’ai honte de ne pas l’avoirtrouvé, répondit Acton.

– Eh bien, maintenant, monsieur Dick, dit EmmaLyonna, aidez-nous à retrouver ce souterrain. Ce souterrain unefois retrouvé, je me sens toute disposée, comme une héroïne d’AnneRadcliffe, à l’explorer et à venir rendre à la reine compte de monexploration.

Richard, avant de répondre, regarda le généralActon comme pour lui en demander la permission.

– Parlez, Dick, parlez, lui dit legénéral : la reine le permet, et j’ai la plus grande confiancedans votre intelligence et dans votre discrétion.

Dick s’inclina imperceptiblement.

– Je crois, dit-il, qu’avant tout, il faudraitexplorer toute la portion des fondations du palais qui donnent surla darse. Si bien dissimulée que soit la porte, il est impossibleque l’on n’en trouve point quelque trace.

– Alors, il faut attendre à demain, dit lareine, et c’est une nuit perdue.

Dick s’approcha de la fenêtre.

– Pourquoi cela, madame ? dit-il. Le cielest nuageux, mais la lune est dans son plein. Toutes les foisqu’elle passera entre deux nuages, elle donnera une clartésuffisante à ma recherche. Il me faudrait seulement le mot d’ordre,afin que je pusse circuler librement dans l’intérieur du port.

– Rien de plus simple, dit Acton. Nous allonsaller ensemble chez le gouverneur du château : non-seulementil vous donnera le mot d’ordre, mais encore il fera prévenir lesfactionnaires de ne pas se préoccuper de vous, et de vous laisserfaire tranquillement tout ce que vous avez à faire.

– Alors, général, comme l’a dit Sa Majesté, neperdons pas de temps.

– Allez, général, allez, dit la reine. Etvous, monsieur, tachez de faire honneur à la bonne opinion que nousavons de vous.

– Je ferai de mon mieux, madame, dit le jeunehomme.

Et, ayant salué respectueusement, il sortitderrière le capitaine général.

Au bout de dix minutes, Acton rentra seul.

– Eh bien ? lui demanda la reine.

– Eh bien, répondit celui-ci, notre limier esten quête, et je serai bien étonné s’il revient, comme dit SaMajesté, après avoir fait buisson creux.

En effet, muni du mot d’ordre, recommandé parl’officier de garde aux sentinelles, Dick avait commencé sarecherche, et, dans un angle rentrant de la muraille, avaitdécouvert une grille à barreaux croisés, couverte de rouille et detoiles d’araignée, devant laquelle, et sans y faire attention, toutle monde passait avec l’insouciance de l’habitude. Convaincu qu’ilavait trouvé une des extrémités du passage secret, Dick ne s’étaitplus préoccupé que de découvrir l’autre.

Il rentra au château, s’informa quel était leplus vieux serviteur de toute cette domesticité grouillant dans lesétages inférieurs, et il apprit que c’était le père du sommelier,qui, après avoir exercé cette charge pendant quarante ans, l’avaitcédée à son fils depuis vingt. Le vieillard avait quatre-vingt-deuxans, et était entré en fonctions près de Charles III, quil’avait amené avec lui d’Espagne l’année même de son avénement autrône.

Dick se fit conduire chez le sommelier.

Il trouva toute la famille à table. Elle secomposait de douze personnes. Le vieillard était la tige, tout lereste des rameaux. Il y avait là deux fils, deux brus et septenfants et petits-enfants.

Des deux fils, l’un était sommelier du roi,comme son père ; l’autre, serrurier du château.

L’aïeul était un beau vieillard sec, droit,vigoureux encore et paraissant n’avoir rien perdu de sonintelligence.

Dick entra, et, s’adressant à lui enespagnol :

– La reine vous demande, lui dit-il.

Le vieillard tressaillit : depuis ledépart de Charles III, c’est-à-dire depuis quarante ans,personne ne lui avait parlé sa langue.

– La reine me demande ? fit-il avecétonnement, en napolitain.

Tous les convives se levèrent de leurs sièges,comme poussés par un ressort.

– La reine vous demande, répéta Dick.

– Moi ?

– Vous.

– Votre Excellence est sûre de ne pas setromper ?

– J’en suis sûr ?

– Et quand cela ?

– À l’instant même.

– Mais je ne puis me présenter ainsi à SaMajesté.

– Elle vous demande tel que vous êtes.

– Mais, Votre Excellence…

– La reine attend.

Le vieillard se leva, plus inquiet que flattéde l’invitation, et regarda ses fils avec une certaineinquiétude.

– Dites à votre fils le serrurier de ne pointse coucher, continua Dick, toujours dans la même langue : lareine aura probablement besoin de lui ce soir.

Le vieillard transmit en napolitain l’ordre àson fils.

– Êtes-vous prêt ? demanda Dick.

– Je suis à Votre Excellence, répondit levieillard.

Et, d’un pas presque aussi ferme, quoique pluspesant que celui de son guide, il monta l’escalier de service, parlequel jugea à propos de passer Dick, et traversa lescorridors.

Les huissiers avaient vu sortir de la chambrede la reine le jeune homme avec le capitaine général : ils selevèrent pour annoncer son retour ; mais lui leur fit signe dene pas se déranger, et alla heurter doucement à la porte de lareine.

– Entrez, dit la voix impérative de Caroline,qui se doutait que Dick seul avait la discrétion de ne pas se faireannoncer.

Acton s’élança pour ouvrir la porte ;mais il n’avait pas fait deux pas, que Dick, poussant cette portedevant lui, entrait, laissant le vieillard dans l’antichambre.

– Eh bien, monsieur, demanda la reine,qu’avez-vous trouvé ?

– Ce que Votre Majesté cherchait, je l’espère,du moins.

– Vous avez trouvé le souterrain ?

– J’ai trouvé une de ses portes, et j’espèreamener à Votre majesté l’homme qui lui trouvera l’autre.

– L’homme qui trouvera l’autre ?

– L’ancien sommelier du roi Charles III,un vieillard de quatre-vingt-deux ans.

– L’avez-vous interrogé ?

– Je ne m’y suis pas cru autorisé, madame, etj’ai réservé ce soin à Votre Majesté.

– Où est cet homme ?

– Là, fit le secrétaire en indiquant laporte.

– Qu’il entre.

Dick alla à la porte.

– Entrez, dit-il.

Le vieillard entra.

– Ah ! ah ! c’est vous, Pacheco, ditla reine, qui le reconnut pour avoir été servie par lui, pendantquinze ou vingt ans. – Je ne savais pas que vous fussiez encore dece monde. Je suis aise de vous voir vivant et bien portant.

Le vieillard s’inclina.

– Vous pouvez, justement à cause de votregrand âge, me rendre un service.

– Je suis à la disposition de Sa Majesté.

– Vous devez, du temps du feu roiCharles III, – Dieu ait son âme ! – vous devez avoir euconnaissance ou entendu parler d’un passage secret donnant descaves du château sur la darse ou le port militaire ?

Le vieillard porta la main à son front.

– En effet, dit-il, je me rappelle quelquechose comme cela.

– Cherchez, Pacheco, cherchez ! nousavons besoin aujourd’hui de retrouver ce passage.

Le vieillard secoua la tête : la reinefit un mouvement d’impatience.

– Dame, on n’est plus jeune, fit Pacheco, àquatre-vingt-deux ans, la mémoire s’en va. M’est-il permis deconsulter mes fils ?

– Que sont-ils, vos fils ? demanda lareine.

– L’aîné, Votre Majesté, qui a cinquante ans,m’a succédé dans ma charge de sommelier ; l’autre, qui en aquarante-huit, est serrurier.

– Serrurier, dites-vous ?

– Oui, Votre Majesté, pour vous servir, s’ilen était capable.

– Serrurier ! Votre Majesté entend, ditRichard. Pour ouvrir la porte, on aura besoin d’un serrurier.

– C’est bien, dit la reine. Allez consultervos fils, mais vos fils seulement, pas les femmes.

– Que Dieu soit toujours avec Votre Majesté,dit le vieillard en s’inclinant pour sortir.

– Suivez cet homme, monsieur Dick, fit lareine, et revenez le plus tôt possible me faire part du résultat dela conférence.

Dick salua et sortit derrière Pacheco.

Un quart d’heure après, il rentra.

– Le passage est trouvé, dit-il, et leserrurier se tient prêt à en ouvrir la porte sur l’ordre de SaMajesté.

– Général, dit la reine, vous avez dansM. Richard un homme précieux et qu’un jour ou l’autre, je vousdemanderai probablement.

– Ce jour-là, madame, répondit Acton, sesdésirs les plus chers et les miens seront comblés. Qu’ordonne, enattendant, Votre Majesté ?

– Viens, dit la reine à Emma Lyonna : ily a des choses qu’il faut voir de ses propres yeux.

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